Biopouvoir et racisme d’État63

Pour Foucault, le passage de l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècle) à l’époque moderne est marqué par un changement dans la façon d’exercer le pouvoir. L’ancien pouvoir, celui du souverain, s’exerçait au nom d’une force, celle du glaive, qui lui permettait de donner la mort s’il se sentait menacé. Le souverain avait un droit de vie et de mort sur ses sujets, ou, plus exactement, « le droit de faire mourir ou de laisser vivre » (Foucault : 2006 ; 8). Il s’agissait d’un droit de prélèvement, de prise, qui permettait au souverain de s’emparer ou de supprimer. Un pouvoir éclatant, somptuaire, où la loi était à la fois terrifiante et unifiante. Elle se devait de triompher et de s’imposer. Lorsqu’elle était transgressée, c’était son instance physique, le corps du souverain, qui était menacée. Ainsi, le moindre des criminels était un « petit régicide en puissance » (Foucault : 1975 ; 65). Ce pouvoir souverain était lié à la double valeur du sang. D’un côté, sang versé dans l’exercice punitif ou guerrier, de l’autre, sang noble et brave du lignage souverain. La pureté du sang royal devait éblouir, subjuguer et mythifier la force d’un lignage supérieur et légitime qui avait le pouvoir de faire couler le sang de ses ennemis.

Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, l’industrialisation de la société ainsi que la révolution agricole (qui abolit la peur de la famine), posèrent une question nouvelle au pouvoir. Le capitalisme, dont nous avons vu que les ramifications puisent dans l’histoire de la Renaissance bourgeoise, chercha à majorer les forces productives en minorant la contrainte extérieure. La classe bourgeoise, qui avait usé de la discipline corporelle dans une stratégie de distinction et d’ascension sociale, se mit à généraliser un traitement rationnel du corps que Foucault (1975) appelle « microphysique du pouvoir ». Cette rationalisation devait permettre aux manufactures d’augmenter leur productivité. Avec l’apparition de l’Etat moderne et avec la prise de pouvoir de la bourgeoisie capitaliste et industrielle, se posa la question de gouverner moins, tout en orientant plus. Les disciplines offrirent à cela une solution : renforcer la répression des pulsions, « l’économie psychique de l’homme » (Elias : 1975 ; 309), par le biais de l’autocontrôle. En ce sens, le dressage des corps fut aussi un processus de dressage des affects et de l’esprit.

Au XIXe siècle, se propagea à l’ensemble du corps social un paradigme dont nous sommes les héritiers : l’individu comme force autonome de production et comme symbole d’une unicité. La caserne, la prison, la manufacture, l’école ou l’hôpital furent les lieux d’application d’une « anatomo-politique » qui s’ancre sur le corps-machine. Le corps du militaire, celui du prisonnier, de l’écolier, de l’ouvrier ou du fou, durent être éduqués et surveillés afin d’être rendus efficaces et/ou normaux. Dans ces institutions et sur ces corps s’élabora aussi une connaissance de ce qu’un nouveau concept normatif se mit à désigner : l’humain. Ainsi, héritière de la philosophie des Lumières, « la prison devient un laboratoire d’humanité » (Dekens in Foucault, 2004). Par l’examen et l’inspection des corps, en particulier à l’hôpital et dans la prison, les sciences de l’homme allèrent construire une réalité et un objet d’étude : l’humanité. L’individu entra dès lors dans le champ du savoir, tout en devenant le lieu d’un pouvoir coercitif. L’individu moderne fut d’abord un anormal dont on a cherché à conjurer les écarts par le recours à des techniques de dressage (au sens de faire tenir droit). L’émergence de l’individu alla de pair avec la mise en place d’un pouvoir et d’un savoir (Foucault : 1975 ; 227), qui se sont combinés au sein d’institutions nouvelles. Cette discipline institutionnalisée des corps a favorisé l’autocontrôle plutôt que le contrôle répressif. Il s’agissait en effet, pour le nouveau pouvoir, de gouverner le moins possible tout en renforçant les normes dont la nouvelle économie avait besoin. Majorer les forces de l’individu non pas sous la terreur du glaive, mais sous couvert d’une adhésion de chacun à une norme jugée utile. Corollaire de cet autocontrôle : la capacité des uns et des autres à s'entre-corriger. Discipline, surveillance et autocontrôle constituent le premier versant de ce que Foucault appelle le biopouvoir.

