Chute de l’aura

La phase historique dans laquelle s’insère l’avènement des loisirs consiste en une modernité qui poursuit la « révolution urbaine ». Cette révolution correspond, chez Lefebvre, au passage de la ville industrielle à la « phase critique », nommée aussi « ère de l’urbain ». L’urbain se présente ici comme une implosion-explosion de la ville industrielle. La nature doit alors être pensée comme fétiche et comme simulacre. Il me semble important, pour conclure cette partie, de relater le changement de régime de perception que Walter Benjamin a détecté dans le passage d’un siècle à l’autre. Cette nouvelle façon de percevoir le monde, que l’auteur nomme « le sens du semblable », me semble en effet d’une grande pertinence pour comprendre « le champ aveugle » dans lequel se déroule l’expérience touristique. De plus, les remarques de Benjamin sont pertinentes pour considérer le rapport au paysage, que nous examineront à la fin de ce travail.

Dans le texte L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, écrit entre 1935 et 1939, Benjamin considère que le passage du XIXe au XXe siècle a été marqué par l’apparition d’un nouveau mode de perception (une nouvelle esthétique), d’une nouvelle technique de reproduction des objets, et de nouvelles modalités d’actions politiques (qu’elles soient coercitives ou révolutionnaires). Il en cherche les manifestations dans l’apparition successive de la photographie et du cinéma, arts de la vision et du point de vue, mais aussi arts indissociables de la diffusion en série. Ils relèvent en effet d’une technique industrielle nouvelle : la reproduction mécanisée. Ce type de production, qui multiplie les objets à l’identique, amorce « une vaste liquidation » : celle de la valeur unique, authentique et rituelle, des objets traditionnels, ce que Benjamin nomme l’aura. Ce qui autrefois était original et présent en un seul endroit (hic et nunc), devint standardisé, reproduit, diffusé et exposé de façon simultanée en une multitude de lieux. L’authenticité de l’original, d’où émanait une valeur d’éternité malgré la prévisible dégradation de la matière, disparaît au profit de l’ubiquité de la chose produite en série.

Concernant la photographie et le film : le travail de montage, le fait qu’une scène soit tournée plusieurs fois et que l’on choisisse, dans le laboratoire, laquelle sera retenue et quelles seront les retouches effectuée lors de la révélation, rend l’authenticité de l’œuvre d’art sujette à caution. Ainsi, la performance de l’acteur n’est œuvre d’art qu’à considérer que l’œuvre naît précisément dans le montage et dans l’utilisation de tout un appareillage technique (éclairage, prise de son, réglage de l’appareil, cadrage) qui définit l’œuvre comme perfectible. L’unité de l’œuvre est troublée par la discontinuité spatiale et temporelle du tournage. Ainsi, pour Benjamin, la fonction du cinéma serait d’établir un équilibre entre l’homme et l’équipe­ment technique propre à la société industrielle. La technique mise en œuvre par certains films produirait alors une certaine immunité face aux dangers du monde techniciste. Cette immunité se construit par exemple dans l’exacerbation cathartique des troubles modernes (cinéma de Chaplin). Par ailleurs, le rythme du film, la succession des plans et la disjonction temporelle et spatiale des scènes, mais surtout l’impos­sibilité de se soustraire à la réception, produisent selon Benjamin un effet traumatisant : la distraction. En effet, si l’œuvre auratique nécessitait le recueillement et appelait le spectateur (préalablement initié) à plonger en elle comme on s’abîme dans une rêverie motivée par le désir, l’œuvre reproduite mécaniquement est accueillie par la masse en son sein propre. Le mouvement esthétique est donc vectoriellement inverse, puisqu’avec le film, l’image interpelle l’inconscient sans répit. Diffractée, l’aura n’est plus une puissance que l’on approche avec prudence et ritualité. Reçue dans la distraction, l’oeuvre subit au contraire une déchéance qui rend l’aura transparente. Dans le premier cas, l’art contient une force magique où l’œuvre possède un caractère exemplaire qui se déroule sous le signe de l’« une fois pour toutes » ; alors que dans le second cas, la continuité et l’ubiquité de l’expérience la situent sous les auspices du « une fois n’est rien ». Pour Benjamin, la chute de l’aura n’est jamais totale ; mais désormais cette force ne fait plus que transparaître.

