Nous allons à présent entrer dans une histoire qui fit naître l’individu60 par un « discours de vérité » (Foucault : 1971) qui sépara le sujet de la nature, et qui fit une distinction entre son corps et son âme. L’affirmation de l’intériorité humaine comme critère distinctif fit que les Grecs, puis les réformateurs du XVIIe siècle, vécurent un retrait du cosmos. En faisant du corps et du monde des objets appartenant au registre des choses, et de la raison l’unique voie pour s’en dégager et accéder à la vérité, par trois fois, l’occident travailla à organiser de nouvelles conditions d’être au monde. L’Antiquité grecque, la Renaissance, puis les Lumières, immédiatement suivies de l’institutionnalisation des disciplines au XIXe siècle, ont inventé, travaillé et affiné des modalités de vivre la nature, le corps et le politique, que l’on peut mettre en perspective. Cette tendance se caractérise par le recours toujours renouvelé à une opposition entre penser et sentir.
Pour Lenoble, la généalogie de l’idée de nature commence à Athènes, au Ve siècle avant J.C. Cette naissance est concomitante avec l’invention de la philosophie et de la science moderne, ainsi qu’avec la fondation d’un fonctionnement citadin démocratique61. L’importance de ce mode de fonctionnement mit la gouvernance de la cité au centre du débat public. Les règles sociales ne relevaient plus d’une tradition liée aux récits mythiques dont les prêtres détenaient le monopole, mais d’une pratique d’exposition orale accessible à tous les citoyens. La vérité transcendantale de la tradition mythologique fut remplacée par une vérité conçue comme une élévation de l’âme au niveau du monde des essences (Châtelet : 1992 ; 51). Cet accès à la transcendance du monde des Idées était le fruit d’une technique, la rhétorique, qui établissait la logique d’une proposition dans le but d’en faire accepter la vérité. L’ordre de la vérité s’établit dès lors dans le registre du logos (raison) et de la discussion. Si Platon invente Calliclès pour affirmer que la vérité est extérieure au discours, il n’en demeure pas moins que ce personnage lui permet d’exprimer l’impossible adéquation de la raison et de la réalité.
Selon Lenoble, Socrate n’avait plus besoin des dieux pour penser, et, au milieu des choses sans âme, la nature l’ennuyait :
‘Socrate est un moraliste, l’homme seul l’intéresse ; il vit sur l’Agora, et lorsque ses disciples l’entraînent un jour à quelques stades d’Athènes, sur les rives de l’Ilissos, il s’ennuie au milieu de ces choses sans âme et qui ne parlent pas, et revient au plus vite au milieu des hommes. Il avait fondé la physique. Elle est née, en effet, de ce dédain qui privait les choses de leur âme. (Lenoble : 1969, 61).’Coupant le citoyen du cosmos, ce philosophe fit de l’homme un système clos, c’est-à-dire un fait, une existence pour elle-même. L’homme fut donc doté d’une essence, et la philosophie s’attacha à constituer une connaissance ontologique. Parallèlement, la nature, en partie disjointe du corpus mythique dont les prêtres se servaient pour l’expliquer, devint objet de contemplation esthétique, d’observations renouvelées et de transformations techniques.
Socrate et Platon furent des moralistes, ils s’intéressèrent à la politique, à l’organisation de la cité. Leurs réflexions furent une des lignes de force d’une période où fut bouleversé l’aspect moral d’une société. S’ils ne furent pas des scientifiques, mais ils marquèrent le début d’une épistémologie (ou d’une anthropologie) qui anime toujours la science moderne. Ainsi, pour Lenoble (p. 69), une nouvelle « mythologie savante », conceptuelle et non expérimentale, aurait remplacé « un mythe peureux et obscur par un mythe fécond et bienfaisant » (la belle nature, non plus crainte, mais source d’inspiration, car objet d’observation « désaffectivée »). Les relations entre la nature et l’âme étant pacifiées, il fut possible de voir la nature comme un ensemble de substances (et non de signes), qui ont chacune un mouvement propre. Il s’agissait donc, par l’exercice de la raison, de découvrir des propriétés et de dégager l’ordre qui les tenait ensemble. La pensée platonicienne est considérée, par de nombreux épistémologues, comme la source d’inspiration qui fut la plus valorisée dans l’histoire européenne. Elle apparaît avec force en différents points de la « dynamique de l’occident ».
Pour Lenoble, la science grecque était une cosmogonie, mais elle tendit, avec Aristote, à traiter les choses à partir d’une affectivité ayant déplacé ses craintes et ses espoirs sur d’autres objets (la politique, la république, les Idées, la vérité). La nature gagna en altérité, car elle n’était plus la clef de la sociabilité. Le lien qu’entretiennent les hommes se présenta sous les auspices du registre langagier (la discussion politique). Celui qu’entretiennent les choses, se mit à dépendre de leurs propriétés et de « lois » universelles. Cette esquisse de pensée « naturaliste » classifie, conceptualise et recourt à une vision en termes de systèmes. Si les penseurs athéniens réfléchissaient sur une altérité régie par des lois, avant Aristote, leur science ne fut jamais expérimentale ; elle se rapprochait plus du raisonnement mathématique, alors en plein essor. La réforme de la conscience que proposa Socrate, puis la réforme de l’ordre de la cité proposée par Platon, menèrent à la réforme de la perception de la « nature » opérée par Aristote. La surnature, la superstition et les lois divines suscitant un certain dédain, ces précurseurs permirent l’élaboration d'une certaine physique. La nature cessa d’être une menace, elle devint objet de contemplation esthétique et scientifique. En apparence, elle s’éloigna donc d’une conception cosmogonique où tout s’adresse à l’homme.
Pour François Châtelet (1992), le fait que cette esquisse de scientificité ne fut pas expérimentale est compréhensible. La réflexion sur les lois, tant sociales que naturelles, demandait à se défaire de l’expérience égoïste. Il y eut ici un effort pour que l’ego ne soit plus la mesure du monde naturel. Les mathématiques, la raison, la logique, permirent une réflexion abstraite et générale. La recherche de lois mène à l’universel et à la constance, elle s’écarte du particulier et du circonstancié de l’expérience vécue. Ainsi, dans le mythe de la caverne, l’homme ne peut pas voir le monde tel qu’il est car il se fie trop à ses sensations. Il lui faut sortir de l’expérience par l’usage de concepts, ou d’Idées, afin de découvrir l’être des choses, c’est-à-dire une vérité qui ne doive rien à l’expérience personnelle ni au jugement égoïste, ni même à une convention établie suite à une discussion (la vérité comme majorité d’opinion). La nature qui s’ébauche ici s’est construite en opposition à la surnature et aux sensations subjectives. Pour Lenoble, si cette pensée n’a pas réfuté l’ordre précédent (mais l’a abandonné), les forces inconscientes ne seront pas moins actives dans le système qui s’ébauche à partir de cette « révolution ».
La notion d’individu me permet de désigner l’histoire du sujet occidental.
Je noterai, avec François Châtelet (1992), mais sans m’y attarder plus que lui, que cette époque est aussi marquée par un essor du commerce et par l’esclavage.