Le second versant ne se situe pas au niveau du corps individuel, mais au niveau de la population. Dans la mesure où la souveraineté monarchique était devenue inopérante pour régir une société en cours d’industrialisation et d’expansion démographique, le pouvoir dut se doter d’outils qui, non seulement éduqueraient dans le détail, mais aussi géreraient une masse de faits dont on était en train d’isoler les conséquences sur la vie. Le biopouvoir dut, par une politique hygiéniste, assumer non plus le droit de tuer, mais la prise en charge de la survie. À partir d’un corpus de données médicales et comportementales, à partir d'une typologie des anormalités et des déviances, mais aussi à partir d’un savoir biomédical en cours de formation64, va se mettre en place une gestion de la population, une sorte de « politique de santé ». Le biopouvoir établit alors une norme découlant d’un savoir élaboré dans les institutions (cliniques en particulier), afin de gérer la vie et de la rendre plus forte et plus performante. Un perfectionnement de l’espèce (taux de mortalité, de natalité…) semble ici aller de pair avec le libéralisme et le capitalisme.

La thématique qui relie les deux faces du biopouvoir (discipline individuelle et régulation de la population), est la sexualité. Ce que le philosophe identifie comme le passage « d’une symbolique du sang à une analytique de la sexualité » consiste en une attention et en une valorisation unifiante du sexe. Foucault montre que sous l’apparente répression victorienne de la sexualité, se cache une extrême valorisation qui aboutit à une « austère monarchie du sexe » (2004 ; 36). Du sang au sexe, le pouvoir passe du pouvoir de tuer et de laisser vivre, au pouvoir de faire vivre et de laisser mourir. Le sexe est alors sous la dépendance historique d’un « dispositif de sexualité » qui permet de contrôler, d’un côté, le plaisir individuel, et de l’autre, souvent à travers des indicateurs statistiques, les variations de la population (progressivement conçue comme ensemble des individus d’une race supérieure). Par une ruse consistant à faire croire que le sexe était ce qui échappait au pouvoir de la loi et de la répression, le pouvoir moderne a en fait instauré un véritable amour du sexe. Et Foucault de mettre en garde les lecteurs adeptes de l’idée d’une libération sexuelle : « ne pas croire qu’en disant oui au sexe on dit non au pouvoir, on suit au contraire le dispositif général de sexualité » (p. 33). Il en appelle alors à un affranchissement du sexe par un retournement tactique qui stopperait la survalorisation du sexe (clef de voûte de la discipline et de la biorégulation) par une « contre-attaque des corps et des plaisirs » (p. 34). Bien que les ponts entre la psychanalyse et la pensée de Foucault soient difficiles à jeter65, on retrouve ici une conclusion de la psychanalyse : le sujet émerge dans une diversification des objets de plaisir.

Le point qui nous intéresse plus particulièrement dans l’analyse de Foucault, tient dans le lien que l’auteur fait entre le biopouvoir et le racisme. En effet, le biopouvoir établit une norme à partir de laquelle les individus, mais aussi les races, sont classés en fonction de leur distance par rapport à la normalité. Dans cette nouvelle économie, marquée par le passage de la loi à la norme régulatrice, et par une croissante revendication du « droit à la vie, au corps, à la santé, au bonheur » (p. 19), comment s’exercera la menace absolue, que la loi ne peut assurer que par le glaive et la mort ? Comment l’État peut-il symboliser cette force ? Pour le conférencier du Collège de France66, le biopouvoir passe par le racisme. En effet, celui-ci permet d’établir une coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir. Le racisme, sous sa forme étatique et biologisante, est le moyen d’assumer à la fois le pouvoir de vie sur les individus les plus proches de la norme, et le pouvoir de mort sur ceux qui s’en écartent, ou, pire, qui la menacent. L’ancienne loi guerrière, qui énonçait « plus tu tueras, plus tu vivras », se trouve reformulée en termes biologiques. La mort n’est plus celle d’un adversaire politique qui menace le souverain, mais elle est destinée à l’anormalité en tant qu’elle menace la vie en général. Le racisme permet à l’État d’exercer son pouvoir de mort (lié au sang), tout en gardant sa fonction de faire proliférer la vie (liée au sexe). Plus les espèces inférieures, plus les dégénérés, les anormaux ou ceux qui sont proches de l’animalité disparaîtront, plus chaque individu de la race supérieure vivra. Il s’agit ici de supprimer les dangers, internes ou externes à la société normative, qui menacent la survie de la population. Ainsi, le racisme devient « la condition d’acceptabilité de la mise à mort dans une société de normalisation ». Dans cette configuration, chaque individu peut s’identifier à l’espèce, c'est-à-dire qu’il peut élever ses intérêts à ceux de l’humanité toute entière. Egocentrisme et ethnocentrisme se combinent dans un mouvement de pensée évolutionniste qui tend à rejeter l’obscure précarité de la vie hors des frontières spatio-temporelles de la modernité (dans le Moyen-Âge et les colonies).

