Agriculture

Si l’on suit le raisonnement de Luiz Felipe de Alencastro (1998 ; 197), l’empire colonial portugais fut, avant la Restauration39, un espace de commerce. Les possessions portugaises sur les trois continents furent des ports qui officiaient comme des places d’échange (trade port). Le Portugal fut le premier État européen à taxer les échanges commerciaux, inventant ainsi une « monarchie capitaliste » qui dégageait des revenus conséquents de la circulation, et non de la production de richesses. Assez rapidement se distinguèrent deux modèles, l’un Asiatique, l’autre Atlantique, le second consistant en une plus grande implication territoriale, et en un rapport de production vis-à-vis de la terre. Les ports brésiliens et certains ports africains furent certes des places commerciales, mais ils furent aussi des lieux d’exportation de la production agricole qui provenait des terres nouvellement conquises. Ces ports furent des places fortes, car durant les premiers siècles de la colonisation de nombreuses guerres marquèrent l’empire portugais. Enfin, les colonies implantées au Brésil autour des moulins à sucre reconnaissaient plus l’autorité de Lisbonne que ne le faisaient les comptoirs asiatiques. Ces derniers, moins engagés dans la mission évangélisatrice, furent négociés avec les Anglais ou perdus dans des guerres, notamment contre les Hollandais.

Ainsi, Luiz Felipe Alencastro fait une lecture politique de la gestion portugaise des territoires outre-mer. En se tournant du côté de son empire où se nouait la « pax lusitania », le Portugal semble avoir préféré ses colonies à ses comptoirs, la construction d’un territoire agricole, aux rentes fiscales. Au sortir de la guerre de trente ans, alors que des conflits menaçaient l’empire aux quatre coins du monde, une alliance politico-économique fut scellée avec les Anglais. Le Portugal y perdit certes une bonne partie de ses ports asiatiques, mais le royaume en sortit renforcé sous deux aspects. Le premier tient dans la pacification des relations entre Lisbonne et l’Espagne, ce qui permit au pouvoir central de recouvrer de l’autonomie, de la sécurité et de la puissance. Le second concerne le resserrement des liens entre la métropole et les colons. Sur ce point, les guerres que les Portugais engagèrent au Brésil contre les nations européennes et indigènes eurent un effet agrégatif. Elles furent l’une des chevilles qui permit l’émergence d’une territorialité brésilienne. En effet, les troupes portugaises des différentes parties du Brésil se prêtaient main forte pour affronter des ennemis communs, au premier chef desquels figuraient les Hollandais et les Français. Malgré ce mouvement ethnogénétique, il faut garder en mémoire combien parler de sentiment national brésilien serait encore anachronique. En effet, selon Alencastro, c’est « seulement à partir de l’exploitation de l’or dans le Minas Gerais que commence à émerger, au cœur des possessions portugaises de l’Amérique du Sud, une véritable territorialité, une division inter-régionale du travail tournant autour d’un marché dans lequel les vendeurs sont dominants ».

Quel imaginaire a pu orienter ces décisions et mettre en marche tant de personnes ? Il fallait une utopie, un rêve, un espoir, pour miser ainsi sur les richesses du Nouveau Monde plutôt que sur le commerce maritime. Car la colonisation portugaise donne à voir un mouvement étrange : de commerciale et citadine dans l’ensemble de l’empire, elle se sépare de ses comptoirs pour devenir plus agricole et rurale. En suivant Sérgio Buarque de Holanda, précisons que le terme « agricole » entre en rupture avec la structure sociale et le rapport français à la terre. Il faut ici compter avec un imaginaire qui fit la part belle à l’utopie. Le Nouveau Monde, pensé comme une extension purifiée de l’Europe, stimulait l’imaginaire des colons. Le Brésil, plus encore que les autres colonies d’Amérique, fut perçu comme une terre promise, comme une source infinie de richesse, un eldorado ou un paradis.

Ainsi, une logique d’extraction alla de pair avec cette conception édénique. On vit la terre comme un présent divin, une richesse inépuisable. Sur le plan agricole, les champs furent exploités sans penser à leur préservation ou à leur entretien. Il en était fait usage jusqu’à épuisement, puis l’on défrichait de nouvelles parcelles pour retrouver un sol fertile. Ainsi, l’emplacement des fazendas et des champs était souvent transitoire, éphémère, car les cultures se déplaçaient au rythme de la déforestation.

