En matière d’histoire de l’idée de nature, le travail de Robert Lenoble nous servira de point de départ. Son intérêt repose sur le refus d’une stricte pensée évolutionniste qui définirait des stades progressifs, menant à une humanité libérée des illusions primitives. Il tient aussi à sa tentative de faire dialoguer l’histoire des sciences avec la psychanalyse. J’émettrai cependant quelques réserves quant au fait qu’il compare, sans trop d’explication ou de précaution, l’enfant, le « primitif », et le névrosé, conformément au texte de Freud, Totem et tabou (1979). De ce fait, je ne ferai pas une lecture orthodoxe de la théorie des affects qui sous-tend l’argumentation de Lenoble, mais je n’en resterai pas moins fidèle à l’objectif que s’est fixé ce penseur. Je me permettrai donc de décaler certains de ses propos, qui, bien que tendant à l’étude de la « vision du monde » qui est la nôtre, ne se dégagent pas toujours de certaines de ses habitudes de penser évolutionnistes.
Le problème historique qui se pose ici tient à la randonnée pédestre par la technique, thématique qui relève tant de la rationalité que de l’affectivité (Warnier : 1999). Les randonneurs évoluent dans un monde de technique et de maîtrise de la nature. L’histoire des sciences et des techniques modernes, qui est marquée par l’accroissement du pouvoir de modifier le monde et de prolonger la vie, est en lien direct, sinon constitutive, de l’affectivité pratique de la randonnée pédestre.
Mais, nous l’avons vu avec H1, H2 et H3, au sein de cet ensemble que je désigne par modernité, des variations quant à l’incorporation de cet héritage sont possibles. Avec les descriptions et les analyses que j’ai proposées à partir de l’ethnographie des erreurs, nous avons vu qu'il aurait été tentant de chercher à situer mes interlocuteurs en mesurant l’écart qui les séparerait de la réalité. Cette réalité (la culture matérielle idéale), serait, à son comble, congruente avec l’idée d’utilité. Il m’a donc fallu introduire la question du désir, ainsi que celle de la subjectivité du chercheur, pour atteindre à une interprétation plus sensible que qualitative. Nous allons à présent faire face à la même difficulté : l’éblouissement que la technique moderne fait subir à ses propres sujets. Cet éblouissement a souvent eu tendance à assimiler la raison avec l’utilité55. De nouveau donc, mais cette fois-ci à partir de matériaux historiques, il s’agira de prendre garde à la tentative de classement hiérarchique des systèmes symboliques et pratiques, en se basant sur la performance utilitaire. Je préfèrerai donc saisir ce qui se joue symboliquement dans le modèle culturel qui est le nôtre, à la lumière d’une compréhension historicisée des liens entre raison et affectivité. Cette histoire concerne l’instauration d’un discours dominant (un ordre), qui, d’un côté, dit le vrai par la science instituée, et qui, d’un autre côté , dit une modalité du social et une modalité du sujet.
