Les vendeurs et les constructeurs traitent la question de la qualité du sac en indiquant le matériau avec lequel il a été confectionné. L’usager entre ainsi dans l’intimité de la matière. Dans l’idéal, cela permet d’enquêter sur les détails de sa composition, et de savoir jusqu’à quel point on peut lui faire confiance. Ainsi, pour le « Sac à dos femme HUNZA 50+10 »80, la composition est : « polyamide 210D diamond ripstop - polyamide 420D Semi-dull - polyester 600D ». Ce sac est équipé d’un« dos moussé 3D mesh », qui permet une bonne évaporation de la transpiration. Par le biais d’une sémantique technico-scientifique, les différentes marques semblent participer à une course au sac le plus réfléchi et le plus maîtrisé possible. Elles déposent des brevets sur des « System » d’attache, de forme ou de matière. Les randonneurs aperçoivent ainsi un monde, situé en amont de la marchandise, qui dénote une intense activité de recherche. « Ils ont inventé un nouveau système » dit un vendeur Décathlon à un client.
Mais ce monde techniciste reste en partie mystérieux. En effet, une majorité d’entre nous ne connaît pas la différence entre le « Deuter Macrotec » et le « Ripstop-Polytex », à peine sait-on de quoi il est question… Cette profusion de systèmes, de matières, d’assemblages, peut d’ailleurs créer de l’angoisse chez le consommateur, car elle introduit le problème du « mieux ». Ici la complexité sémantique des appellations tend à écraser le client, qui peut alors s’abandonner totalement au vendeur ou au discours marketing. Au final, « On ne sait pas trop ce qu’on achète. On fait au mieux, mais y’a un moment où on fait un choix et puis c’est tout, sinon on passerait son temps dans les magasins », me confia une randonneuse. Il est probable qu’assez fréquemment ce soit dans un état de fatigue, et sous la pression du temps accumulé dans les rayons, que la recherche s’achève. Mais, poursuivait la randonneuse : « On prend quand même pas trop de risque, en fait c’est tout pareil ». Acculés à un sentiment de non-maîtrise, certains randonneurs vont d’ailleurs se retrouver avec un équipement « trop » performant pour l’usage qu’il vont en faire. Un point peut être franchi où la non maîtrise de toutes les fonctionnalités de l’outil nuit à la performance. Dans ces cas, il est probable qu’un sentiment d’impuissance face au texte mythique, qui explique les qualités du sac, déclenche une volonté compulsive d’acquérir ce qu’il y a de mieux. « Avec ça, on est sûr qu’on aura pas de problème », disait à son épouse un client rassuré par un achat haut de gamme, après avoir discuté un long moment avec un vendeur pour choisir une tente dans un grand magasin de sport.
De nombreuses publicités télévisuelles usent d’une esthétique qui établit une chaîne entre le produit en rayon et un laboratoire dans lequel travaillent des hommes en blouses blanches. Entre le laboratoire et l’acheteur, nous sommes invités à imaginer une multitude d’actions techniques et technologiques fabuleuses. Dans ces récits, l’organisation sociale de la production du bien est gommée au profit d’un mythe techno-scientifique. La tonalité épique de nombreuses publicités figure une union fertile entre le travail humain et l’intervention surnaturelle d’une muse qui donnerait de l’inspiration aux scientifiques. Ainsi, nombre de publicités passent d’une formule scientifique et de la joie de son inventeur – la publicité met en scène des chercheurs (en fait des trouveurs) contents –, à un consommateur maître de son corps et de son environnement. Il en va ainsi, par exemple, des shampoings, pour lesquels le spot publicitaire passe d’une imagerie montrant une molécule régénérant le cheveu, à une scène montrant tout ou partie d’une femme modèle, belle et sûre de soi. Une rhétorique très similaire est utilisée pour les films publicitaires qui figurent sur le site Internet de Décathlon.
