La pensée magique, dont nous allons à présent suivre les grandes lignes, ne se restreint pas à une période de l’histoire ou à une culture particulière. Elle est une constante anthropologique du fonctionnement psychique. En effet, si les humains ont toujours observé et connu la nature, leurs motivations ont toujours dépendu d’un élan et d’un mode de fonctionnement qui prend racine dans l’inconscient. Toute activité humaine répond avant tout à des nécessités d’ordre psychique et anthropologique. Ainsi, contrairement au schéma de Malinowski (1961), qui considère que la culture assume d’abord des fonctions primaires (biologiques), puis des fonctions secondaires (symboliques), je n’envisagerai pas la survie physique comme une motivation première de la culture. Comme le suggère Philippe de Lara, à propos des Remarques sur le rameau d’or de Wittgenstein, je considérerai que l’affectivité ne s’oppose pas à la raison, mais à l’utilité (Lara : 2005, 131).
La pensée magique, animiste57, considère que tout a une conscience, et donc un pouvoir. Pour elle, les choses ont une âme et peuvent agir. Comme pour la science, il s’agit donc d’un monde de causalité, mais, contrairement à elle, tout s’y déroule selon une logique que Lenoble appelle « morale introvertie ». En effet, tout s’y passe selon le modèle de sa propre existence, selon le fonctionnement de l’inconscient. La pensée magique est une pensée égocentriste. Par son truchement, les accidents de la vie sont vécus selon une logique de culpabilité : ils sont perçus comme une punition. Inversement, une réalisation, une victoire ou une création, sera vécue sous le signe d’une puissance personnelle qui assujettit le monde à ses propres volitions. Dans les deux cas, le sujet se trouve au centre de ce que le monde devient (persécuteur, ou cible du pouvoir). La pensée magique agit donc comme une projection du monde interne sur le monde externe, elle prête à la nature des intentions. Elle tend par ailleurs à résister à la réalité culturelle, au décentrement de soi dans le régime de vérité qu’institue l’ordre culturel du discours. Ainsi, chez nous, elle résiste à une conception autonome des choses, à ce que les Athéniens ont appelé des « faits ».
La pensée magique lit des signes dans le monde. Tout y a donc un sens redevable d’une explication. Mais, contrairement à la pensée scientifique, le doute au sujet de la nature des choses n’y a aucune place, car pour l’inconscient, le monde est plein et continu, ce qui ne l’empêche pas de générer de la contradiction. Si la science est déterministe, la pensée magique siège dans un monde surdéterminé. Lenoble parle à ce propos de l’« objectivisme intégral » de la pensée magique, car la subjectivité qui crée le monde n’est pas reconnue. Les expressions de la pensée magique se nient comme discours et ont tendance à s’imposer sous les auspices de l’absolu. En ce sens, on peut considérer, avec Mélanie Klein, que la dépression consiste en la capacité de mettre en crise le modèle égocentrique de l’inconscient. « Être dans le vrai »58, consiste en une négociation perpétuelle de l’articulation entre inconscient et réalité culturelle. Le désir est la forme que prend cette négociation. Lenoble adopte ici une conception de la science avec laquelle le présent travail s’accorde : l’objectivité n’est pas une élimination de la subjectivité, mais sa prise en compte et sa critique.
Si la pensée magique est égocentriste et surdéterministe, elle est aussi (comme la science) classificatoire. Les êtres et les choses y sont ordonnés par catégories. Mais, pour elle, l’opération de sélection et de classement se fait par métonymie et/ou par métaphore. La fumée et les nuages, un doigt et une branche, une voiture et une femme, un aliment et une humeur, un clan et un animal, une couleur (le jaune) et une moquerie (être cocu), une crème et une peau sans ride, sont associés de façon métaphorique et/ou métonymique ; ce qui les situe au sein d’un même ensemble. Les rituels propitiatoires agissent selon cette logique : un tissu de correspondances entre les propriétés des plantes, des animaux, des astres et des humains, fait que l’on peut agir sur l’un pour agir sur l’autre. Faire de la fumée peut alors appeler la pluie, et manger un gâteau évoquer un souvenir. Un travail de classement langagier, encadré et formulé discursivement, crée des ensembles qui regroupent les formes qui composent le cosmos. Chaque culture propose et gère des classifications spécifiques.
