Mécanisme

Au XVIIe siècle, une figure nouvelle apparaît à la suite des importantes découvertes scientifiques que Galilée, Kepler, Vésale et leurs collègues ont pu faire dans les registres de la physique, de l’astronomie ou de l’anatomie.

‘1632. Galilée demande à des ingénieurs de nous découvrir le vrai système du monde. Vous voyez que cette date mérite d’être retenue : la structure de la Nature et conjointement la structure de la société vont subir un remaniement complet ; l’ingénieur conquiert la dignité du savant, parce que l’art de fabriquer est devenu le prototype de la science. Ce qui comporte une nouvelle définition de la connaissance, qui n’est plus contemplation mais utilisation, une nouvelle attitude de l’homme devant la Nature : il cesse de la regarder comme un enfant regarde sa mère, prend modèle sur elle ; il veut la conquérir, s’en rendre « maître et possesseur ». (Lenoble : 1969 ; 312). ’

Une réforme dans la perception de la nature place l’homme face à celle-ci et non plus en son sein. Si, pour Galilée, « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique », c’est que la nature est devenue complètement autre. Dieu ne disparaît nullement dans cette révolution, mais il est conçu comme un grand ingénieur. La science doit alors déchiffrer les œuvres du Créateur et la morale qui les sous-tend. La science et la raison, l’épistémè que Descartes formule par le cogito, sont vus comme une grâce qui permet à l’homme de travailler à la cause de Dieu. À l’ingénieur divin répond l’ingénieur humain, disciple raisonnant dont le destin est de se rendre « comme maître et possesseur de la nature »62.

Pour Le Breton, cette période se comprend comme une mise à l’écart du corps. En effet, chez Descartes, les sensations, les affects et les passions sont « des erreurs de l’âme ». Le corps est isolé de l’âme et rejeté du côté de l’erreur (et du cadavre). Il devient un reste, une matière troublante qui se présente comme un fardeau. Le dualisme cartésien tend à considérer que le corps est surnuméraire par rapport au bonheur de l’âme. Il est un reste dont on commence, dans les milieux savants, à ne plus savoir que faire. Une méfiance à l’égard des sens (qui avaient laissé croire que le soleil tournait autour de la terre), engage la science vers un nouvel usage de la perception. Si, à partir de cette époque, la vue, sens de la distance, devient prépondérante, on constate surtout qu’elle s’adjoint des instruments tels que le microscope ou le télescope, afin d’éviter les pièges d’une perception trop immédiate.

Cette époque se caractérise donc par une volonté de savoir et de maîtrise de la nature et du corps. Un sentiment de puissance, et une certaine confiance en l’avènement d’un bonheur lié à cette maîtrise, anime les personnes les plus « éclairées ». Le monde et le corps, conçus comme des machines, émoussent les élans progressistes des entrepreneurs et des ingénieurs. Ce corps manipulable et dressable convient aux activités naissantes de la manufacture. Le travail répétitif, séquencé, rationalisé et pensé selon la nouvelle valeur de l’utilité, peut se greffer sur son miroir idéal : la machine-outil. Déprécié, désymbolisé, il trouve son salut dans la figure de l’automate et dans les premières formes de performance productivistes. Ainsi, pour Michel Foucault (1975 ; 160) :

‘Il y eut, au cours de l’âge classique, toute une découverte du corps comme objet et cible du pouvoir. On trouvera facilement des signes de cette grande attention portée alors au corps – au corps qu’on manipule, qu’on façonne, qu’on dresse, qui obéit, qui répond, qui devient habile ou dont les forces se multiplient. Le grand livre de l’Homme-machine a été écrit simultanément sur deux registres : celui anatomo-métaphysique, dont Descartes avait écrit les premières pages et que les médecins, les philosophes ont continué ; celui technico-politique, qui fut constitué par tout un ensemble de règlements militaires, scolaires, hospitaliers et par des procédés empiriques et réfléchis pour contrôler et corriger les opérations du corps. Deux registres bien distincts puisqu’il s’agissait ici de soumission et d’utilisation, là de fonctionnement et d’explication : corps utile, corps intelligible.’

Pour le philosophe, c’est la docilité qui fait le pont entre le corps objet de science et le corps objet de technique. Nous allons à présent nous attarder sur une dimension de cette « anatomie politique » que Foucault, dans un texte particulièrement désenchanteur, associe au racisme, à la guerre et au suicide.

Notes
62.

Citations tirée du Discours de la méthode de Descartes, in : Burbage Frank (textes choisis et présentés par), La nature, Paris, Flammarion, 1998.