Changements socio-politiques

Le Brésil du XIXe siècle fut marqué par l’arrivée de la Couronne portugaise dans la colonie. Cette arrivée du pouvoir central amorça un mouvement modernisateur, qui permit la naissance d’un état-nation. Fuyant les guerres napoléoniennes, la famille royale s’installa dans la ville de Rio de Janeiro, qui devint ainsi la capitale de l’empire. Le prince, Don Pedro I, devenu empereur du Brésil après le retour de son père au Portugal, décréta l’indépendance du Brésil en 1822, sur les berges de la rivière Ipiranga, au cœur de l’actuelle ville de São Paulo. Selon la formule consacrée, le Brésil passa ainsi du statut de colonie à celui de métropole. Par « le cri d’Ipiranga » poussé par Don Pedro I, São Paulo entra une fois de plus dans l’histoire de la construction de la nationalité brésilienne. Notons par ailleurs que l’indépendance eut un coût financier, car le Portugal demandait un dédommagement. Le Brésil contracta alors sa première dette extérieure, en empruntant de l’argent à l’Angleterre pour se défaire de la tutelle portugaise.

Le XIXe siècle vit passer São Paulo du rang de bourgade à celui de mégapole. L’un des points de départ de cet élan modernisateur fut la création, en 1827, de la faculté de droit. Elle avait pour objectif la formation d’une élite capable d’administrer et de gouverner un pays dont la naissance posait de sérieux problèmes d’organisation. Dans la mesure où les différentes régions jouissaient d’une certaine autonomie les unes par rapport aux autres, il fallut envisager une stratégie d’intégration du pays par lui-même. Avec la faculté de droit, São Paulo devint une pépinière d’hommes de pouvoir, le berceau d’une élite cultivée, libre penseuse, et, surtout, brésilienne. Venaient s’instruire des fils de fazendeiros de tout le Brésil. Leur venue à São Paulo leur permettait non seulement d’acquérir des connaissances théoriques, mais aussi de passer par une expérience de socialisation leur inculquant l’apprentissage d’un savoir-vivre de haut rang, l’habitude de manier le verbe, d’être regardés et de tenir une posture de dirigeant.

La richesse financière de cette jeunesse n’était pas toujours grande, mais l’esprit de commandement leur était familier. Ils venaient généralement à São Paulo avec un esclave et habitaient dans des résidences collectives. Pour eux, la ville était souvent un lieu de passage, une étape vers des postes importants. Certains ambitionnaient d’atteindre la cour de Rio de Janeiro, et ainsi de se rapprocher du pouvoir central. Imposant au conformisme pauliste des attitudes libérales qui firent parfois scandale, affichant un goût pour les expressions ludiques et flirtant parfois avec le satanisme, cette population étudiante expérimentait l’individualisme romantique et le libertinage, se passionnait pour la littérature et les sciences naturelles. Nombreux aussi furent ceux qui s’identifièrent aux idéaux des révolutions bourgeoises européennes, et plus particulièrement à ceux de la révolution française. Ils publièrent de nombreux journaux, fondèrent deux théâtres et apportèrent un souffle nouveau à la vie culturelle pauliste.

São Paulo fut aussi précurseur dans la modernisation des idéaux politiques. Ici, l’idée que l’esclavagisme n’était pas une pratique naturelle rencontra ses premiers adeptes. Les mœurs étaient encore loin de l’abolition : presque chaque famille, quelle que soit sa condition, possédait des esclaves. Ainsi, on put, jusqu’à la moitié du siècle, hypothéquer ses esclaves auprès des banques. L’esclavage était jusqu’ici une des assises de la société brésilienne. Non seulement les Noirs servaient à la production, mais ils étaient au cœur d’un système dont les ramifications se prolongeaient en Europe et en Afrique. Des grands propriétaires aux marchands, en passant par les marins, ce marché humain était devenu un véritable « secteur d’activité ». Dans la mesure où il impliquait les individus les plus puissants du Brésil, sa chute fut lente. Une série de facteurs amena la société esclavagiste à un effondrement qu’il serait plus adéquat de qualifier de transition. Nous en retiendrons deux aspects, l’un géopolitique, l’autre national.