J’ai avancé que la pensée magique était universelle, car elle est relative au mode de fonctionnement de l’inconscient. Dans l’univers urbain contemporain elle est donc tout aussi présente que chez les indiens Achuar ou chez les Baruya. Conduire, s'embrasser, composer un numéro de téléphone, se saouler, ou observer des tissus vivants à l’aide d’une technologie sophistiquée, dépend d’opérations mentales et de processus affectifs universels. Ils s’expriment dans la culture sous forme de comportements et d’institutions (Devereux : 1975).
Ainsi, une personne qui est en retard pour se rendre à un rendez-vous, aura tendance à considérer que le sort s’acharne contre elle si son trajet est ponctué de feux rouges ou de bouchons. Cette situation sera souvent vécue comme une injustice. L’automobiliste arrivera à destination troublé, et, pour peu qu’il renverse son café, il s’écriera peut-être : « je ne sais pas ce que j’ai fait au Bon Dieu, mais alors ce matin ça n’arrête pas… ». Il donnera à son environnement une intentionnalité : celle de le punir. Le motif de cette punition importe peu ici, il serait à rechercher par d’autres méthodes car il relève non pas du fonctionnement de l’inconscient mais du vécu de chacun. Le fonctionnement est universel, mais sa forme est encadrée par la culture et marquée par l’histoire du sujet. Le Breton a montré, dans son étude sur la passion du risque (2000), une modalité contemporaine de l’articulation de pratiques corporelles culturellement valorisées, avec cette pensée magique. Les pratiques sportives « à risques », souvent extrêmement cadrées (et donc, du point de vue du biopouvoir, statistiquement peu risquées), permettent au sujet de jouer avec un imaginaire de soi et avec une sensation du monde. Dans ce cadre, la pensée magique peut donner à la nature un pouvoir ordalique.
Pourtant, parfois, en partie de façon hasardeuse, l’imagination se retourne contre sa source : elle blesse, ou peut-être recouvre, le narcissisme de la pensée magique. Freud a mis en lumière trois de ces blessures qui ont marqué la réalité culturelle européenne : avec Copernic l’homme a quitté le centre de l’univers ; avec Darwin, il a perdu sa position privilégiée de créature divine ; avec la psychanalyse il n’est plus maître de lui même, car un inconscient, redevable d’explications scientifiques, l’anime. On doit aussi considérer que des atteintes à la pensée magique se déroulent aussi dans « l’état normal » de l’activité de penser le monde. Cette dynamique s’observe, au niveau individuel, dans le passage du principe de plaisir au principe de réalité, c’est-à-dire lors d’un jeu complexe de définition des frontières entre motivations propres et motivations d’ordre social. Dans les rapports entre ces deux principes, comme dans les rapports entre science et pensée magique, le versant narcissique des sujets trouve toujours à être satisfait. La pensée magique n’est donc pas une culture, mais elle est un brin incontournable pour tout tissage symbolique. Concernant l’étude de l’histoire de l’idée de nature, qui est aussi une étude de l’histoire des sciences, Lenoble permet de considérer que dans toute culture, du côté de l’inconscient, « la Nature s’ingénie à nous plaire » (p. 37).
Le processus historique dont parle Lenoble se situe dans un cadre donné par le présent. Il reconstitue une histoire intellectuelle urbaine occidentale qui s’est progressivement diffusée dans tout le corps social. Pour ce faire, il ne s’adosse à aucun absolu, à aucune vérité qui permettrait de mesurer un écart entre une humanité accomplie et une humanité sous-développée. La généalogie de l’Idée de Nature s’intéresse à une valeur actuelle (la nature), cohérente avec notre système social. Elle en cherche, à rebours, les déterminants historiques. Le progrès scientifique, comme a pu le montrer Lévi-Strauss (1987), avec la métaphore du train59, ne peut être pris comme métonymique d’un progrès général. Ainsi, le travail de Lenoble se situe sur le plan des transformations de l’imbrication entre raison et magie. Il montre une lente modification du découpage du monde. Plus précisément, il décrit le mouvement par lequel la civilisation occidentale a superposé, d’une part, la distinction anthropo-logique entre identité et altérité (Balandier : 1974), avec l’invention de la dichotomie humain/non-humain ; d’autre part, la distinction entre intériorité et physicalité, avec l’opposition corps/esprit (Descola : 2005).
