Temps, travail et hédonisme

La diffusion de la valeur des vacances et des déplacements saisonniers va de pair avec l’industrialisation de la société du XIXe siècle. Cette période fut particulièrement sensible au temps. Temps qui passe du spleen et de l’ennui, mais aussi temps qui se mesure, qui se compte et se codifie progressivement. Alain Corbin (1991 ; 9-22), avant de montrer l’émergence d’une « arithmétique du temps » qui tient en horreur l’oisiveté et le « temps perdu », note combien les rythmes journaliers de la France du XIXe siècle étaient multiples. D’une région à l’autre, l’heure des repas paysans variait en nombre et en rythme. De même, les notables, dans un premier temps, résistèrent à l’uniformisation du temps.

L’économie moderne du temps s’est construite sur une rentabilisation et une uniformisation du rythme journalier. Le salaire horaire, la précision croissante des règlements dans les ateliers et la tendance à ne plus laisser s’entremêler travail productif et loisir (aller boire une chopine ou prendre le temps d’aller faire une tâche personnelle pendant les heures de travail), mena les sujets de cette époque à opérer un « quadrillage du temps » de plus en plus strict. Ainsi, l’individu s’est trouvé pris dans des procédés disciplinaires qui dressent son corps et son rapport au temps. Cette économie eut aussi une incidence sur le rapport au travail. Ainsi, Corbin avance que « la netteté accrue de la coupure [entre travail et loisir] modifie radicalement la physionomie des heures laborieuses ; l’attente du loisir limite la joie du travail accompli » (1991 ; 15).

Cette modification s’accompagne d’un calcul du temps ouvré (symbolisé par l’usage de l’agenda mais aussi de l’horloge) et d’une prétention ouvrière au temps oisif. Ainsi, la loi du 21 mars 1841 limita la durée du travail quotidien des enfants à huit heures et leur interdit le travail nocturne. En 1848, la journée de travail en usine fut limitée à dix heures à Paris et à onze heures en province (Corbin : 1991 ; 14). En 1866, monta la revendication de la journée de huit heures. Mal accueillie par certains patrons, d’autres y virent une mesure de repos physique et psychologique permettant d’accroître le rendement de chaque ouvrier (Brito : 2005 ; 28). Les « premier mai » de 1890 et 1891, la revendication des « trois huit » semble combiner l’exigence de rentabilité avec celle de la séparation entre temps ouvré et temps pour soi. Si l’on peut, à la suite de Jean Viard, considérer que le temps de travail a fortement tendance à diminuer depuis le XIXe siècle, ne faut-il pas aussi considérer que le « sentiment de manque de temps » (Viard : 2002 ; 18) qui nous est contemporain, est à mettre en rapport avec une autre économie du temps ? Concernant la dimension historique de son questionnement sur la place sociologique du temps libre, l’auteur ne tombe-t-il pas dans le piège de l’anachronisme, contre lequel Corbin met toujours ses lecteurs en garde en préambule à chacun de ses ouvrages ? Comparer le temps ouvré en différentes époques à partir de critères quantificatifs, semble en effet trouver une limite dans la construction même de la catégorie de temps ouvré. En effet, si l’on suit l’analyse de Corbin, avec l’avènement des loisirs, l’expérience du temps comme celle du travail se trouvent redéfinies. Pourrait-on alors parler d’un « sentiment de labeur » en constante transformation ?

Corbin précise aussi que cette discipline des rythmes journaliers fit que l’on dut accorder les horloges sur le territoire national. En 1891, une loi imposa l’heure de Paris à l’ensemble des villes françaises. Avant cette date, le fait que l’heure fut donnée en chaque ville par un cadran solaire, posait des problèmes de communication. Difficulté particulièrement ressentie dans les transports ferroviaires. Quelques années plus tard, en 1912, fut instauré un temps mondial, basé sur le méridien de Greenwich. Il s’agissait donc d’homogénéiser les repères afin de fluidifier les échanges et de permettre leur croissance. Notons aussi que le temps, par l’adoption des techniques d’éclairage que sont le gaz puis l’électricité, se désolidarisa plus encore de la rythmicité de l’ensoleillement quotidien. L’allongement de la journée que permirent ces inventions ouvrit un éventail de pratiques nocturnes, laborieuses ou oisives. Dans les villes, la rue éclairée fut ainsi intégrée à l’espace public ; les bourgeois, hommes et femmes, pouvaient prolonger le rituel de la promenade ostentatoire à la terrasse des établissements à la mode.

Curieusement, ce progressif accroissement du temps libre par rapport au temps ouvré, donna lieu à une véritable chasse au temps perdu et à la non maîtrise de ce temps nouvellement conquis sur les activités de production collective. L’indivi­du se retrouva en quelque sorte seul devant son temps. Une pratique obsessionnelle de calcul et d’ordonnancement des activités se mit en place. Elle pouvait consister, par exemple, dans la tenue minutieuse du livre de compte, parfois offert en cadeau de mariage, et souvent tenu par l’épouse : « l’enregistrement des gains et des pertes vise d’abord la maîtrise du temps » avance Corbin (1991 ; 19). Les bilans comptables qui scandaient la gestion du patrimoine et des fortunes bourgeoises, peuvent être considérés comme un rapport au temps, comme une façon de mesurer son écoulement. Par ailleurs, le « temps au féminin », souvent conçu comme inutile, est en fait un temps paradoxal puisque le rôle d’épouse obligeait les femmes à mille occupations organisationnelles (direction des servantes), domestiques (le jardin, la décoration) ou sociales (s’occuper de la charité par exemple).