Sur le plan international, les nations européennes, au premier chef desquelles, l’Angleterre, faisaient pression sur le Brésil pour qu’il reconnaisse aux Africains le statut d’hommes libres. Les Anglais, pour qui la main d’œuvre esclave n’était plus considérée comme une nécessité depuis l’expansion de la révolution industrielle, avaient abandonné le trafic négrier. Ils voulaient que l’esclavage soit remplacé par un « marché international de main-d’oeuvre libre » et se mirent dès lors à attaquer les navires qui transportaient des esclaves pour les arraisonner. Ces actions eurent lieu jusque dans les ports brésiliens. Autour de 1850, le Brésil fut poussé à abandonner officiellement la traite des esclaves, mais l’esclavage ne fut aboli qu’en 1888.

Sur le plan national, la perspective de l’abolition risquait de fragiliser l’édifice social, politique et économique, sur lequel s’était construit le pays. De nombreuses richesses et des puissances familiales avaient émergé de cette exploitation. Pourtant, durant le XIXe siècle, les conditions dans lesquelles vivait la main-d’œuvre généra une série de conflits internes, de révoltes, de mouvements messianiques, et, de façon plus prononcée à São Paulo, d’actions en justice. La ville devint en effet, aux alentours de la moitié du siècle, une cité où les esclaves fugitifs pouvaient trouver un soutien idéologique, juridique et pratique. L’académie et le cours de droit eurent, pour un certain nombre de personnalités, une fonction d’aiguillage vers une vie publique engagée. On retiendra en particulier les noms de José Bonifacio, Américo Brasiliense, les frères Lucio et Salvador de Mendonça, Américo et Bernardino de Campos, Rui Barbosa et Raul Pompeia.

Selon Roberto Pompeu de Toledo (2003), la figure de Luiz Gonzaga Pinto de Gama, appelé Luiz Gama, est certainement la plus importante de cette lutte pour la transformation idéologique du Brésil. Né à Bahia d’une mère africaine libre et d’un père bourgeois blanc, il fut, à l’âge de dix ans, vendu par son père sur le marché des esclaves. À dix-sept ans, un jeune étudiant en droit hébergé par les maîtres paulistes de Gama lui apprit à lire. Douze ans plus tard, après avoir fait reconnaître son statut d’homme libre et suivi des études de droit, il publia un premier livre de poésies satiriques sur la condition des esclaves noirs. De façon inédite au Brésil, Luiz Gama décrivait la négritude avec orgueil, en faisant d'elle « un facteur d’affirmation » (p. 384). Pour lui comme pour d’autres, la littérature et le journalisme servirent de tremplin pour accéder aux cercles de la haute société. La reconnaissance qu’ils acquéraient à partir de leur connaissance de l’art leur permettait d’entrer au cœur même du système qu’ils combattaient. Avec Gama ils créèrent la loge maçonnique Amérique (fondamentalement abolitionniste), la Société Emancipatrice Fraternisation et le Parti Républicain Pauliste. Le mouvement de lutte pour l’abolition ne se superposa cependant pas exactement avec celle qui envisageait la république comme une structure politique qui moderniserait le pays. Il y avait en effet, au sein du parti, de nombreux notables esclavagistes qui voyaient dans la république un moyen de décentraliser le pouvoir et de faire du Brésil une fédération d’états relativement autonomes.

Par ailleurs, Gama s’engagea dans une action de libération des esclaves qui s’appuyait sur une importante médiatisation. Usant d’une part de sa connaissance du droit et d’autre part d’un réseau de sympathisants qui lui donnaient un support logistique et financier, Gama remportait les procès et payait les indemnisations dues aux propriétaires en contrepartie de la libération des esclaves. Cette méthode lui permit de libérer plus de 500 esclaves. D’autres personnalités, comme Antonio Bento de Sousa e Castro, Raul Pompeia ou Antonio Paciência, optèrent pour une militance insurrectionnelle, allant par exemple se faire embaucher comme esclaves dans les fazendas, afin d’y organiser des évasions.

La lutte pour l’abolition fut donc longue, de nombreux facteurs, locaux, nationaux et internationaux fragilisèrent l’édifice tout au long du siècle. Ainsi, « le 13 mai 1888, l’abolition légale de l’esclavage vint forcer une porte déjà fracturée ».