À partir de l’aura acquise en tant que principal acteur du mouvement moderniste brésilien (symbolisé par « la semaine de 22 »), puis lors de la parution du roman Macunaíma, Mário de Andrade tenta de donner à l’art brésilien une fonction politique. Son premier travail, dans les années 1920, fut guidé par la perception du manque d’éditeurs nationaux. Il s’investit donc dans la construction d’un champ éditorial national. Il créa la Compania Editora National et participa, par de multiples actions, à l’amplification d’un réseau de circulation d’ouvrages. Il ne s’intéressait pas au seul monde de l’édition érudite, mais aussi à la publication de matériel scolaire et de livres didactiques. Une activité épistolaire gigantesque lui permit de créer un réseau de contacts avec l’ensemble du pays. Il envoyait par courrier des livres et des manuels, dialoguait avec des commerçants intéressés pour développer ce commerce (pharmacies, épiceries…).
Parallèlement, il cherchait à doter le Brésil d’un style et d’une technique propre. Il s’engagea donc dans une activité de critique littéraire. Pour lui, cette tâche ne devait pas être assumée par des artistes déchus qui trouveraient en cette activité un compromis leur permettant de rester dans le champ artistique. De son point de vue, la critique se devait d’être aussi créative que la production artistique elle-même. Pour atteindre cette qualité, il rappela que le fait de ne pas être un professionnel de la critique lui a donné une liberté créative. Poète, romancier, peintre, musicien et critique artistique, Mario fut un personnage profondément impliqué dans la construction d’un style qui ne soit pas simplement lié au prodige d’un individu. L’importance qu’il donnait à la technique et à la transmission conférait à l’art une dimension artisanale et professionnelle. Il cherchait à faire de l’art une relation sociale, non un coup d’éclat individuel (Gomes Junior : 2002). Dans sa vision, la culture devait s’institutionnaliser et prendre une dimension nationale qui aiderait à la construction d’un langage commun. Ainsi, l’accès aux œuvres ne serait plus réservée à une élite économique qui invite les artistes à exposer dans des salons privés, mais serait facilité par la création d’espaces publics où tous les citoyens pourraient se rendre. Dans cette conception, l’art serait, avant tout, « expression intéressée de la société »47. Cette expression de Mário de Andrade laisse entendre que, d’un côté, l’art remplit une fonction sociétale, de l'autre, qu’il suscite un intérêt naïf, lié au plaisir de l’individu. De façon très marquée, le rôle de Mário de Andrade fut donc d’agréger les forces vives du champ artistique, de leur donner une forme et des espaces de diffusion. Mário de Andrade était au centre d’un tissu de relations et d’activités qui faisait de lui la figure principale du modernisme en tant que mouvement social.
Par ailleurs, Mário de Andrade se trouvait sur la ligne de transition entre deux configurations du champ artistique : celle organisée autour de la vieille aristocratie caféière qui avait soutenu les artistes du XIXe siècle par le financement des premières institutions d’enseignement académique et par l’incitation à exposer dans les salons privés, et celle de la « révolution moderniste », caractérisée par une volonté de revivifier les ambitions républicaines de 1889. La crise de 1929 et les guerres européennes avaient accéléré le mouvement de fragilisation de l’oligarchie caféicultrice et l’ascension des industriels (textile, métallurgie…). Simultanément, avec l’augmentation de la classe ouvrière, augmenta le sentiment d’appartenance à un peuple. Mário de Andrade s’investit dans cette nouvelle tendance qui aspirait à faire du Brésil un pays moderne et dynamique, au même titre que l’Europe et les États-Unis. Animé par un sentiment de responsabilité, il se consacra aux secteurs éducatifs et culturels en acceptant le poste de directeur du Departamento de Cultura e Recreação da Prefeitura Municipal de São Paulo, fortement lié au Ministère de l’Éducation et de la Culture (MEC), créé par le régime de Gétulio Vargas. Mário de Andrade s’intéressa aussi au folklore brésilien et à l’ethnologie amérindienne, donnant ainsi de la valeur aux cultures locales jusqu’ici dévalorisées ou rejetées hors de l’image de soi. Cet intérêt, conformément au Manifeste Anthropophage48, se distinguait fortement du romantisme (lié au mal du siècle européen et à l’individualisme) puisqu’il visait la constitution d’une originalité propre et la valorisation de toutes les caractéristiques culturelles du Brésil. Pour Mário de Andrade, un travail de nivellement culturel devait porter la culture populaire à la connaissance des élites et rendre l’esthétique artistique accessible à la population.
La modernisation, directement associée à la thématique du développement, devint un leitmotiv pour toute action, qu’elle soit politique, économique, technique ou artistique. Ainsi, durant le régime démocratique de Vargas, la législation fut réformée : une nouvelle constitution fut adoptée, des lois de protection du travail (salaire minimum, congés, temps de travail…) furent mises en place. Le syndicalisme se développa. La consolidation du système éducatif permit de faire diminuer l’analphabétisme. L’éducation supérieure se développa, notamment avec la création de la USP (Universidade de São Paulo), en 1934. Une politique culturelle cohérente fut élaborée.
Il est important de noter que cette période fut fortement marquée par la présence d’étrangers, migrants, ou de passage pour l’occasion. Les champs universitaire, artistique et industriel eurent recours à des personnages qui devinrent, par la suite, célèbres. De même, les Brésiliens voyageaient et s’inspiraient de leurs expériences à l’étranger (principalement en Europe, et, de plus en plus, aux États-Unis) pour transformer le pays.
ANDRADE M. de., O movimento modernista (1942), In Aspectos da literatura brasileira, São Paulo, Marins, 1967. Cité par Gomes Junior (2002).
On trouve une version traduite du Manifeste sur : http://a-a-a.blogg.org/themes-manifeste_anthropophage-104583.html.