L’esquisse d’une histoire de l’idée de nature (Lenoble : 1969), s’étaye sur une épistémologie qui considère que chaque conception de la nature (du monde) dépend moins des idées scientifiques que de besoins moraux, sociaux et inconscients des sociétés qui produisent les « sciences ». Il y a donc, comme l’ont montré Durkheim et Mauss en 1903, dans De quelques formes primitives de classification (in Mauss : 1968 et 1969), une relation de causalité entre la façon dont les sociétés s’organisent et la façon dont elles organisent et modèlent leurs connaissances de la nature : « La société n’a pas simplement été un modèle d’après lequel la pensée classificatrice aurait travaillé ; ce sont ses propres cadres qui ont servi de cadres au système. » (in Mauss : 1968 et 1969 ; 224). Ainsi, les aspects scientifique, moral et esthétique de la nature sont inséparables, car ils partent toujours d’une organisation sociale. De ce point de vue, toujours, les humains donnent sens à la nature, élaborent des idées sur son fonctionnement et mettent en place des moyens pour agir sur et en elle. Jamais ils ne sont ignorants à son propos. Ces « philosophies de la nature » (in Mauss : 1968 et 1969 ; 224), ou « régimes conceptuels » (Viveiros de Castro : 2004) sont toujours riches en contenus affectifs (espoirs, craintes…), ce qui leur confère une dimension magique. La fin de l’essai de Durkheim et Mauss sonne comme une invitation à poursuivre l’étude des affects qui se logent au cœur de l’« entendement » :
‘Les choses sont avant tout sacrées ou profanes, pures ou impures, amies ou ennemies, favorables ou défavorables ; c’est dire que leurs caractères les plus fondamentaux ne font qu’exprimer la manière dont elles affectent la sensibilité sociale. Les différences et les ressemblances qui déterminent la façon dont elles se groupent sont plus affectives qu’intellectuelles ». (p. 227)’En ce sens, l’histoire des sciences est une histoire de la « réforme de la conscience par elle-même » (Lenoble : 1969 ; 32). Malgré l’apport considérable de ce point de vue sociocentrique pour la réflexion sur la différence culturelle, sous la plume de Durkheim et Mauss, comme sous celles de Lenoble et de Freud, transparaissent des accents évolutionnistes et fonctionnalistes que je tenterai de ne pas reproduire.
L’apport de Lacan, que j’ai pointé au cours du chapitre sur les liens qui peuvent se tisser entre anthropologie et psychanalyse, est ici particulièrement intéressant. Il permet de poursuivre le projet de Lenoble en affinant la compréhension du rapport entre rationalité et libido. En effet, pour ce chercheur, principe de plaisir et principe de réalité ne sont pas deux stades qui se succèdent, car la jouissance n’est pas antérieure à la réalité (au langage). L’un et l’autre se posent dans une continuité, que la métaphore de la bande de Mœbius illustre. Ainsi, Lacan commence l’ouvrage Télévision sur la question du lien entre le réel et le « dire vrai » :
‘ Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel.(Lacan :1974 ; 9).’Pour Lacan, la réalité est une « grimace du réel », un déplacement d’affects qui s’opère à partir d’un interdit. S’il avance qu’« il n’y a pas de rapport sexuel », c’est parce que tout acte et tout affect est pris dans une trame langagière. Pour la psychanalyse lacanienne, l’être humain est langage de part en part. Et il n’y a pas de rapport sexuel car les humains ont détourné la sexualité de l’animalité. Ce détournement est la condition et le point de départ du langage. La structure émerge à partir de ce détournement qui est l’effet du refoulement (interdit) de l’acte sexuel réel (incestueux). La structure repose donc sur un trou56, un impossible. Le langage, le mythe et l’inconscient ont alors ceci de commun qu’il leur est impossible de se représenter leur propre structure. C’est même cela qui la rend opérante. Lacan avance qu’il dit la vérité, mais « pas toute », car le discours de l’analyste se fraye un chemin dans la structure sans jamais la démasquer entièrement, car il relève lui-même d’une structuration qui repose sur un trou. L’interdit (la réalisation incestueuse), dans le cadre de la pratique analytique, n’est jamais qu’un inter-dit. La fonction structurante de l’interdit se dévoile dans l’analyse des rapports entre des signifiants qui s’entendent dans la parole (lalangue chez Lacan). Si le discours de l’analyste peut être efficace, c’est en partie parce que ce discours avance dans le « on » de la structure du langage. Il revêt en cela une efficacité magique.