Cette obsession de « l’arithmétique des heures » induit aussi une microphysique de soi et de ses activités les plus intimes. Si la nonchalance, la masturbation ou le rêve furent tenus en horreur en tant que déperditions, une subtile et compulsive économie des compensations semble chercher réparation dans une comptabilité ambiguë. Ainsi, les hommes, à l’instar de Flaubert ou de Victor Hugo, tenaient une « arithmétique coïtale » qui leur donnait prise sur le temps quotidien et ses obscurs tressaillements charnels. Le temps suspendu de la relation sexuelle et l’abandon à la jouissance fut conjuré par une comptabilité des actes sexuels et des orgasmes. La mesure quotidienne des activités journalières permit un enregistrement du temps, et une prise sur la sensation de son constant et lent écoulement annuel. Il en allait de même en ce qui concerne le salut, puisque certains chrétiens zélés effectuaient une savante comptabilité des « menus sacrifices » de la journée. Le journal intime, « grand marqueur du temps individuel » bourgeois, permit l’introspection et l’examen de conscience. Majoritairement féminine, cette pratique souvent imposée remplit une fonction pédagogique qui visait à endiguer les déperditions et les égarements.

Nous voyons donc comment, au XIXe siècle, se met en place un système où dispositif temporel, activité laborieuse et loisir sont dans des relations de co-émergence et d’interdépendance. À la croisée de ces thèmes, nous retrouvons une facette de l’individu moderne : un travailleur performant qui revendique un accroissement de son temps « libre », tout en étant de plus en plus dépendant et tributaire d’un emploi contractualisé.

Un point me semble important pour comprendre cette transition qui voit la notion de loisir émerger dans une structure industrielle et mercantile. Walter Benjamin, dans le texte Paris, capitale du XIX e siècle (écrit en 1935)71, souligne qu’avec les Expositions Universelles, le temps libre des ouvriers est orienté vers une fête de la marchandise : « les Expositions Universelles sont les lieux de pèlerinage où l’on vient adorer le fétiche marchandise » (p. 52). Dans ce texte à la fois concis et cinglant, Benjamin semble résumer le mouvement de modernisation en prenant quelques objets phares : le fer et le verre des passages parisiens, la peinture, la littérature et la photographie, les Expositions Universelles, le bureau et l’intérieur bourgeois, les boulevards haussmanniens et les barricades révolutionnaires. Autour de ces objets, classes sociales et stratégies de lutte ou de domination, tissent un réseau de relations qui mènent Benjamin à une conclusion sans ambiguïté : le prolétariat et la bourgeoisie, à quelques exceptions près, n’ont jamais œuvré de concert, et cette dernière, depuis 89, n’a cessé de lutter contre les droits sociaux du prolétariat. Le culte de la marchandise, qui uniformise les temps et les rêves, bat son plein au moment où « l’Empire est au sommet de sa puissance ». Il agrège les masses et assied la « domination du capital ». Il donne aussi une impulsion pour diriger le loisir vers la consommation et le divertissement.

Aussi, le temps libre est-il de plus en plus orienté et discipliné. Corbin (1995) montre que la classe dominante, qui la première a pratiqué le loisir, manifeste « tout à la fois une vive détestation de l’oisiveté et un fort désir de modeler le loisir de l’autre » (p. 12). Les espaces publics sont réglementés, les débits de boisson et les combats de boxe sont surveillés, certains loisirs dionysiaques, comme les combats d’animaux, sont interdits. S’opère ainsi une forte distinction entre le loisir anarchique et dispendieux et les « distractions rationnelles ». Dans un premier temps, le loisir a donc été un dispositif disciplinaire, une façon de modeler et d’orienter les goûts et les activités de la population. La réflexion sur le loisir n’appartenait pas en propre aux luttes prolétariennes, elle était au contraire liée à des objectifs éducationnels, disciplinaires et utilitaires. Ainsi, avant la Seconde Guerre mondiale, date à laquelle le loisir devient, peut-être aussi sous l’influence des Etats-Unis, un objet autonome pour la réflexion politique, « le travailleur désapprend à produire son propre temps » (p. 15). L’auteur termine son article par quelques remarques et questionnements, dans lesquels le présent travail se reconnaît. L’inquiétude liée à la montée du chômage et à la stigmatisation des personnes qui le vivent y est présente.

‘[…] produire du temps n’équivaut pas à en libérer l’usage. L’essentiel, dans cette perspective, serait non pas que le travail occupe moins de temps, mais qu’il occupe moins les esprits. Cela est-il possible ? Ou bien doit-on penser que, malgré le déclin historique du travail, les contraintes qui sont celles du temps laborieux ne cessent de se transposer dans le temps disponible et d’en déterminer les contenus ? Doit-on aussi admettre que, même au cœur du temps libre, il convient avant tout de prouver, par une différence affichée, surexposée, sa disponibilité à l’égard du travail productif ? Ce qui revient à poser celui-ci comme la référence essentielle. (p. 16). ’
Notes
71.

Benjamin Walter, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.