Pouvoir des villes, pouvoir des campagnes

Dans l’objectif comparatiste qui est le mien, il faut considérer que la distinction française entre ville et campagne n’a pas de strict équivalent au Brésil, car les termes n’y recouvrent pas les mêmes réalités socio-historiques. Le rural et l’urbain entrent en effet dans une relation de compatibilité, et non de subordination, comme ce fut le cas en Europe du nord, où le pouvoir était situé en ville seulement (Weber : 1982 et Elias : 1975). Au Brésil, le rural et l’urbain ont à leur tête des élites qui ne se séparent jamais. Elles ouvrent ainsi la voie à une dynamique agro-urbaine. Jamais la ville ne fut séparée de la plantation, et le processus d’investissement dans le secteur agraire décrit ci-dessus, reste, pour les auteurs auxquels je me réfère, un processus urbain. Avant l’unification du territoire brésilien, congruente avec l’Empire et la révolution démographique, une dynamique liait deux lieux de pouvoir : l’un était celui de la production de marchandises, l’autre celui de leur vente. Les interactions entre ces deux pôles, et les tentatives de la Couronne pour les gérer, furent les principaux moteurs du Brésil colonial. Il faut, ici encore, rester vigilant face à la reconstruction historique, car elle ne laisse voir que des continuités. Ainsi, il faut garder à l’esprit combien les auteurs dont je me suis servi considèrent le Brésil colonial comme une terre anarchique et territorialement divisée. La continuité historique que nous proposons ici est l’effet d’une méthode élaborée dans le but de comprendre un héritage, actif dans la pratique de la marche observée dans la Chapada Diamantina.

Les deux premiers siècles de la colonisation furent marqués par le pouvoir des maîtres de fazendas. Ces grandes propriétés de monoculture étaient régies par un système social patriarcal qui donnait aux propriétaires terriens une considération sociale équivalente à celle d’un titre de noblesse. Dans la mesure où ces hommes puissants habitaient, contrairement aux seigneurs européens, sur leurs terres, un féodalisme rural exerça une véritable dictature sur les centres urbains. De fait, les fazendeiros occupaient généralement les places clefs des conseils municipaux. S’ils avaient des demeures citadines, ils ne s’y rendaient qu’à de rares et importantes occasions, préférant orchestrer leurs affaires à partir de la casa grande 40 . Le pouvoir du fazendeiro, se prolongeait jusque dans l’administration citadine, faisant de l’agglomération urbaine une extension de la propriété privée. Ainsi, si l’on peut qualifier le Brésil colonial d’anarchique, c’est en considérant cette lutte permanente entre pouvoir public et pouvoir privé.

Pour saisir la différence de configuration sociale entre la France et le Brésil, Richard Morse (1975) cite Deffontine41 : « les noyaux de peuplement brésiliens et l’organisation de l’agriculture d’exportation étaient trop complexes pour pouvoir être identifiés à l’agriculture vivrière et aux villages européens, mais excessivement simples pour être identifiés avec l’organisation urbaine de la métropole » (p. 19). Leur émergence, notamment le long des axes de transport, ne doit rien à une planification ou à une logique unifiée, mais à un processus de fragmentation urbaine par le biais de logiques privées liées aux conflits entre clans.

Aussi, pour Morse, il faut considérer qu’à partir de la moitié du XVIIe siècle, la ville brésilienne eut la fonction inverse de celle qu’eut la ville nord-européenne. Pour cette dernière :

‘[…] on peut, grosso modo, associer les intérêts royaux à ceux de l’aristocratie rurale et considérer l’intérêt commercial urbain comme un défi à l’ancien régime. Cette situation, assurément stéréotypée, fut pratiquement inverse au Brésil, où la croissante dépendance économique du Portugal vis-à-vis de la colonie, et, depuis 1660, la chute des prix du sucre brésilien sur le marché de Lisbonne, furent les facteurs déterminants qui firent que la mère-patrie centralisa le système de commerce, en introduisant des caravanes et des compagnies de fret. Ces mesures firent que la couronne s’allia aux groupes marchands des grandes villes et qu’elles étendirent l’ampleur et le pouvoir des élites urbaines. (p. 20).’

Ici se lit une intensification de l’urbanité. Si le pouvoir était jusqu’alors resté entre les mains des propriétaires terriens, il se mit, avec l’aide de la Couronne, à être brigué par les commerçants. À cette époque, en Europe, les commerçants étaient repoussés à l’extérieur des villes, loin du pouvoir, sur les champs de foire. La bourgeoisie avait des aspirations libérales contraires aux volontés de la noblesse française. Dans le cas de la France, la Couronne était associée à la noblesse et l’un comme l’autre freinaient les aspirations bourgeoises. Dans le cas du Brésil, une population entreprenante s’était enrichie au point d’avoir atteint le sommet des hiérarchies locales, et la Couronne, à partir de Lisbonne, envisagea une manière de rétablir son autorité administrative dans la colonie. Elle le fit par le truchement de l’élite commerçante citadine. Forte de cette alliance, celle-ci, par le jeu lucratif des emprunts, introduisit au Brésil une façon de gagner de l’argent sans passer par la propriété ni par le travail physique : la finance.

Ce processus de reconquête administrative est à considérer comme une constante au Brésil. L’État y gère toujours avec un temps de retard l’avancement opportuniste des initiatives privées. Les mines d’or et de diamant, comme l’avait été la terre lors de la conquête, furent déclarées possessions de la Couronne. Détenant ainsi le monopole sur la richesse, elle distribuait des droits d’exploitation et des titres de propriété. Mais la bureaucratie civile et les élites économiques, auxquelles il faut ajouter la bureaucratie ecclésiastique, entrèrent rarement en conflit de manière frontale. Pour Darcy Ribeiro (2004), au-delà d’oppositions ponctuelles, l’élite entrepreneuriale, bureaucratique et ecclésiastique tenait son unité dans le fait de considérer les habitants du Brésil non comme un peuple, mais comme une main-d’œuvre. Elle façonna ainsi une entité ethnique nouvelle, « détribalisant les Indiens, désafricanisant les Noirs, déseuropéanisant les Blancs » (p. 179). Plus loin, dans un chapitre imprégné d’angoisse existentielle et passablement pessimiste, l’anthropologue avance : « Nous sommes le résultat du choc entre ce réalisme bureaucratique, qui voudrait exécuter sur cette terre nouvelle un projet officiel, et ce spontanéisme qui la formait à la va-comme-je-te-pousse, sous la contrainte et les limitations de l’écologie tropicale et du despotisme du marché mondial » (p. 246). Nous verrons plus loin que la création du parc naturel de la Chapada Diamantina s’inscrit dans cette histoire qui pousse les personnes les plus humbles à flirter d’un côté avec les foudres de la légalité civile, de l’autre avec le pouvoir privé des puissants.

Notes
40.

Maison du maître. Les esclaves vivaient dans la senzala.

41.

Deffontaine P., 1938.The Origin ant Growth of Brazilian Network of Town. Geographical Review 28, 3 :379-99.