Foucault poursuit son raisonnement en proposant une analyse de ce qui lui semble consister en une généralisation paroxystique du biopouvoir et du racisme d’État : le nazisme. Avec cet exemple, on arrive à voir comment le biopouvoir peut réinvestir l’ancienne logique de la loi du sang. Pour Foucault, les États les plus meurtriers sont aussi les États les plus racistes. Ainsi, l’État nazi fut extrêmement disciplinaire, mais aussi, extrêmement assurantiel67. Il s’inscrit donc sur ce versant dans la logique du pouvoir moderne. Mais, sur un autre versant, il se caractérise par un double déchaînement du pouvoir meurtrier. À l’intérieur de la nation, ce pouvoir de mort est généralisé à toute la population par la pratique de la dénonciation (elle permet à chacun de tuer quiconque). En symétrique, la solution finale fut pensée comme une victoire décisive de la race supérieure sur toutes les autres races. Victoire d’autant plus éclatante qu’elle ne se concevait que par le biais de la guerre totale. Celle-ci, en tant qu’objectif politique et fin ultime du processus de purification, consistait aussi en une exposition générale de la population à la mort. Cette exposition à la destruction totale devait ainsi, non seulement constituer la race aryenne en race supérieure, mais en plus elle devait la régénérer. La solution finale consistait donc, en tant qu’élimination de toutes les races dégénérées, en une victoire pour la survie de l’espèce. Le racisme et le biopouvoir s’articulent en ce point. L’État nazi serait donc « un État absolument raciste, absolument meurtrier et absolument suicidaire ». Ce dernier aspect étant exprimé clairement par le télégramme 71 d’avril 1945, dans lequel Hitler ordonna la destruction des conditions de vie du peuple allemand. Pour Foucault cette combinaison du sexe et du sang, du biopouvoir et du racisme, de la mise en danger de soi, de la destruction de l’autre et du suicide est une potentialité de l’État moderne, qu’il soit capitaliste ou socialiste.

Notes
63.

Pour écrire cette partie, je me suis aussi servi d’enregistrements des cours que Foucault a donnés au Collège de France et rediffusés surFrance Culture. Téléchargeables sous les titres : - Michel Foucault - Il faut dé́fendre la société́ ; - 2 - Histoire de la lutte des races (1976).rm ; France Culture - Michel Foucault - Il faut dé́fendre la société́ ; - 4 - Faire vivre et laisser mourir.mp3 ; 02 - 28 Jan 76 (2) Contre Histoire et Révolution.

64.

À propos de l’origine culturelle des représentations de la maladie et de l’insalubrité, voir CORBIN Alain, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social XVIII°-XIX° siècles, Paris, Flammarion, 1982. Pour cet auteur : « les savants [pasteuriens] ont apportés leur caution à d’antiques stéréotypes » (p. 52).

65.

En particulier en ce qui concerne la remise en cause radicale de la différence biologique des sexes chez Foucault (reproche de pansexualisme adressé à Freud). L’auteur considère en effet (p. 33) que « le sexe » relève de l’imaginaire. Si mon travail adhère à l’importance donnée par le philosophe au dispositif de sexualité, il n’ira pas jusqu’à remettre en cause la différence physique entre l’homme et la femme, et, de là, l’importance du sexe dans la question du plaisir. Ces questions demanderaient un approfondissement qui déborderait les ambitions de cette recherche.

66.

Il y a ici un dilemme, car Foucault semble ne pas avoir été très favorable à l’enregistrement de ses cours. C’est pourtant là, et non dans ses écrits qu’il détaille le plus le lien entre le biopouvoir et le racisme d’État.

67.

L’article de Richez et Strauss (in Corbin : 1995) montre combien, sous le III° Reich, le temps libre et le tourisme étaient valorisés. De nombreuses activités et de nombreux voyages furent offerts aux classes ouvrières. Leur organisation stricte et disciplinée devaient régénérer les forces vives de la nation et leur apporter éducation et auto-estime.