Entrer dans le rituel

Reflet dans la vitrine d’un grand magasin de sport. Lyon
Reflet dans la vitrine d’un grand magasin de sport. Lyon

Équipement mécaniste

Pour de nombreux randonneurs français, une fois le projet de voyage établi, il faut « aller voir les sacs », afin d’en acheter un. Chacun mobilisera ses connaissances techniques (acquises lors d’expériences où l’on a réfléchi l’usage du sac), ses réseaux d’approvisionnement (en fonction d’habitudes de consommation), et les divers « tuyaux » de son réseau de sociabilité. Le sens commun technocratique indique que le sac doit être adapté à la pratique que l’on désire réaliser. Dans un éventail de produits en apparence très diversifiés, l’individu doit choisir son sac, c'est-à-dire l’outil avec lequel il va participer personnellement au « rituel excursif ». Chacun va se former ou se perfectionner pour acquérir une connaissance des éléments et des fonctions caractéristiques des sacs à dos de randonnée. En un certain sens, on peut donc considérer que la randonnée commence dans les magasins de sport, où l’outil est envisagé, comparé, touché, discuté, admiré, réfléchi et rêvé. Il s’agit en effet d’un acte qui revêt un caractère sérieux : « on n’achète pas un sac comme ça », me disait un randonneur qui se moquait de jeunes marcheurs, selon lui mal équipés. L’étape d’information, qui précède le choix du matériel, demande une anticipation de l’usage que l’on va en faire. Si le sac est acheté à la hâte, ou dégoté à la va-vite chez un ami, il est fort probable que son utilisateur parle de ce mode d’acquisition comme d’une sorte de lacune75. Le sac mal adapté, quelle qu’en soit la raison, sera relevé, et il appellera le désir d’un « bon » sac, plus proche de soi.

De façon pratique, la nécessité de faire un choix dans cette profusion engage les randonneurs dans un processus d’individuation où la marchandise est domestiquée et différenciée (Warnier, 2005). Le discours technique décrivant les sacs à dos met le randonneur en prise avec un mythe, une pseudo-physis 76 qui insère l’individu dans un réseau d’images de la réalité. L’adhésion au mythe permet, d’une part, l’incorporation de l’objet, et, d’autre part, l’investissement affectif dont il va être la cible. Un sac va devenir mon sac, et le mythe va s’affiner pour devenir mon histoire. Ainsi, je vais pouvoir me positionner vis-à-vis de ce sac en me référant aux expériences dans lesquelles il fut utilisé. Les prises de parole à propos du sac sont variées, puisque, suivant les circonstances, il peut être la cible d’émotions agréables ou désagréables. Ainsi, après avoir réussi à y faire entrer un objet volumineux, il est probable que l’on ressente de la satisfaction. Inversement, le sac sera maudit s’il est fragile, inconfortable ou dysfonctionnel. Notons aussi qu’une fois revenu de voyage, il sera rangé dans le fond d’un placard et dans un coin de mémoire… Plus tard, il sera ressortiavec une certaine émotion. Ainsi, en discutant avec les randonneurs, on se rend compte qu’au fil des usages, le sac à dos acquiert une personnalité qui évoque des événements et cristallise des affects. Une partie du mythe va être incorporée à sa matérialité pour devenir une réalité vécue.

Notes
75.

Notons que la lacune peut devenir atout par un jeu d’inversement. Ainsi, un marcheur se vantait-il d’une performance, et la sur-valorisait en ajoutant : « pourtant j’avais un sac de merde ! ».

76.

BARTHES R., Mythologies, Paris, Seuil, 1954, p 216-217. Le passage de l’anti-physis à la pseudo-physis est « la mouvement par lequel la bourgeoisie transforme la réalité du monde en image du monde, l’Histoire en Nature. ». Ce concept, qui sera à nouveau mobilisé plus loin, recoupe donc celui de simulacre.