Une remarque personnelle à ce sujet. Lors de mon premier séjour au Brésil, en 2000, j’atterris à São Paulo. Après avoir effectué un bref passage à Rio de Janeiro, je rejoignis la ville de Fortaleza, où devait se dérouler mon séjour. Alors que le car traversait l’état du Minas Gerais, je fus très ému par le paysage alentour. De petits monts, très doux, très arrondis, étaient couverts d’une herbe bien verte, presque phosphorescente. Je projetais sur ce paysage une envie de balade champêtre Je me croyais dans les Alpes suisses et me plaisais à y percevoir une rosée fraîche dans laquelle j’aurais pu marcher pieds nus. Aucune trace d’agriculture, pas même une ruine, ne venait troubler ma rêverie bucolique. Je reçus deux leçons de cette rêverie paysagère. La première, lors d’un arrêt, en sortant du bus (climatisé)… Un air chaud et sec m’emplit les poumons. Il devait faire une quarantaine de degrés. La balade pieds nus dans la rosée s’évapora en un clin d’œil. Quand j’eus touché l’herbe verte, je m’aperçus qu’elle n’était ni grasse ni tendre, mais plutôt dure et ligneuse.
La seconde leçon advint beaucoup plus tard, lorsque je sus faire un lien entre l’histoire et le paysage. L’étendue que j’avais trouvée si bucolique s’avéra être le résultat d’une surexploitation agricole. Il y avait eu ici la Mata Atlântica : une végétation luxuriante, une forêt immense. Elle avait longé toute la côte brésilienne. De l’Argentine, elle remontait jusqu’à l’Amazonie. Quatre ans après mon premier passage, à bord du bus qui me menait au Parc Naturel National de la Chapada Diamantina, ce « beau » paysage pouvait à présent être regardé comme les décombres d’une nature décimée, rasée de près par un système agraire maintenant connu.

Les colons se comportèrent sur cette terre comme s’ils suivaient la méthode indienne : défricher, exploiter, puis se déplacer sur un autre lieu. Mais l’ampleur de l’exploitation et le recours à des techniques dévastatrices, ne laissèrent ni au sol, ni à la végétation la possibilité de se régénérer, contrairement à la technique indienne. La monoculture, l’utilisation de la charrue et la quasi absence de fertilisation épuisa la terre et la rendit stérile. Sérgio Buarque de Holanda (1998) affirme ainsi qu’ « il faut reconnaître que la grande culture telle qu’elle s’est pratiquée et se pratique toujours au Brésil, participe, par sa nature épuisante pour la terre, autant de l’exploitation des minerais que de l’agriculture. Sans le bras esclave, sans l’abondance de terre, une terre destinée à être usée et épuisée et non à être soigneusement protégée, la plantation serait irréalisable » (p. 68).

Avec l’auteur on peut remarquer qu’au Brésil, les termes « paysan » et « village » ne renvoient pas à la même réalité qu’en France (p. 135). Ainsi, le terme de « ville » (cidade) est préféré à celui de « village » (vilarejo) et l’on considère l’espace selon qu’il s’agit d’une zone rurale ou d’une zone urbaine. Quant à la paysannerie, elle n’existe comme classe sociale qu’à travers les récents mouvements de revendication du MST (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra). Le terme de « travailleur rural » lui est encore largement préféré.

Notons aussi une différence démographique avec la France, car cette dernière fut, jusqu’au début du XXe siècle, un pays à forte culture paysanne. Les chiffres que donnent Darcy Ribeiro sont très parlants : à la fin du XVIe siècle, la population brésilienne était de 60 000 habitants ; 22 500 d’entre eux vivaient dans les villes de Salvador, Recife, São Paulo et Rio de Janeiro, soit plus du tiers de la population totale. Par contre, en France, plus de 90% de la population était rurale et paysanne. La différence s’accentue si l’on observe le type d’agriculture qui fut pratiqué dans les deux pays. Au Brésil, les entrepreneurs s’engagèrent tout de suite dans une agriculture de monoculture, dont la production était destinée à la vente et à l’exportation ultramarine. À l’inverse, en France, l’agriculture paysanne resta largement dominante jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Le Brésil naquit dans la mondialisation économique, mais cette mondialisation n’était plus faite d’échanges au sein du creuset méditerranéen ; elle s’est déplacée vers l’ouest pour devenir transatlantique. Le mouvement qu’opéra le Portugal est particulièrement intéressant, car, au moment de la colonisation, cette société négligeait l’agriculture au profit de l’aventure et du commerce. La mentalité semi-capitaliste du Portugal a réinvesti le secteur agricole, pour faire entrer les matières premières issues du sol brésilien dans les circuits de commerce internationaux. La moins rurale des puissances européennes donna ainsi le jour à la plus agraire des sociétés coloniales. Elle réalisa ce passage en alliant ouverture de grands flux commerciaux, monoculture de type industriel, et esclavage. L’agriculture brésilienne n’a pas été paysanne, et le village, a d’emblée été une agroville. Cette agriculture était basée sur l’exploitation du travail esclave et sur une structure de pouvoir de type paternaliste.

Notes
39.

En 1640 le Portugal redevient indépendant par rapport à l’Espagne, mettant ainsi fin à l'Union ibérique.