Le Nom du père est un non au rapport sexuel réel. La psychose, entendue comme un rapport au réel désorienté, nie la réalité ; alors que la névrose dénie le réel (double négation) dans le symptôme. Si Lacan peut jouer sur les mots et écrire que les non-dupes errent, c’est que l’interdit, en causant le déplacement de l’affect, fait entrer le sujet dans la réalité sociale (le symbolique). Il oriente ses déplacements dans la culture. Ainsi que Freud (1995) l’avait avancé, l’interdit est le malaise corrélatif de l’organisation culturelle. On peut considérer que celle-ci consiste en un recouvrement du réel. Si les non-dupes errent dans la psychose, c’est que l’interdit est forclos et que l’imaginaire se met à la place du réel interdit. L’errance psychotique relève d’une hallucination du réel, alors que le ratage névrotique donne à la pensée l’occasion de concevoir symboliquement le réel (d’être dans la réalité) – ce que fait, en partie, le « discours vrai » de l’analyste. De ces remarques on peut comprendre que « le discours scientifique et le discours hystérique ont presque la même structure » (Lacan : 1974 ; 36). Ainsi, Lacan fait une lecture qui redessine le schéma freudien : « la jouissance que Freud suppose au terme de processus primaires, c’est dans les défilés logiques où il nous mène avec tant d’art qu’elle consiste proprement » (p. 20). Lacan lit donc dans le texte même de l’inventeur de la psychanalyse, dans les mots de sa réflexion théorique, ce que celui-ci considérait comme premier. Ainsi, l’auteur du Séminaire, en montrant que le primaire n’est pas le premier, permet de corroborer les thèses de Durkheim et Mauss en affinant la compréhension de la dynamique qui tient ensemble « affect » et « intellect ».
Pour poursuivre la thèse de Lenoble, on peut alors avancer que les sciences procéderaient d’un discours qui rationalise l’impossible (le réel) dont elles proviennent. En conséquence, si d’un côté elles sont « mythophages », car elles tendent à déconstruire et à remodeler des systèmes symboliques, voire à les invalider, elles sont aussi, par deux aspects, mythologiques. D’une part la recherche scientifique prend source dans des désirs qui émanent de l’inconscient ; d’autre part, elle alimente toujours, en tant qu’activité symbolique, l’incessant travail de l’imagination.
En accord avec le paradigme psychanalytique, je suivrai donc Lenoble dans l’affirmation que l’inconscient anime toutes les activités humaines. Les sociétés mettraient toujours en jeu deux composantes de l’activité de l’esprit : la rationalité et la libido. Je vais donc à présent donner les grandes lignes de la combinaison « naturaliste » (Latour : 1997 ; Descola : 2005) entre raison et « pensée magique » (Lenoble : 1969). Un rapide survol du mode de fonctionnement de la pensée magique, puis des inventions culturelles qui ont émergé lors du « miracle grec », nous permettra d’appréhender les composantes anthropologiques et historiques de la modernité qui intéressent ma problématique. Le travail de cet historien des sciences est donc important pour la présente étude, dans la mesure où il opte pour une épistémologie qui cherche à composer, d’un côté, avec l’héritage rationaliste de la Grèce de Socrate, et, de l’autre, avec l’universalité de la pensée magique.
Enfin, Lenoble apporte une compréhension du XVIIe siècle, et, plus particulièrement, du mécanisme. Ainsi, son travail montre comment, au XVIIe siècle, le concept de « corps » émergea de celui de « nature ». À partir de cette période, héritière du platonisme, la nature et le corps vont être séparés, tout en étant appréhendés (en tant qu’objets) aussi bien par les sciences que par les techniques. Cette approche nous permettra de mieux saisir la phase historique ultérieure, où se développent une gestion « rationnelle » de la nature par l’industrie, et une gestion disciplinaire des corps par le biopouvoir.
Au sujet de la réflexion anthropologique sur les liens entre raison et émotion, voir la discussion proposée par Philippe de Lara (2005) sur le texte de Wittgenstein (1982) : Remarques sur le rameau d’or de Frazer.
Lacan utilise à ce propos la métaphore du taquin. Il s’agit d’un jeu composé de 15 petits carreaux numérotés de 1 à 15 et qui glissent dans un cadre prévu pour 16. La case vide (l’interdit) permet aux autres carreaux (signifiants) de modifier leurs combinaisons.