Dès les premières décennies de la colonisation, São Paulo afficha une originalité par le site choisi pour son implantation. Alors que la quasi-totalité des futurs centres névralgiques du Brésil s’implantèrent sur la côte, restant ainsi tournés vers l’Europe (et vers l’Afrique, par le truchement de l’ethnoscape esclavagiste), São Paulo da Piratininga se jucha à l’intérieur des terres, sur les plateaux, par-delà la Serra do Mar, à près de 800m d’altitude. Le bourg, peuplé de 1500 habitants répartis dans 190 maisons, resta distant de Lisbonne et du monde extérieur tout au long du XVIe siècle… à tel point que la nouvelle de l’annexion du Portugal par l’Espagne, en 1580, n’a pas été notée dans les archives de la ville. De fait, dès ses débuts, la ville semble résister à l’autorité centrale. Au début du XVIIe siècle, lors des deux premières visites des agents administrateurs de la Couronne portugaise, ceux-ci furent reçus avec hostilité ; ils s’en retournèrent sans avoir pu effectuer leur travail d’inspection. Pour la troisième visite, alors que la ville affichait une grande pauvreté mobilière, toute la population se mit en devoir de trouver un lit pour le représentant administratif du royaume, ce qui éveilla en lui un soupçon à l’endroit de cette population réputée hostile. Le desembargador, après avoir confortablement dormi, repartit sans notifier l’importance de la population indigène réduite en esclavage, pratique pourtant hors-la-loi. Pour Roberto Pompeu de Toledo (2003), « c’est un fait, les habitants de São Paulo répugnaient à toute interférence des autorités royales »(p. 138)32 … dussent-ils user d’intimidation ou de corruption.
Cette relative distance n’entrait cependant pas en contradiction avec les intérêts de la Couronne, car les Paulistes furent des conquérants. Ce sont en effet ceux que l’on appellera les bandeirantes qui menèrent des expéditions en direction de l’intérieur des terres, repoussant ainsi les frontières du royaume, jusqu’alors fixées par le traité de Tordesilhas (1494). La forme actuelle du Brésil fut dessinée par ces expéditions dont l’esprit, selon Sérgio Buarque de Holanda (1998), fut d’abord motivé par le goût de l’aventure : « ces audacieux chasseurs d’Indiens, découvreurs et exploiteurs de richesses, furent avant tout de purs aventuriers – ce n’est que lorsque les circonstances les y forçaient qu’ils se transformaient en colons ». Cette exploration33 des terres se fit au détriment des Amérindiens, dont la population passa, au Brésil, de 5 à 4 millions au cours du premier siècle de colonisation, puis de 4 à 2 millions entre 1600 et 1700 (Ribeiro : 2004 ; 143)34. Réduits en esclavage et vendus dans tout le Brésil, les Indiens furent, avec le « bois de braise », la première richesse que la « logique extractiviste » portugaise rencontra et exploita. Gilberto Freire (1974) affirme qu’ils furent aussi la première monnaie d’échange du Brésil.
Le génocide et l’esclavage des Amérindiens eurent lieu sur l’ensemble du territoire brésilien ; mais le cas pauliste présente des particularités indiquant une façon singulière d’occuper le Brésil. En effet, le rapport avec les « natifs » se déroula ici selon des modalités en apparence antagonistes. D’un côté, les expéditions paulistes, bandeiras, furent les plus nombreuses et les plus cruelles35. D’un autre côté, cette population de la colonie donna naissance au plus grand nombre de Brasilíndios, terme qui désigne le métissage entre Indiens et colons. Pour Darcy Ribeiro (2004), ces Mameluco s furent le prototype d’un nouveau peuple, une ébauche de brésilianité. Nous avons déjà remarqué l’ambivalence de la relation que São Paulo entretenait avec Lisbonne : mise à distance et intérêts communs y étaient mêlés. Cette tension doit être associée à l’ambiguïté de la relation que cette ville entretint avec les Amérindiens.
En effet, au XVIe siècle, les enfants de Dieu ne pouvaient être réduits en esclavage. La controverse de Valladolid avait tranché : si les Noirs pouvaient servir de bêtes de somme, les Indiens étaient des fils d’Adam, bien qu’ils ne fussent pas éclairés par la parole du Christ. Il était donc interdit de les capturer pour les faire travailler de force. Le Saint Office voulait qu’on les initie à la vérité des évangiles ; les Jésuites s’attelèrent avec zèle à cette mission salvatrice, souvent en s’opposant aux velléités des colons. Malgré l’interdiction de la réduction des « negros da terra », la loi édictée par la Couronne comportait des failles, car elle autorisait la « guerre juste ». La royauté profita de ce flou pour faire preuve d’un certain laisser-faire vis-à-vis des paulistes et de leurs expéditions. Les Indiens représentaient à la fois une force de travail, une marchandise et une connaissance locale d’une grande utilité pour l’expansion du royaume lors des bandeiras.