Il faut par ailleurs considérer que les masses vont au cinéma pour voir l’inter­prète prendre sa revanche en affirmant son humanité face aux machines. Il semble en effet opérer un renversement qui met l’appareil au service de son propre triomphe. Contrairement au théâtre, ici, l’interprète ne confond pas son aura personnelle avec celle de son personnage. Il est dans un exil (que le montage annule) par rapport à son personnage. Ainsi, si l’acteur de théâtre peut avoir du mal à redevenir lui-même en sortant de scène, l’interprète de cinéma est souvent choisi pour son caractère propre. C’est-à-dire que l’on considère que les meilleurs effets cinématographiques sont souvent produits en jouant le moins possible. De plus, l’interprète est aussi en exil par rapport à lui même, car la caméra provoque en lui le même sentiment d’étrangeté que celui de l’homme devant un miroir : il ne s’y reconnaît que partiellement. Ce reflet est de surcroît séparable et transposable devant les masses lors du processus de la diffusion. L’objectif de la caméra se comporte comme le symbole angoissant du processus technique qui va produire l’œuvre indépendamment de la performance de l’acteur. La chute de l’aura de l’interprète et celle du personnage joué, provoquent une réaction en symétrie : le culte de la star, et son complément : le culte du public.

Benjamin définit l’aura comme « l’apparition unique d’un lointain, si proche soit-il ». Sa chute serait liée à la volonté des masses de rendre le monde plus accessible. Cette prise de possession des objets d’art ne fut pas glorieuse, car elle s'effectua au prix de la diminution de l’intensité de l’aura. Malgré son caractère révolutionnaire, ce bouleversement ne changea pratiquement rien des conditions objectives de détention des moyens de production. Ni le régime de propriété, ni le régime de production, ni les rapports de classe ne furent réellement transformés. On peut d’ailleurs lire un grave pessimisme dans le fait que Benjamin considère la guerre de 14-18 comme une façon de maintenir cet ordre, au moment où l’idéologie communiste se propageait. De même, les journaux illustrés et les actualités filmées ont mis le monde à disposition des « masses », sans pour autant augmenter les chances d’aboutissement de la révolution. Au « fond rituel » des objets, qui peut se situer, par exemple, dans les manières de faire et les coutumes qui imprègnent la fabrication artisanale, se substitue « le sens du semblable dans le monde ». Pour Benjamin, qui écrivit ce texte sous inspiration marxiste, ce changement revêt une signification politique à double usage. Le changement dans l’expérience perceptive moderne peut, tantôt prendre une forme révolutionnaire, tantôt une forme totalitaire. Ainsi, si ce changement permit de fissurer les conditions de propriété des élites, en élargissant l’accession aux productions artistiques (la peinture et le théâtre rendus accessibles par la photographie et le cinéma), le fait que l’œuvre soit reçue de façon collective lui donna un effet agrégatif. Les conditions de réception de l’œuvre renforcèrent en effet la masse, qui cherchait pourtant à abolir les conditions de propriété des élites. Ainsi, le cinéma, ou la photographie, en faisant rêver les masses, aliéneraient les individus à un système de production toujours détenu par une minorité puissante. Le culte de la star, en faisant rêver les individus par identification au personnage, viserait à abolir la conscience de classe. Car la star et les spectateurs entrent dans une communion basée sur un charme qui nie la différence de classe et l’essence mercantile du star system.

Il semble que Benjamin, lorsqu’il écrivit ce texte dans le second tiers des années trente, a particulièrement été attentif à l’utilisation que les régimes totalitaires ont pu faire du cinéma. Une des idées clefs de cette réflexion cinglante, me semble résider dans l’attention portée à la façon dont le cinéma obtient un effet de réalité par la pénétration intensive des appareils dans le réel. Cette pénétration, visible lors du tournage où l’arsenal technique est très présent, s’efface par l’artifice qu’est le point de vue. Ainsi, on ne verra pas à l’écran tout le dispositif technique qui a permis la réussite d’un gros plan ou d’un travelling (éclairage, caméra proche de l’acteur, rails, écrans…). On retrouve alors la question du simulacre et du fétiche évoquée ci-dessus à propos des Expositions Universelles. Le cinéma, tant dans sa matérialité (le fait d’être un montage), que par les récits qu’il propose (catharsis), tend à éliminer les relations sociales, le travail humain et les moyens techniques, qui lui permettent de produire un effet dans la conscience des spectateurs. Pour Benjamin, qui sera poussé au suicide par la montée du nazisme, le cinéma produit des effets qui extorquent aux masses leur humanité.