Grâce au produit, le destin de l’acheteur est donc entre ses propres mains. Usage du produit et maîtrise de soi semblent ici se superposer. De même, le bonheur du chercheur entre en résonance avec celui de l’utilisateur. À l’écran, le sourire du scientifique et celui de l’utilisateur/trice se répondent. L’intense pénétration techniciste au cœur de la matière, est, à un certain moment de la rhétorique publicitaire, abolie pour ne plus laisser place qu’à l’expression de sentiments positifs. Cette formule publicitaire est très exploitée dans les domaines de l’hygiène (lessives, dentifrices, détergents…) et de la cosmétique (crèmes, shampoings…). Par contre, les publicités pour les machines sont plus minimalistes, car la dimension technologique ou scientifique est déjà donnée par l’objet. Pour ces produits, les publicitaires préfèrent des vue esthétisées de la machine et de sa mécanique. Les commentaires n’ont pas besoin de souligner le travail des ingénieurs par le recours à un champ sémantique technico-scientifique. Ils procèdent plutôt par énumération, comptage et chiffrage des composants (air bags, suspension, nom de série, etc.) et des qualités (puissance, économie) du produit.
Le matériel sportif semble osciller entre ces deux pôles. Soit la publicité opte pour le point de vue de la technologie esthétisée, proche des publicités pour voitures ; soit pour le point de vue de l’usage expliqué par la science, proche de la publicité de l’hygiène. Ainsi, pour le premier cas, Adidas diffuse une animation où des fournitures (vis, amortisseurs, roues…) flottent dans l’espace et s’assemblent progressivement, tout seuls, sans intervention d’humains ou de machines. Le téléspectateur croit d’abord assister à l’assemblage d’une voiture, mais dans les dernières secondes, l’objet devient une chaussure81. Un commentaire s’inscrit sur l’écran : « rear suspension for your feet » (suspension arrière pour vos pieds). Cette publicité ne dit pas seulement au client : « vous serez sur le terrain de sport comme un chauffeur dans sa voiture », elle semble indiquer que la chaussure va équiper le sportif comme l’amortisseur équipe la voiture. Le corps se fait ainsi machine perfectible. Le slogan d’Adidas le souligne : « More power to you ».
Une autre publicité pour Adidas82 me semble particulièrement intéressante à analyser. Le clip débute par un travelling avant, qui fait entrer le spectateur dans un laboratoire-atelier relativement sombre dont l’éclairage blafard provient surtout d’une sorte de baie vitrée, que l’on pourrait assimiler à un panneau éclairant pour observer des radiographies (négatoscope). Des bruits, des échos sourds, donnent à l’espace une ambiance d’entrepôt. La caméra passe au dessus d’un poste de travail dont le matériel informatique est éteint. Au second plan, au centre de cette vaste pièce, un robot minimaliste, de taille humaine mais simplement constitué d’un bassin et de deux jambes, est en position de veille. Il est debout sur une table autour de laquelle ont été peintes des bandes jaunes et noires, délimitant la zone de sécurité. Une série de fils le relient à un plafond qui se trouve dans l’obscurité. Sur un rail, à quelques mètres au dessus de lui, d’autres corps de robots sont suspendus, tels des habits dans une penderie. Cette image n’est pas sans évoquer, soit un alignement de cadavres suppliciés et/ou en décomposition, comme dans les films d’horreur, soit des images de clones alignés dans des espaces immenses, comme dans certains films de science-fiction récents (E-robot, Star Wars : l’attaque des clones, Alien IV, Resident Evil…). Chaîne de montage, laboratoire, boucherie ou clinique, l’espace unifie ces thématiques.
La caméra fait ensuite un gros plan sur les pieds du robot, qui sont équipés de chaussures Adidas. La table sur laquelle il se tient ressemble à un fragment de terrain de basket-ball : plancher et lignes de marque y sont clairement reconnaissables. Une boîte à chaussure ouverte est posé juste derrière les pieds du robot. Soudain un des pieds se soulève et retombe en un « clac ! » accompagné d’un bruit de machine qui démarre : « bzzziii ! ». Le robot tremble et se met en mouvement. Il effectue alors une chorégraphie typique des basketteurs : piétinement, jeu de jambes, déplacements vifs et glissés, mouvements de pivot. La table est mécanisée, elle se sépare en quatre parties qui se déplacent sous les pieds du robot de façon à être synchrones avec ses mouvements. Ces parties se meuvent comme les cases d’un jeu de pousse-pousse. L’ordinateur portable est expulsé dès les premiers mouvements. Des claquements et des bruits de gymnase vide ponctuent l’évolution chorégraphique du robot. Esthétiquement, les mouvements sont fluides et très rythmés.
