Cette étude se veut ethnographique. Elle repose sur l’observation directe de pratiques auxquelles, pour une large part, j’ai participé. L’observation participante revêt ici deux dimensions. La première correspond à des périodes où toute l’activité du chercheur est entièrement focalisée sur la connaissance d’une manifestation culturelle ; ici, la randonnée pédestre sricto sensu. Dans ce cas, l’ethnographe entre, avec une curiosité légèrement obsessive, dans un monde où s’activent des personnes sociales plongées dans le « faire ». Sur ce plan, mes séjours sur les sentiers de randonnée relevaient de cette attitude, décrite par Lévi-Strauss :
‘« Il faut être levé avec le jour, rester éveillé jusqu’à ce que le dernier indigène se soit endormi et même, parfois, guetter son sommeil ; s’appliquer à passer inaperçu en restant toujours présent ; tout voir, tout retenir, tout noter, faire montre d’une indiscrétion humiliante, mendier les informations d’un gamin morveux, se tenir toujours prêt à profiter d’un instant de complaisance ou de laisser-aller ; ou bien savoir, pendant des jours, refouler toute curiosité et se cantonner dans la réserve qu’impose une saute d’humeur de la tribu ». (Cité par Izard, in : Bonte et Izard : 2002 ; 471) 72 .’Cette citation montre l’intensité de la situation d’immersion dans laquelle l’ethnographe s’engage ; y transparaît aussi un certain malaise dû au sentiment d’être intrusif, à l’affût, sans cesse en position de demander des informations qui n’intéressent pas particulièrement les indigènes. Durant l’observation nous sommes souvent pris d’une fébrilité qui espère ne rien laisser de côté. Du lever au coucher, nos questionnements poursuivent et appréhendent ce qui est perçu. Sans discontinuer, l’ethnographe dans le terrain tend à l’hyperactivité et à l’hyper-attention. Les échappées hors de cet état sont souvent elles-mêmes partie prenante de cette logique. Il arrive en effet que l’on cherche à se placer dans une attitude d’errance, où s’exerce une attention flottante qui cache l’espoir de découvrir quelque chose qui serait resté, jusqu’ici, impensé ou inaperçu.
La seconde dimension de l’observation participante que j’ai pratiquée, tient à la grande ressemblance entre mon mode de vie et celui de ses interlocuteurs. Je fais partie, pour une large part, du même monde que mes interlocuteurs. Ma subjectivité est issue d’un processus historique semblable à celui des randonneurs (français comme brésiliens). Ainsi, grosso modo, j’utilise les mêmes moyens de communication, me déplace dans des espaces comparables, lis des revues et des journaux dont la forme est similaire, partage certains intérêts socio-économiques, vois pratiquement les mêmes films, partage une même famille de distractions, mobilise des valeurs comparables, suis préoccupé par les mêmes questions. Bref, cette étude s’est déroulée au sein d’une aire culturelle, d’un ethos et d’une épistémè, auxquels j’appartiens. Cette congruence est en partie due au fait que j’habite une couche socio-économique similaire à celle des individus rencontrés sur le terrain73. En ce sens, on pourrait parler d’une ethnographie du premier monde, ou d’une ethnographie de la petite/moyenne bourgeoisie. Ainsi, dans mon quotidien, certaines scènes ont appelé un regard ethnographique. Un panneau d’affichage vantant les mérites d’une voiture ou d’une destination touristique, est entré dans « mon terrain ». Une série télévisée (Lost), conseillée par des amis avec lesquels je discutais des vacances, entra elle aussi dans mon champ de vision. À São Paulo comme à Lyon, un passage au supermarché, l’étiquette d’un produit alimentaire, ou bien un trajet en métro, ont pu s’intégrer au contexte de l’activité culturelle que je cherchais à comprendre. J’ai donc choisi d’observer la pratique de la randonnée pédestre en repérant, dans le hors-champ qu’est le quotidien, certains des éléments constitutifs d’une esthésie qui motive cette pratique.
