Le processus historique que nous décrivons montre comment la ville de São Paulo fut à la fois « la synthèse et le contraire »43 du Brésil. En effet, d’un côté, la ville resta distante de Lisbonne et du commerce international, de l’autre elle présentait certains des aspects caractéristiques de l’organisation sociale coloniale (pouvoir rural et paternaliste, métissage). Puis, elle fut l’un des principaux moteurs de la modernisation politique, technique et culturelle du pays (républicanisme, abolitionnisme, industrie, illuminisme et romantisme). Ainsi, la ville prit de l’importance en se positionnant au coeur du processus que Sérgio Buarque de Holanda appelle une « révolution lente ». En 1935, lorsqu’il écrivait Racines du Brésil, Sérgio Buarque de Holanda pensait que ce mouvement modernisateur avait atteint son point culminant. Il me semble pourtant qu’il eut lieu dans les années 1940-1960.
On peut considérer qu’au XIXe siècle, la construction d’infrastructures techniques, politiques et culturelles, comme le chemin de fer, l’adoption d’une constitution propre, la mise en place d’un enseignement supérieur et l’attrait pour les courants artistiques inspirés du romantisme européen, furent les principaux agents de la formation d’un état-nation brésilien. Ainsi, entre 1822 et 1831, 100% des ministres étaient formés au Portugal. En 1840, 55% furent formés au Brésil, puis 98,4% entre 1871 et 1889.
Le cadre juridique et les institutions dont se dota le Brésil au cours de l’Empire étaient largement inspirés des idées de la Révolution française. Mais, selon Holanda, cet apport fut idéaliste, donc trop abstrait pour transformer en profondeur la société brésilienne. L’apport d’un cadre juridique rationnel, abstraitement cohérent et impersonnel, entra en contradiction avec le caudillisme et le paternalisme des propriétaires ruraux auxquels le pouvoir politique était accolé. La société s’est donc construite sur un dilemme, qui consiste en une disjonction entre la politique et la vie sociale. La politique fut importée de l’étranger et pensée abstraitement, tandis que l’organisation sociale résultait de l’histoire des rapports de production et des flux migratoires. Elle s’est forgée dans le creuset de la fazenda esclavagiste, autour de la figure paternaliste d’un fazendeiro distribuant des faveurs à ses agrégés44. Ainsi, pour l’auteur de Racine du Brésil, « vivrions-nous en ce moment entre deux mondes : l’un définitivement mort, et l’autre, qui lutte pour voir le jour ». Avec cet auteur et Roberto DaMatta (1997), il faut considérer qu’à partir du deuxième tiers du XIXe siècle, le Brésil n’a plus été un pays colonial. Pour Sérgio Buarque de Holanda, lui même plongé dans l’aventure moderniste des intellectuels de la USP, le Brésil n’était cependant pas pleinement moderne. Il se serait élaboré dans une perpétuelle négociation entre ces deux tendances.
L’intensification de la production de café, l’abolition de l’esclavage, l’arrivée massive d’immigrants et l’avènement de la république firent passer le pouvoir de la campagne à la ville. Nous avons vu comment les élites se sont réformées en passant par les centres de formation urbains, dont São Paulo est l’exemple paradigmatique. Les étudiants amorcèrent un mouvement de subordination de l’agriculture aux logiques urbaines45. Les centres urbains devinrent les lieux d’un pouvoir institutionnalisé et unificateur. Ce passage se fit notamment grâce à la mise en place d’un circuit marchand qui prenait source dans la fazenda, passait par la ville, pour être ensuite exporté. Ainsi, le fazendeiro était dépendant d’un commissaire, établi en ville, qui jouait à la fois un rôle de banquier et un rôle d’ami. Se créait entre le fazendeiro et lui un partenariat basé sur la confiance. Le commissaire était lui-même en lien avec un grossiste, lui même dépendant d’exportateurs en lien avec les maisons étrangères. Ce réseau complexe fit entrer en ville : le café, les fils de caféiculteurs, les esclaves, les travailleurs libres, les négociants, les banquiers. Des places dans les institutions étaient à prendre pour qui était érudit. Ce mouvement d’urbanisation accentua une division de l’espace du pouvoir, participant ainsi à la construction de champs sociaux détenteurs de logiques propres, tout en étant interdépendants. L’agriculture, la finance et le politique tendirent, tout au long du XIXe siècle, à s’articuler autant qu’à se différencier.
Nous ne rentrerons pas dans les détails de cette histoire du pouvoir au Brésil, notre objectif premier était de montrer quel est l’héritage colonial brésilien, et comment l’histoire de la ville de São Paulo s’y articule. Je voulais donner à voir les grandes lignes de l’histoire d’une société qui a accédé au statut d'état-nation, selon une logique qui lui est certes propre, mais qui ne peut se penser en dehors de flux économiques, politiques, techniques et populationnels transatlantiques. J’ai cherché à montrer quel fut le rapport historique du Brésil avec la terre, quel imaginaire a accompagné la mise en place d’une structure sociale et technique qui exploita ses richesses. Ce bref historique visait à montrer que l’articulation entre ville et campagne suivit dans ce pays une voie différente de celle de la France.
Tournure employée par le professeur Guilherme Simões Gomes Jr, dans son séminaire sur l’histoire de São Paulo, à la Pontifícia Universidade Católica de São Paulo (PUC-SP) en 2004. Je le remercie ici pour son accueil et pour la qualité de ses cours, qui m’ont énormément stimulé durant mon séjour à São Paulo.
Terme désignant toutes les personnes gravitant autour du propriétaire terrien et dont l’activité dépend de lui. Ce type de lien social peut se nouer avec des hommes politiques comme le maire, le préfet, le governador…
Pour prendre un exemple dans le domaine de l’agriculture, il faut considérer que les futurs fazendeiros n’apprenaient plus leur métier avec leurs pères, mais dans les centres de formation techniques, auprès d’enseignants et à l’aide de manuels et de livres didactiques.