La caméra refait alors un rapide travelling qui repasse par dessus le poste de travail, mais cette fois-ci, la photo d’un joueur humain noir (Antawn Jamison), dont on ne voit que le tronc, tourne sur elle-même à l’écran. La pose du joueur et la façon dont l’image pivote font penser aux simulations de portrait robot des séries et des films policiers américains. Un fondu enchaîné fait revenir la caméra sur le robot, qui est devenu beaucoup plus actif et performant. Il effectue de nombreux sauts (semblables, dans une seconde version du clip, à l’esthétique du film Matrix), il court et réalise un enchaînement de pas pour finalement effectuer un mime de dunk 83. Lorsqu’il prend son élan et se trouve en l’air, un bruit de foule et d’applaudissements l’accompagne. Une fois à terre, le son redevient mécanique. Un bruit de robot qui s’allume accompagne l’apparition d’un second « droïde », qui fait face au premier, mais qui n’est pas équipé de chaussures. Les deux robots se lancent alors l’un contre l’autre. Suite au choc, le second s’effondre. Apparaît enfin le logo et le slogan de la marque sur un fond noir : More Power to you.
Je propose d’analyser ce clip en émettant l’hypothèse qu’il suit le paradigme mécaniste, car le corps et la machine y sont traités de façon analogue. Je poserai aussi la question de la vision de l’humain qui y est proposée. On peut commencer par remarquer que le demi-corps du robot est complété par l’image du tronc d’un joueur sur l’ordinateur. Ces deux moitiés constituent un individu hybride. L’idée d’hybridité est renforcée par le fait que personne ne se trouve face à l’ordinateur qui s’est allumé tout seul. Qui donc est aux commandes de la machine, si personne n’est devant l’ordinateur et si l’humain est dans l’ordinateur ? Les postes semblent trop réversibles pour y détecter une syntaxe permettant d’identifier une composante uniquement humaine. Par contre le seul objet qui ne soit pas ambigu semble être la paire de chaussures. Elle est très clairement située du côté de la force et du pouvoir, elle en est la clef de voûte. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas elle qui met en marche d’abord le robot et ensuite l’ordinateur où apparaît un visage humain. Suivons le raisonnement de Roland Barthes (1954) au sujet du mythe bourgeois. À cet endroit du livre, l’auteur vient d’avancer que la bourgeoisie ne se pense pas comme une classe sociale, mais comme la norme anonyme de l’humanité, ce qui lui permet de ne pas se nommer et de ne pas se situer dans le temps et l’espace social.
