Ciccilo Matarazzo : passage à la société urbaine

Les années qui séparent l’avènement de la République de la fin de l’« Estado Novo » (1945) virent se développer le secteur industriel. Parallèlement, à São Paulo, les caféiculteurs vivaient une période de décadence. Si le pouvoir politique, rationalisé et institutionnalisé, restait proche de cette élite économique, il devait de plus en plus compter avec l’ascendance du secteur industriel, souvent menée par des fils de migrants en ascension sociale, ou par des migrants prisant les avantages de s’implanter dans un pays en pleine croissance.

Ce fut le cas de Francisco Matarazzo Sobrinho, Italo-brésilien, puissant industriel pauliste et mécène dans le champ artistique. Il fut un des grands acteurs de la valorisation culturelle. Principalement actif à São Paulo, il investit son énergie dans une tentative de lier le champ artistique aux champs industriel et politique.

‘Rio de Janeiro est une ville crée par Dieu, Bahia fut faite par la tradition, mais São Paulo devra être faite par les Paulistes eux-mêmes, comprenant dans cette expression [paulistes] des hommes du monde entier. Il faut stimuler, organiser et réaliser des congrès d’idées, d’art et d’industrie. Ainsi nous aurons le tourisme et l’argent. (cité par Mendes : 1995).

Héritier d’une des plus puissantes entreprises de São Paulo, Matarazzo fut un industriel entreprenant dans le domaine de la métallurgie et de ses dérivés (boites de conserves, outils…). Il créa un des complexes industriels les plus vastes de l’Amérique du Sud (plus de 200 entreprises). Sa richesse économique s’accompagnait d’un statut important, bien que parfois conflictuel, parmi les industriels du pays. Il chercha à les associer à ses ambitions de faire du Brésil un état-nation puissant dans tous les secteurs. Son implication dans l’institutionnalisation du champ artistique, puis dans les commémorations des 400 ans de São Paulo va retenir notre attention.

En 1945, Ciccilo pénétra dans les cercles artistiques et culturels de São Paulo. Il entrevit alors qu’une alliance avec ce milieu permettrait à la bourgeoisie industrielle montante de se doter d’une renommée nationale et internationale. Ces années marquèrent le passage entre le premier et le second modernisme, plus ancré dans les lieux institutionnalisés de la culture. Elles furent aussi un espace où les intellectuels, prirent de l’importance dans l’espace public : la culture populaire (Bastide, Verger), les cultures amérindiennes (Lévi-Strauss, Fernandes), l’histoire et la sociologie (Freire, Holanda, Candido), en devenant des objets d’étude, étaient aussi placés au centre des discussions et des réflexions. Le Brésil de cette époque vivait des transformations qui travaillaient son identité. São Paulo, « cidade que mais cresce no mundo (la ville qui grandit le plus au monde) », fut le principal moteur de ce processus. Ici se redéfinissent à la fois une vision d’avenir et une vision du passé. Dans le tumulte d’un présent transformateur, utopie et héritage ont été accordés pour donner un nouvel élan au progrès et à la modernisation. Dans ce contexte, la bourgeoisie industrielle chercha à convertir son capital économique en capital culturel et social, par le biais du mécénat.

En 1948, Ciccilo s’engagea dans cette opération par la mise en œuvre d’un grand projet culturel pour São Paulo. Cette année, il créa le Museu de Arte Moderna de São Paulo (MAM), avec l’appui de l’industriel américain Nelson Rockefeller, alors président du MOMA, à New York. Fut aussi créé le Museu de Arte de São Paulo (MASP), par Assis Chateaubriand et Pietro Maria Bardi (Ciccilo participa à son projet)49. Cet engagement mena Ciccilo à Venise, pour y représenter la délégation brésilienne qui se rendait à cette prestigieuse biennale. Ciccilo en revint convaincu qu’un événement de ce type ne pouvait plus être absent de la ville de São Paulo. Son ambition se concrétisa en 1951, lors de l’inauguration de la première biennale de São Paulo50, dont la forme était calquée sur celle de Venise. Le choix d’organiser les biennales paulistes les années impaires fut orienté par le fait que la biennale de Venise se tenait les années paires.

