Le corps : invention moderne, enjeu social et possession de l’individu

Le corps est un objet actuel. En ce sens, mobiliser l’histoire sera toujours ici une façon d’aborder un devenir présent, « un passé contemporain du moment d’où l’on peut l’évoquer » (Benasayag : 2004 ; 101). Parler de corps en anthropologie demande une mise en garde, car le corps n’est pas universel. Il s’agit en effet d’un concept lié au processus de civilisation urbain, c'est-à-dire à un changement dans la façon de concevoir la distinction entre nature et culture, mais aussi à une nouvelle façon de vivre le lien social et l’existence personnelle.

À la Renaissance, les premiers anatomistes transgressèrent un interdit. La chair humaine, jusqu’alors prise dans un réseau de significations qui posait des analogies entre la société, le cosmos et le corps (Le Breton : 2001 ; 46), devint un objet d’essence distincte de celle de l’humain. À partir de cette période, le corps et la matière commencèrent à pouvoir être profanés, ouverts, disséqués. En tant que faits, ils purent être manipulés aussi bien pour en tirer une connaissance objective, que pour être transformés techniquement. La raison cartésienne, en opérant une distinction entre l’âme et le corps, fit passer le corps et la nature au rang de choses.

Réinterprétant l’héritage grec, les nouveaux modernes ont orienté le concept de nature vers une vision désacralisée, qui pense en termes de faits et de choses séparables de l’âme et de la pensée. L’univers, dont le corps commença à faire partie en tant qu’élément et non plus en tant que métonymie, gagna en altérités. Pour ce faire, les penseurs se dotèrent d’une pensée méthodique, cherchant des langages qui permettraient une nouvelle réflexion. Les éléments du cosmos, tout comme le corps humain, furent individualisés. La séparation cartésienne du corps et de l’âme fit que le corps gagna du terrain dans le registre de l’avoir (Le Breton : 2001) et non plus seulement dans celui de l’être.

Ce mouvement, dont j’ai déjà abordé le versant lié à la ville, est intimement lié à des pratiques sociales citadines de plus en plus individualisées. La fortune bourgeoise, la performance de l’artiste (le portrait), la relation directe que les Réformés se mirent à entretenir avec Dieu, sont autant d’indicateurs d’une logique où le calcul, l’ambition, la réussite et la responsabilité individuelle furent associés à la personne. Les individus qui naquirent entre le XIVe et le XVIIe siècle établirent petit à petit une distance avec le cosmos et avec les autres membres de la communauté. Ils s’éloignèrent aussi d’eux-mêmes puisque leur destinée relevait de plus en plus d’un sentiment de soi qui valorisait de façon croissante le choix et le libre arbitre. L’individualisme s’inscrit donc dans un mouvement global qui écarta les choses les unes des autres et qui donna à la conscience individuelle une dimension transcendante.

Dans ce mouvement disjonctif, le corps fut doté de contours plus étroits et plus ritualisés (Elias : 1973). Sa puissance devint limitée (d’un point de vue magique) et son lien au monde tributaire d’une affectivité renouvelée. Il est difficile d’établir une origine pour décrire ce mouvement, mais l’on constate qu’il va de pair avec des manières et des pratiques qui furent celles d’une élite économique et/ou savante. Dans La civilisation des mœurs, Elias montre en effet comment, en France, durant le processus de transformation des monopoles seigneuriaux en monopole étatique, la noblesse mit en place des rituels de « politesse » ou de « civilité » qui consistèrent en un contrôle du corps de plus en plus resserré (nudité, rot, crachat, manières de table, sexualité…). Ce mécanisme européen de valorisation du contrôle des pulsions servit à « exprimer le sentiment de supériorité de la couche européenne dominante par rapport aux autres couches jugées par elle plus simples ou plus primitives » (p. 85). Cette « économie affective », socio et psycho-génétique, fut adoptée par la bourgeoisie, alors en pleine ascendance comme nous l’avons vu à propos de la ville commerciale, et se diffusa très lentement dans tout le corps social.