‘La défection du nom bourgeois n’est donc pas un phénomène illusoire, accidentel, accessoire, naturel ou insignifiant : il est l’idéologie bourgeoise même, le mouvement par lequel la bourgeoisie transforme la réalité du monde en image du monde, l’Histoire en Nature. Et cette image a ceci de remarquable qu’elle est une image renversée. Le statut de la bourgeoisie est particulier, historique : l’homme qu’elle représente sera universel, éternel ; la classe bourgeoise a édifié justement son pouvoir sur des progrès techniques, scientifiques, sur une transformation illimitée de la nature : l’idéologie bourgeoise restituera une nature inaltérable : les premiers bourgeois pénétraient le monde de significations, soumettaient toute chose à une rationalité, les décrétant destinées à l’homme : l’idéologie bourgeoise sera scientiste ou intuitive, elle constatera le fait ou percevra la valeur, mais refusera l’explication : l’ordre du monde sera suffisant ou ineffable, il ne sera jamais signifiant. Enfin, l’idée première d’un monde perfectible, mobile, produira l’image renversée d’une humanité immuable, définie par une identité infiniment recommencée. Bref, en société bourgeoise contemporaine, le passage du réel à l’idéologique se définit comme le passage d’un anti-physis à une pseudo-physis. […] Le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses : les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication. (pp 215-216).’Dans le clip, où déceler l’humain ? Il semble qu’il ait été évincé. Pourtant, l’affrontement entre les deux machines, et la victoire de celle qui est équipée de chaussures, donne un indice. L’esprit humain, qui donne force au corps-machine, qui le perfectionne et le meut, se trouve dans les chaussures. Ici le monde-machine (robot et table) est perfectible et la chaussure, manifestation de l’Esprit, donne vie au monde. Or cette humanité est sans histoire car rien des discussions, des choix, des consensus et des divergences de l’équipe de recherche qui l’a inventée ne transparaît dans le clip. L’histoire de la fabrication scientifique et technique a été renversée en nature de l’esprit humain : en pouvoir et en puissance (power) sur le monde. Il y a ici comme une réalisation du rêve mécaniste et cartésien. Les robots suspendus, me semblent renforcer cette idée, car sans chaussures, le robot n’est qu’un individu de série, un numéro sans singularité, voire un cadavre. Pour penser le cogito, Descartes dut considérer son corps comme un cadavre. L’apparition du visage sur l’écran d’ordinateur – mais c’est un visage « robotisé » –, marque l’envolée lyrique et applaudie de la performance du robot équipé d’un esprit. Cet esprit est à la fois éternel et tout puissant, ce qui rend insignifiante la complexité de l’activité humaine concrète. Ici donc, le génie humain, anhistorique, s’incarne en un objet technique qui procure au corps-machine indifférencié un surplus de force et une singulatité.
Cette représentation naturalisante de la prouesse technique pose, comme le fait Barthes, des questions éthiques et politiques. Comment, en effet, l’autre non-bourgeois et non-mécaniste peut-il avoir une place dans un dialogue démocratique, si la norme se situe du côté d’un tel esprit et d’une telle « politique de nature »84 ? Selon Bathes, le propre du mythe bourgeois n’est pas exactement de nier les choses mais de les innocenter. Le mythe est, pour cet auteur marxiste, marqué par la défection, par la déperdition d’une dimension de la vie humaine : le politique. Il est donc une parole dépolitisée. Ainsi, la publicité Adidas tend à dépolitiser les rapports de production et à innocenter une industrie des conditions concrètes dans lesquelles elle transforme la matière première en marchandise (sur un plan social comme sur un plan écologique). Ces considérations peuvent introduire une question éthique sur la pratique de la randonnée. Car l’équipement technique y est prépondérant dans l’émergence du plaisir. Le surplus de force, et la singularité (Warnier parle de subjectivation par la matière), qu’offre le matériel technique aux randonneurs, participent-ils à le situer hors du temps et de l’espace social ? Qu’innocentent-ils ?
http://www.sportshop.fr/fr/product/show/6142-0072-F0709/lafuma-hunza-50-10-lfs3852 . Consulté le: 03/02/09.
http://ma-tvideo.france2.fr/video/iLyROoaftYVy.html . Consultation : 06/08
http://repository.univ-fcomte.fr/Pub/Pub-Adidas.mov . Ou taper « mechanical legs » sur google (mais plusieurs version sont disponibles)
Figure où le basketteur « smash » le ballon dans le panier. Certains dunks sont plus élaborés que d’autres car le joueur peut intercaler des mouvements en l’air.
Je reprend ici à dessein le titre de l’ouvrage de Bruno Latour (1999), car l’auteur y explique que si « nous n’avons jamais été modernes », c’est que nous avons établi un principe impossible à tenir dans la vie : la séparation des faits et des valeurs, du politique et du scientifique. Le mythe moderne fait croire en une recherche scientifique qui trouverait des vérités sans que le « facteur humain » n’y participe. Au mythe d’une vérité déjà là et accessible en toute transparence, répond le mythe d’une recherche anhistorique et asociale. Pour Latour, ce qui manque à ces conceptions relève d’une réflexion sur le langage comme outil de perception.