Ce bref exposé a pour but de tenter de tenir compte à la fois d’une structuration culturelle et d’une animation inconsciente des phénomènes sociaux. La principale difficulté que cette décomposition en deux registres idéaux typiques de l’activité humaine, qui elle, doit être considérée comme un tout en mouvement, se situe dans l’évaluation de leurs forces respectives. Le risque serait de considérer que l’une prend le relais de l’autre. Or, il me semble que la question ne doit pas se poser en ces termes, car raison et libido sont en permanence actifs. Il ne s’agit donc pas de mesurer si c’est plutôt l’un ou plutôt l’autre qui caractérise tel ou tel phénomène social, mais de se doter d’outils qui permettent de les décrire en un même mouvement. En effet, pulsions et contrôle, s’ils sont en opposition, sont cependant faits de la même étoffe. De la même manière que jouissance et plaisir ne se succèdent pas selon un mouvement progressiste (voir ci-dessus, p. 109 ), la pensée magique et la raison ne sont pas deux stades de l’humanité : « On pourrait plutôt penser, en se gardant de tout statisme, à une double permanence, d’une part de la raison, d’autre part d’une mystérieuse libido capable de muer tantôt en déraison magique, tantôt en des formes esthétiques et idéales qui pourraient être l’Éros couronnant et achevant la raison » (Lenoble : 1969 ; 40).
Le fait que la science moderne donne le sentiment d’approcher le réel dans son intimité physique n’est pas le garant qu’une société ait atteint un principe de réalité jusqu’alors noyé dans les brumes inconscientes. En effet, le réel et la réalité sont des notions qui doivent être élargies et complexifiées. Elles ne peuvent se limiter aux objets considérés par les sciences dites dures, et l’éthique ne peut se satisfaire des quelques réussites que nous avons connues en ce domaine. Les considérations qui précèdent invitent à penser que la question du rapport au réel et à la réalité peut mener à une double question politique : celle de la gestion de la violence et celle des soins apportés à la construction du sujet. En effet, la tentation de situer la science du côté du principe de réalité est prégnante. Or, d’un point de vue humain (symbolique), la réalité, est relative à l’autre, non au discours scientifique sur le monde physique. Si le principe de réalité aboutit à l’utilité, c’est de manière fortuite, car ce qui motive avant tout le passage du principe de plaisir au principe de réalité, ce n’est pas l’utilité des actes, c’est un plaisir plus grand : le plus-de-jouir. En ce sens, le contraire de l’hallucination, ce n’est pas la science, mais la culture et le social. D’où l’importance d’introduire ici une question politique : si l’on peut rechercher des critères de « santé » culturelle, ils doivent partir de cette idée que le principe de réalité est un soin apporté au lien à l’autre. En se déplaçant dans l’espace ou le temps, l’anthropologie ne remonte pas vers de l’archaïque ou de l’inconscient, mais dans différentes expressions d'un fonds commun. Le fait que d’autres sociétés aient des conceptions de la nature scientifiquement moins justes ne suppose pas qu’elles soient distantes du principe de réalité (dont l’adulte occidental serait le représentant, alors que le primitif ressemblerait à un enfant). Le dispositif de la psychanalyse montre que l’émergence du sujet dans le passage du principe du plaisir au principe de réalité, s’inscrit dans un lien social qui est de même nature que celui qui lie le patient à l’analyste. En ce sens, chaque société a une manière propre de soigner, ou de maltraiter, le lien symbolique nécessaire à l’émergence du sujet. Ce soin n’est pas une conséquence de la découverte de vérités scientifiques, ou de la réalisation d’activités techniques utiles et performantes. Pour se défaire de l’évolutionnisme il faut donc introduire une question politique qui interroge les liens entre ethos et éthique.