Cette seconde attitude relève moins de l’immersion intense que la première. Bien que le chercheur se retrouve ici dans une position plus proche du glanage que de l’investigation, l’attention n’en est pas moins disciplinée. Il ne s’agit pas d’une opposition entre une attitude volontaire et une attitude passive, car, dans les deux cas, il y a intention et attention particulière. Par contre, les temporalités dans lesquelles ces expériences ethnographiques se déroulent sont différentes ; l’une s’inscrit dans la continuité de l’expérience, l’autre dans la discontinuité et l’alternance entre entrée et sortie du terrain.
Je propose donc d’appréhender les actions et les discours observés sur les sentiers de randonnée en les éclairant par la prise en compte de bribes discursives perceptibles dans le quotidien. Ainsi, l’analyse de visuels urbains (panneaux ou spots publicitaires), ou d’expériences urbaines (faire un achat chez Décathlon, regarder une émission de tété-réalité) permet de comprendre quel est le corps qui est mis en jeu lors de la marche et quelle nature les acteurs viennent rencontrer. La réalité vécue lors du rituel excursif se construit à partir d’un monde qui met en désir la pratique et qui élabore les manières dont elle sera performée. Cet imaginaire se retrouve dans l’espace urbain de façon fractionnée, sous différentes formes et lors d’occasions éparses. L’analyse consiste alors à articuler ces fragments, de façon à reconstruire un récit signifiant. Car c'est en les mettant en vis-à-vis que des cohérences, mais aussi des contradictions ou des manques, apparaissent. Une publicité pour des barres de céréales peut ainsi être mise en vis-à-vis d’une publicité pour une marque de chaussures. En effet, les clefs de lecture d’un fragment peuvent se trouver dans un autre fragment74. Le sujet urbain se trouve en présence de ces éléments dans son quotidien. Ils sont constitutifs de son monde et se répondent les uns les autres. Des valeurs s’y expriment, s’y construisent et font texte en un corpus diffracté. Des affects se forgent dans une dynamique de réception et d’interprétation dont le nœud est l’individu. C'est donc ce dernier qui opère des synthèses, ou des points de vue (Benasayag : 2004), au sein de situations assujettissantes.
Cependant, la comparaison entre la France et le Brésil demande une vigilance particulière pour ne pas assimiler le différent au même, ni le placer dans une différence irréductible. De prime abord, les deux cultures ont connu une histoire comparable, si l’on considère les aspects techniques, informationnels, politiques et juridiques. De grands traits structuraux se répondent de l’une à l’autre. Pourtant, l’observation détaillée du déroulement de la pratique de la randonnée pédestre laisse apparaître des écarts significatifs, en ce qui concerne la sociabilité propre aux deux pays. À travers les différences de pratiques et des différences d’imaginaires, le présent travail vise à parcourir des modulations du lien social, qui se sont construites au cœur d’un ensemble d’éléments relativement familiers.
Reprenons à présent la description ethnographique à l’endroit où nous l’avions laissée. Dans un premier temps, nous reviendrons sur ce qu’H1 nous a permis de repérer : l’importance de la technicité pour le rituel français. Le manque de préparation ressenti par H1, la prise de conscience de la distance qui séparait son rêve de la réalité culturelle du rituel excursif, l’avaient amené à formuler une explication métonymique. Il disait abandonner « à cause de mon sac ». Remontons donc ce flux technique, ce technoscape (Appadurai : 2001), afin d’en approcher la teneur sensible et symbolique. Par la suite, nous reviendrons sur l’écart commis par H2 et H3, en nous intéressant au dispositif de la marche guidée. Ainsi, nous verrons deux modalités d’entrée dans le rituel excursif.
La référence à l’ouvrage dont est tirée la citation a été omise dans cet article du dictionnaire.
Voir données statistiques en annexe
Sur cet aspect méthodologique, voir l’essai de Xavier Deleu, qui traite de l’esthétique pornographique dans la publicité (in : Gonseth : 2003).