Une vision de la modernité : nature, corps, individu et tourisme

Nous avons vu la forme générale du processus d’urbanisation à partir de la théorie d’Henri Lefebvre. Puis, pour montrer une modulation brésilienne du processus urbain, nous avons étudié plus en détail l’histoire de la ville de São Paulo. Ces considérations ont permis de construire le cadre socio-historique général dans lequel se déroule ma réflexion sur la randonnée pédestre. Je propose à présent de considérer quelques composantes de ce processus urbain, ainsi que certaines des relations qui se sont tissées entre ces composantes. Dans les pages qui suivent, je décrirai une trame historique européenne qui présente, à rebours, une cohérence culturelle avec le phénomène de la randonnée pédestre. Au cours de ce processus moderne, un certain nombre de dimensions de l’expérience et un certain nombre de valeurs sont devenues saillantes. Elles tendent, dans le mouvement de la « révolution urbaine » à se disjoindre et à s’autonomiser tout en s’élaborant au sein d’un processus en cours de globalisation (Appadurai : 2001).

Je ne suis pas historien, mais le travail de contextualisation, dont j’ai besoin pour analyser les observations de terrain, demande de rendre visible une trame historique qui entrelace et enchaîne : 1) une histoire de la raison, de la science et de l´idée de nature (Châtelet : 1992 ; Lenoble : 1969, Latour : 1997 et 1999) ; 2) une histoire de la médecine, du corps et de l´individu (Foucault : 1975 ; Elias : 1973 ; Le Breton : 1998) ; 3) une histoire de l´art et de la sensibilité paysagère (Cauquelin : 1989 ; Corbin : 1982 et 1988), de la ville, de l'hygiène et des loisirs (Ariès : 1975 ; Corbin : 1982 ; Urbain : 2002 b). Par la suite, mon ambition ethnographique consistera à décrire deux combinaisons, singulières et actuelles, de ces thématiques prises dans le mouvement de la globalisation. Le panorama historique que je propose ici vise donc à faciliter la mise en récit et l’analyse de l’ethnographie.

L’organisation socio-culturelle qui se mit en place à partir de la Renaissance, et dont les randonneurs sont les héritiers, se donne à voir dans l’étude des thématiques qui viennent d’être énumérées. L’implosion-explosion de la ville industrielle tend à autonomiser et à disjoindre ces axes. Dans ce mouvement, chaque localité travaille de façon spécifique leurs agencements. Un rappel historique de leur apparition comme valeur culturelle et de leur développement comme phénomène social, aidera à saisir la relation qui lie la pratique de la randonnée avec l’urbanité. Cette reconstitution historique facilitera les rapprochements entre des segments sociaux communément tenus pour diamétralement opposés (travail et loisir ; urbanité et nature).

D’un point de vue méthodologique, la reconstitution que je propose ici suit une option qui consiste à proposer une historicité aux éléments qui constituent la pratique. Parcourir l’histoire permet de saisir leur mouvement et les jeux qui les ont façonnés. Ainsi, le sac à dos du randonneur, dont nous avons vu l’importance avec H1, gagne-t-il en lisibilité si l’on considère l’importance historique de l’hygiène dans la société du XIXe siècle. Le sac à dos demande à comprendre aussi le façonnage de la mesure en tant que valeur sociale et culturelle. Le jeu de va-et-vient, qui fait passer le chercheur du terrain au « regard éloigné » du travail bibliographique, est inextricable. La forme de narration choisie ici part des livres, elle va puiser dans l’histoire des lignes généalogiques permettant de proposer des interprétations qui saisissent un mouvement actuel. L’histoire et l’ethnographie mènent ainsi à une ethnologie et à une anthropologie.