La seconde biennale fut d’une plus grande ampleur – notamment pour les Brésiliens, peu représentés lors de la première. Elle fut surtout organisée de façon à s’articuler aux commémorations du IVe centenaire de São Paulo. Cette articulation permit la mise en place d’un événement international gigantesque51. De décembre 1953 à août 1954, il y eut des concours de peinture, de sculpture, de musique, de gravure. Pablo Picasso y exposa Guernica, clou du spectacle, bien que le peintre ne fit pas le voyage. Le théâtre, l’opéra, la danse, l’architecture, l’industrie, les congrès scientifiques et intellectuels, les festivals de cinéma, la philatélie, donnèrent corps à plus de cent cinquante événements internationaux. L’ambition d’être au cœur d’un grand échange international s’incluait dans l’espoir de faire de São Paulo une ville du futur. Il est important de noter qu’au cœur de cet élan vers l’avenir, les archives de l’histoire de São Paulo furent réclamées, puis ramenées du Portugal.

Avec Maria Arminda do Nascimento Arruda (2001), il faut considérer ces événements comme un « rituel de célébration du pouvoir des Paulistes » (p. 71) et comme « un rituel de prospérité » (p. 72). Surgit donc de nouveau la figure du bandeirante. Pourtant, le contexte étant bien différent, il fallut la redéfinir pour l’occasion. São Paulo ne devait plus être fille de l’aventurisme mais du travail. Le bandeirante fut donc associé à une valeur moderne, progressiste. On le fit changer de pôle dans la célèbre opposition entre travail et aventure, proposée par Sérgio Buarque de Holanda en 1936. La revue O Cruzeiro, écrivit : « São Paulo a surgi du travail collectif [mutirão] universel, devenant ainsi le plus digne exemple de la force de travail du monde entier » (cité par Arruda, op. cit, p 74). Quelque chose de l’ordre d’une nouvelle découverte, celle de la modernité, se jouait au cœur de l’événement, et les Paulistes y prenaient le rôle de « nouveaux mamelucos 52 ».

Le parc urbain d’Ibirapuera, situé aujourd’hui au cœur de la ville, construit pour la biennale et les commémorations, devait accueillir deux monuments symboliques. Le premier, le Monumento das Bandeiras, réalisé et conçu par Victor Brecheret pour les commémorations du centenaire de l’indépendance en 1922, fut inauguré, trente ans après sa commande, en janvier 1953, pour la IIe biennale. Réalisé en béton, il met en scène des personnages puissants qui tirent, à la suite de cavaliers orgueilleux, un bateau. Cette œuvre massive et d’apparence inachevée semblait tirer le parc vers le futur. La seconde œuvre, imaginée par l’architecte des bâtiments du parc, Oscar Niemeyer, figurait une délicate spirale aérienne. Pour des raisons techniques, elle ne fut jamais construite, mais son allure légère devait rappeler un oiseau, ou un décollage. Élégante, elle touchait à peine le sol. Pour Arruda, ces deux monuments révèlent les deux tendances mythiques des festivités : une réappropriation anthropophagique du passé et un regard de conquête et d’espoir vers le futur.

Le parc d’Ibirapuera fut « le grand cadeau pour la ville de São Paulo ». Après les festivités, il devint un lieu public, servant à la fois de centre de loisir et de culture. Ciccilo décida de son emplacement et passa un contrat avec Niemeyer, ainsi qu'avec le paysagiste Brule Marx, pour le concevoir.

‘« Je ne veux pas de pacotille, rien de provisoire. Je veux des choses permanentes, je ferai tout en béton pour qu’après les commémorations le peuple profite de l’oeuvre comme une aire de loisir et de culture durant des années. São Paulo ne peut pas fêter ses quatre cents ans avec des constructions en carton et en plâtre, il lui faut du béton armé » (Cité par Mendes, op. cit ; p 18).’