‘Et s’il est vrai qu’à la suite de la montée plus prononcée des milieux bourgeois à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, autrement dit, de l’extension de la société de cour par l’assimilation plus marquée des groupes évolués de la bourgeoisie, le comportement et les manières subissaient des modifications progressives, celles-ci se faisaient sans rupture, dans la continuité de la tradition aristocratique de cour du XVIIe siècle. (Elias : 1973 ; 78)’

Pour Elias, la diffusion progressive de ces moeurs à l’ensemble de la société eut un rôle dans la constitution d’un caractère national distinctif. Un certain ethnocentrisme, dont nous verrons une des fonctions politiques à l’aide de Foucault, s’est nourri de ces rituels individualistes et distinctifs. Si la valeur de « civilité » traça d’abord une frontière à l’intérieur même de la société qui instaurait le monopole absolutiste royal, il remplit par la suite la même fonction distinctive par rapport à d’autres nations. Dans les deux cas, mais avec des résultats parfois différents, le sentiment de supériorité permit de doter les sujets de cette discipline d’une légitimité dans leurs actions violentes (droit de vie ou de mort, colonisation interne, colonisation externe).

Par la transgression de la conception cosmogonique de la société, purent se mettre en place la transgression de la nature et celle du corps. L’individualisme et le corps de l’individu sont issus d’un usage particulier du pouvoir et d’une conception de l’ordre social qui se démarque du fonctionnement médiéval. Pour Le Breton (2001 ; 45) :

‘Le mouvement d’autonomisation relative des acteurs de certains groupes sociaux ne cesse de s’accentuer au fur et à mesure que les cadres sociaux de l’économie médiévale volent en éclats dans la prolifération des intérêts privés. L’économie médiévale s’oppose en effet structurellement à l’enrichissement de l’un au détriment des autres. […] [Au Moyen-Âge] Les règles canoniques en vigueur interdisent le prêt avec intérêt. C’est Calvin en 1545 qui distingue les lois célestes et les lois humaines, afin de justifier le crédit et donner ainsi une légitimité décisive à l’entreprise commerciale ou bancaire. Parallèlement d’ailleurs, les réformés, en s’opposant aux institutions ecclésiastiques, en refusant le magistère du prêtre, font de la religion un problème de conscience personnelle, mettant chaque homme devant Dieu sans autre intermédiaire. Moment important de l’avancée individualiste. C’est dans ce contexte que le capitalisme prend son essor à la fin du XVe et au XVIe siècle et donne à l’individualisme une extension grandissante au fil des siècles.’

De même, pour José Carlos Rodrigues (2001) : « les mentalités et les sensibilités médiévales sont ce contre quoi la culture capitaliste et, plus tard, la culture industrielle se définissent » (p. 17). La bourgeoisie capitaliste naissante chercha à adopter des codes sociaux qui la différenciaient du reste du corps social (Elias : 1973 ; 157). D’un côté elle s’écarta du « peuple », par l’adoption des manières de cour ; de l’autre, elle fissura la supériorité des aristocrates en remettant en cause leur légitimité mythique par la valorisation du prestige entrepreneurial.

Nous voyons donc qu’alors même que le pouvoir souverain achève un processus de centralisation monarchique et d’établissement d’un monopole financier, politique, policier et symbolique, une nouvelle force sociale, la bourgeoisie, reprend à son compte ce mouvement en lui donnant une forme plus proche de ses intérêts. Cette classe montante opère une usurpation des monopoles seigneuriaux. La bourgeoisie va en effet prendre la place de l’aristocratie, en poursuivant et en profitant d’une stratégie distinctive reposant sur une politique de mœurs. Cette sociogenèse et cette psychogenèse opèrent un triple retrait, car le sujet vit et amorce une séparation du corps, de la communauté et de lui-même. La modernité devient alors l’espace historique d’émergence d’un nouveau type de lien social et d’une nouvelle façon de se sentir au monde. Les sciences et les techniques, par leur discipline mais aussi par leurs découvertes et les espoirs qu’elles nourrissent, y ont une place prépondérante. Avant de décrire les prolongements de l’articulation entre le nouveau pouvoir bourgeois associé au contrôle du corps et la pratique industrielle, il faut s’attarder sur le contenu signifiant de ce nouveau corps. En effet, le corps machine, en tant qu’objet désacralisé et manipulable, est une invention historique qui éclairera le corps des randonneurs ainsi que les outils dont ils se servent.