Les Paulistes, dont beaucoup avaient trouvé ici un refuge contre les poursuites de la justice portugaise, furent aussi les premiers à poursuivre la dynamique métisse du Portugal d’alors. Si Gilberto Freire (1974) insiste sur le fait que le Portugal était la nation européenne la plus métissée, notamment du fait de ses contacts avec les Maures, il note aussi que du point de vue du métissage, São Paulo était portugaise (p. 211). En effet, les composantes maure et mozarabe y sont présentes, mais on compte aussi des Juifs fuyant l’inquisition et des aventuriers venus de toute l’Europe. São Paulo semble aussi suivre le modèle portugais de relative tolérance culturelle. Gilberto Freire note par exemple que les contacts avec les Maures avaient familiarisé les Portugais avec la polygamie, pratiquée par les Amérindiens et adoptée par les Portugais de façon particulière.36
Par delà un certain libéralisme moral et religieux, c’est essentiellement par l’inféodation des ventres des Indiennes que naquit un premier métissage, qui fut, dès le départ, problématique. Pour l’anthropologue Darcy Ribeiro (2004), il n’y eut pas d’ « assimilation » des Indiens (p. 130), car les enfants nés de l’union d’hommes blancs et de femmes indiennes, furent des marginaux. Considérés par tous comme des bâtards et vivant intérieurement leur identité comme une « personneité »37, ils furent des « proto-brésiliens par carence » (p. 131). Ni Portugais, ni Indiens, la marginalité métisse des Brasilíndios fut utilisée comme fer de lance des expéditions de capture de nouvelles communautés indiennes.
Sur ces frontières territoriales incertaines et par le biais de l’aventurisme guerrier, les traits culturels indiens et portugais trouvaient un compromis pour vivre ensemble, sans pour autant fusionner. Se lit ici la complexité de la dynamique métisse, qui, pour François Laplantine et Alexis Nouss (1997), se produit toujours sur fond d’antimétissage. Le São Paulo du XVIe siècle se présente donc comme solitaire, conquérant, autonome, guerrier et métis. Il faut ajouter féminin, car la fréquente absence des hommes donnait aux femmes, et plus particulièrement aux Blanches, une forte responsabilité sur la gestion du quotidien. Pourtant, dans la mesure où très peu de Portugaises firent le voyage, la matrice indienne féminine des commencements de la colonisation travailla la culture locale de façon importante. Les habitants de la ville se mirent à parler le tupi et la língua geral 38 (ils y furent pratiqués jusqu’au XIXe siècle). Sans cesser d’être considérés comme inférieurs, les Indiens firent aussi entrer dans la vie locale des objets et des techniques tels que la culture, la préparation et la consommation du manioc, le hamac, des techniques de chasse et de pêche, des noms de lieux et d’entités « naturelles », etc.
Du point de vue de l’activité, São Paulo commença par vivre au rythme des départs et des retours d’expéditions. La vente d’Indiens était destinée à fournir une main d’œuvre aux fazendeiros cultivant la canne à sucre dans le Nordeste et à Rio de Janeiro. Ce trafic demandait de descendre sur la côte en empruntant les chemins escarpés de la Serra do Mar. Parfois, ce commerce atteignit l’état du Paraná, parfois il atteignit l’Argentine. Cependant, la plupart des captifs restèrent dans l’état de São Paulo, soit sous la tutelle autoritaire des Jésuites, soit sous celle d’un maître esclavagiste qui les faisait travailler dans sa fazenda.
À partir du XVIIe siècle, l’exploitation des Indiens fut mise au service de l’intensification de la production agricole. La région développa une production dédiée au commerce « national », dont les débouchés se trouvaient à Rio de Janeiro et dans les grandes villes du littoral. À partir de 1630, la culture du blé, établie sur les terres prises aux Indiens et rendue possible par l’exploitation de leur force de travail, donna à l’économie de la ville un élan de croissance. Très peu consommé sur place, où la nourriture était marquée par les goûts et les pratiques culinaires indiens, le blé intéressait les élites économiques et administratives des grands ports. Pour ces derniers l’Europe restait un centre, tant en termes de culture qu’en termes de débouchés commerciaux. La réussite, l’enrichissement, étaient des ambitions indissociables d’un rêve de retour sur le Vieux Continent. Ils travaillaient donc dans cet objectif et avaient tendance à déconsidérer les activités vivrières, perçues comme peu rentables et peu valorisantes. L’agriculture pauliste se positionna donc sur un marché local prometteur et peu concurrentiel.
Le choix de tourner l’activité coloniale vers l’agriculture mercantile, conduisit le Portugal à opter pour la monoculture. La première à avoir été pratiquée, ce, de manière quasi-industrielle, fut celle de la canne à sucre. Une prodigieuse homogénéité marque l’ensemble de l’agriculture brésilienne, car du nord au sud, la même plante est cultivée par tous les agro-commerçants. La dévalorisation des cultures vivrières fit que jusqu’au XVIIIe siècle l’alimentation resta déplorable pour une grande partie des habitants. Seul São Paulo avait opté pour la polyculture et possédait quelques têtes de bétail ainsi que des basses-cours. Ses habitants furent certainement les mieux nourris durant plusieurs siècles.
Toutes les traduction des citations tirées d’ouvrages en portugais (voir bibliographie) sont de moi.
Il est intéressant de noter que le terme portugais explorar signifie aussi bien « explorer » qu’« exploiter ».
L’intensification du génocide correspond à l’expulsion des Jésuites, qui, nonobstant l’acculturation qu’ils faisaient subir aux Indiens, eurent un rôle protecteur.
Les autres états du Brésil faisaient d’ailleurs appel à la bravoure légendaire des paulistes lorsqu’ils étaient en conflit avec d’autres colonies européennes ou avec des nations indigènes – ce qui tend à montrer que São Paulo ne prenait de la distance que par rapport à la Couronne, et œuvrait, avec plus ou moins de hasard, à la construction d’un territoire qui regardât moins vers la mer.
À ce sujet, voir aussi le chapitre sur le cunhadisme, in Darcy Ribeiro op. cit.
Traduction de « niguendade ». « Personne » s’entend comme « nobody », non comme personnage.
Langue métisse principalement issue du tupi-guarani et du portugais.