Le projet du parc relevait d’une architecture moderne, faite de verre, de béton, de fer et de grands espaces verts délimités par des allées courbes rappelant les lignes d’un jardin anglais. L’architecture des édifices se devait d’être fonctionnelle et monumentale, exprimant ainsi le haut niveau technologique et industriel du Brésil. Construit sur un espace sauvage – un marais – il devait symboliser la force du travail et de la volonté d’entreprendre. Pour les commémorations du IVe centenaire de São Paulo, furent construits : le Palais des industries, le Palaisdes états, le Palaisdes nations (tous trois liés par une élégante marquise), le Palaisde l’agriculture (aujourd’hui le Détran) et le Palais des expositions (l’actuelle Oca). L’auditorium prévu à l’époque ne fut construit qu’en 2003, avant les commémorations des 450 ans de São Paulo. Durant les festivités du IVe centenaire, le parc centralisa toute l’attention, car il accueillit la majeure partie des événements programmés pour les commémorations. Relevons également la foire internationale, qui présenta dix-neuf nations et treize états brésiliens, répartis en 640 stands, ce qui demanda de construire des extensions provisoires pour abriter tous les participants.

On comprend que ce rituel de célébration s’adressait à São Paulo et au reste du monde. Le Brésil, par São Paulo, brillait pour lui-même et pour les autres. L’événement construisait, comme ce fut le cas pour les Expositions universelles en Europe, une image de soi – pour soi et pour les autres – qui soit amplement médiatisée. Il permettait d’insérer le Brésil dans les liens et les réseaux de collaboration existants entre les pays du « premier monde ». On peut donc parler d’un rituel d’internationalisation. Un nouveau mythe, une nouvelle origine et un nouveau futur se dessinaient à la croisée d’un imaginaire et d’un ensemble de phénomènes politiques, sociaux, économiques, techniques et populationnels. Sur ce dernier point, si j’ai déjà souligné l’importance des migrants italiens de l’époque, il faut aussi relever l’importance croissante des migrants brésiliens, venus des régions plus pauvres du pays, en particulier du Nord et du Nordeste53.

La transformation sociale que voulaient afficher les organisateurs des biennales et des commémorations du IVe Centenaire de São Paulo eut un prolongement : la construction de Brasilia. Le président de la République Juscelino Kubitschek (surnommé Jota-K), fut le maître d’œuvre du seul site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO dès sa construction. Le choix de déplacer la capitale et de la construire en un lieu central mais désert, montre combien il était important de manifester avec force ce « nouveau départ ». Brasilia peut être considérée comme une amplification de l’impulsion donnée par l’architecture moderne des constructions paulistes. Le mariage du Brésil et de « la raison » devait se faire par le biais de l’industrie et par le moyen du modernisme architectural. La démocratie, le progrès et le développement en seraient les fruits. Les résultats furent bien différents des expectatives, puisque cinquante ans après sa construction la ville planifiée abrite plus de deux millions d’habitants et une grande pauvreté… le projet envisageait une cité d’à peine 500 000 personnes à l’orée du XXIe siècle. Il faut à présent se pencher sur un phénomène social, pris dans la modernisation du pays : l’entrée en scène de la société du spectacle.

Notes
49.

Ce texte ne rentrera pas dans les détails des conflits qui animèrent les protagonistes de l’alliance entre le secteur artistique, le secteur industriel et le champs politique. Je ne ferai que décrire la forme générale de cet agencement. Ainsi les luttes entre le MASP et le MAM, ou celle qui se déroulèrent autour de Ciccilo, lors de son expulsion du comité des festivités du IVe centenaire, ne retiendront pas mon attention.

50.

Initialement les biennales étaient organisées par le MAM, ce ne fut qu’à partir des années 1960 qu’elles devinrent indépendantes et prirent la forme d’une fondation.

51.

Je remercie ici Ana Maria Barbosa de Faria Marcondes et Cristina de Amorim Maranhão Gomes da Silva, avec qui j’ai travaillé à São Paulo sur la IIe biennale. Je reprends ici quelques une des idées que nous avions élaborées ensemble.

52.

Les mamelucos sont les métis d’Indiens et d’Européens. Cette idée entre en résonance avec la phrase du manifeste anthropophage : « tupi or not tupi, that is the question ».

53.

Sur la présence nordestine à São Paulo, voir le film Saudade do futuro, de Marie-Clémence et Cesar Paes, sorti en 2000.