Par ailleurs, se pose la question de l’intensité. Il semble en effet que les sciences sociales étudient des lieux de concentration des deux activités. Ainsi, pour Durkheim et Mauss, le découpage du monde s’appuie sur des « attitudes sentimentales » (p. 227). La « nature » et le « corps » sont donc à la fois des concepts et des affects. Ce sont des notions qui sont dotées d’une « valeur émotionnelle» (p. 228). Nous pouvons alors dire que plus un lieu du social est un enjeu pour l’inconscient, plus la raison, exerçant un pouvoir organisationnel et expressif (rituel et discursif), l’est aussi. On comprend donc que la question de la nature, qui renvoie à celle de l’origine (énigme pour le sujet), ait été la cible tant de rationalisations. De même, le puritanisme, masque et exprime par une activité organisationnelle systématique une thématique qui l’obsède : la sexualité. On peut encore considérer qu’une institution comme celle du mariage (l’alliance matrimoniale), encadre un système affectif où se mêlent des sentiments d’amour (agrégation) et de désamour (séparation), encadrés par un rituel à la fois affectif (la cérémonie, le repas et la fête) et contractuel (aspects juridiques, économiques, moraux, patrimoniaux). On voit ici que l’intensité affective et l’intensité organisationnelle de ce lieu du social ont toutes deux le pouvoir de marquer les individus dans leurs vies. Si l’on suit le raisonnement de Georges Devereux (1970), dans l’article Considération ethnopsychanalytiques sur la notion de parenté, on constate que la règle est toujours présente avec autant de force que le désir d’accomplir ce qu’elle interdit. En ce sens, la règle d’exogamie satisfait à la fois à l’interdit de l’inceste (culturel, surmoïque), et aux pulsions auxquelles il s’oppose. La pratique effective, qui consiste en une tentative de compromis qui satisfasse les deux parties (interdit culturel et désir incestueux), définit alors un lieu dans l’espace social. L’intensité de la valeur est donc relative à l’activité dynamique qui articule inconscient et réalité culturelle. Cette dynamique ordinaire permet de considérer la notion de lieu culturel en tenant compte de la complexité des affects qui s’articulent en ce point.
Ainsi, la question de l’intensité que revêtent les lieux doit être envisagée, pour Laplantine (2007 ; 42) en tenant compte de ce jeu qui articule les affectivités personnelles :
‘La notion de Chorégraphie (et non plus de topographie) a l’avantage de nous faire comprendre (mais d’abord de nous faire ressentir, regarder, écouter) l’être ensemble du chœur qui désigne à la fois le lieu où l’on danse et l’art de danser. Chora est ce lieu en mouvement dans lequel s’élabore une forme de lien qui est un lien physique. Mais, pour appréhender les infimes modulations du corps en train de se transformer, son aptitude à devenir autre que ce qu’il était et, plus précisément encore, à ressentir la présence en lui de tout ce qui vient des autres, il convient d’introduire une dernière notion : non seulement chora, mais kairos, qui est l’instant où je ne suis plus avec les autres dans une relation de simple coexistence mais où je commence à être troublé par eux. […] Kairos est ce moment précis où nous renonçons aux fictions de « l’autre », de « l’étranger » et où nous réalisons une expérience qui est celle de l’étrangeté.’L’intensité émotionnelle, la « valeur affective » (Durkheim et Mauss : 1968 et 1969), joue avec un système conceptuel qui découpe et organise l’espace social. La localisation, toujours précaire, résulte de ce jeu que chaque société module à sa façon. Au cœur de la dynamique du lieu (kairos), ce qui relève de l’erreur, de l’errance, de la perte et de la souffrance, entre dans cette dynamique complexe et parfois hasardeuse, où organisation, destruction et création s’articulent. Ainsi, dans l’espace social, certains points articulent avec force les sujets entre eux. Ils donnent aux pulsions un moyen d’expression, une forme culturelle qui organise (rationalise) l’expérience dans un discours culturellement vrai.
Ce terme désigne ici l’activité psychique, non le système culturel, qui est lui-même une combinaison de pensée magique et de raison.
Canguilhem, cité par Foucault (1971)
Lévi-Strauss montre que la direction du train dans lequel nous sommes embarqués conditionne notre perception de l’extérieur. Un train, ou une culture, qui irait dans une direction perpendiculaire à la notre nous apparaîtrait immobile. Ainsi, en fonction des valeurs acquises lors de notre socialisation, nous perdons des possibilités de percevoir des significations liées à d’autres valeurs.