Le temps pour soi

À partir de l’entre-deux-guerres, mais plus encore après la Seconde Guerre mondiale, le temps de loisir tend à se rapprocher de l’individu. Ce temps de « re-création non plus de la force de travail mais de soi » (Corbin : 1995, 17), sans abolir totalement l’ordre qui donnait une valeur pédagogique et éducative au loisir, se dirige vers une logique de consommation. Alors que le loisir et le tourisme avaient pu prendre, depuis le début du siècle, des formes étatiques (notamment sous les régimes totalitaires), syndicales, religieuses ou associatives (Jeunesse communiste, scoutisme, camping club, Auberges de jeunesse…), toujours très préoccupées par le contenu moral donné aux vacances, dans les années cinquante, le temps libre prit la forme d’une consommation orientée vers le plaisir individuel.

Si l’on reprend l’idée d’Alain Corbin, la sensation du vide, qui fut dans un premier temps relative à un espace où l’individu pouvait s’abîmer en contemplant les éléments naturels, devint, à partir des années cinquante, une sensation ordinaire. En effet, l’augmentation du niveau de vie et la diminution du temps de travail, couplées à la pression croissante de la logique de rentabilité, menèrent l’individu à perforer le temps de façon de plus en plus fréquente. Revanche personnelle contre le temps social qui extirpe à chacun une énergie maximale sous couvert de réalisation de soi (performance), le loisir semble lentement se diriger vers la recherche d’une perte de la sensation de soi : une recherche de détachement de la communauté et de soi-même. Paradoxalement, on demanda de plus en plus à cette expérience de nous faire nous sentir nous-même.

Pour jalonner cette évolution, il faut considérer que les départs en vacances s’individualisèrent. La voiture populaire, dont la 2CV fut un des symboles, se mit à devenir un moyen de locomotion en expansion. Cette période vit l’été devenir progressivement la période de prédilection du temps de repos, dénotant une « mutation de la cinesthésie » (Corbin : 1991 ; 22). La Nationale 7, où commencèrent à se former des embouteillages durant les temps forts de la migration estivale, fut considérée comme la route du soleil.

On peut aussi noter, avec Richez et Strauss (in Corbin : 1995) que de nombreuses formes de résistance au loisir productif et discipliné se mirent en place. La belotte ou la pétanque, l’apéritif, la grasse matinée, le camping sauvage ou la sieste dans le pliant, sont autant de moments d’abandon improductifs et « dionysiaques » (p. 412) qui ont tenté de faire un pied de nez aux « grandes valeurs » de la société disciplinaire. La dimension ludique des « passe-temps » et de l’amateurisme de type bricolage, jardinage, pêche, botanique ou ornithologie, permit souvent l’affirmation d’une liberté et d’une dépense improductive sans prétention, mais à forte valeur symbolique et identitaire. Les auteurs terminent leur article en affirmant que cette dépense improductive, qui s’était élaborée contre le loisir des trois D (délassement, divertissement, développement personnel), fut convertie en marchandise à partir des années soixante : « La « révolution estivale » a abouti à l’évanouissement du rêve militant d’un temps de congé participant à la « régénération » du « petit travailleur infatigable » et à l’abolition de la dépense gratuite des pratiques traditionnelles au profit de la dépense commercialisée » (p. 412). La société de consommation aurait alors placé les vacances sous le signe du Sea, Sex and Sun.

Par ailleurs, dans le registre des vacances organisées, les clubs, dont le Club Méditerranée est une figure emblématique, commencèrent à proposer une conception des vacances qui rompait fortement avec le temps ordinaire productif. Alain Ehrenberg (in Viard : 1990) rappelle que la « non importance des choses importantes » était une devise de ce tourisme novateur. Dans les années cinquante, Gérard Blitz lance le club avec l’envie de renforcer les relations humaines dans une France en reconstruction. Il monte une structure en Haute-Savoie pour recevoir les rescapés des camps nazis. En 54, il s’associe à Gilbert Trigano. Ils envisagent un projet qui refuse les vacances bourgeoises (hôtel, distinction sociale) et cherchent un concept original, à la croisée du monde sportif, de la sociabilité populaire et de l’idéologie politique (communisme). Ainsi, une idéologie égalitariste entre les clients et le personnel (à l’inverse de l’hôtel), une vie en partie communautarisée (repas, douches, tâches domestiques), et un refus des conventions (vouvoiement, confort…), donnent au Club une tonalité qui rompt avec l’orientation prise par la consommation de masse. Les villages du Club Méditerranée font de la vie quotidienne un spectacle où tout le monde est acteur, dans une ambiance festive où la créativité, la découverte du corps et le sentiment de vivre une idylle renforcent le sentiment de rupture par rapport au quotidien. La mixité sociale, dans ces premiers temps, est relativement importante. Professions libérales, employés, enfants de la bourgeoisie ou secrétaires sont attirés à la fois par le coût et par le message véhiculé par ce type de tourisme. Pour Ehrenberg, cette période semble proposer comme une synthèse entre la vie de château et la vie sauvage. Un imaginaire de l’abondance, bien que les conditions matérielles ne le valident qu’à partir des années 1960, infuse ce mouvement touristique. Enfin, par delà l’orientation sportive, le Club a ceci de nouveau que chacun pouvait choisir ses activités ou se soustraire au groupe sans aucune sanction, et selon une stricte logique hédoniste.

Le temps libre, conquis sur le temps de travail lors du Front populaire, devient, après la Seconde Guerre mondiale, un temps de consommation qui accompagne la transformation du lien social. Dans les sociétés industrielles et capitalistes, ce lien s’articule autour d’une valeur qui émerge et qui fait lien : l’individu.