Marches guidées

Au Brésil, les téléspectateurs sont soumis aux mêmes types de publicités sportives. Le corps et le matériel y sont traités selon une esthétique qui renvoie aussi à une vision mécaniste du corps et de la nature. Et l’analyse que j’ai proposée dans les pages précédentes me semble valide pour les Brésiliens, et plus encore pour la classe moyenne pauliste. Il me semble cependant que la publicité sportive soit moins révélatrice pour considérer le rituel excursif brésilien. En effet, l’usage et la valeur du matériel y sont moins centraux, la performance individuelle y est moins marquée et l’autonomie du sujet y est moins valorisée, car un guide est presque systématiquement engagé. Il y a donc, dans le rituel français, des éléments plus saillants que dans le rituel brésilien, et inversement. Dans chaque terrain, certaines dimensions ne font que transparaître, sont marginales, ou peu intenses par rapport à l’autre terrain. Mon travail vise à décrire et analyser ces variations d’intensité et de centres d’intérêts.

Par la description des marches que j’ai effectuées avec H2 et H3, nous avons pu saisir un imaginaire de la randonnée et voir quelle place y était donnée à la culture matérielle excursive. Nous avons compris, en adoptant une méthode réflexive, que mes interlocuteurs m’avaient assigné la place du détenteur traditionnel de cette culture matérielle : celle du guide. Cette réflexion eut pour moi une fonction de décentrement qui m’a permis de me rapprocher des valeurs propres à la randonnée brésilienne. Mon analyse s’était appuyée sur l’hypothèse que les deux jeunes marcheurs avaient cherché à rompre avec un schéma traditionnel de relation paternaliste entre les marcheurs et les guides. Ainsi, ma culture matérielle leur permettait de compter sur moi comme sur un guide qui ne serait que le garant de la survie des marcheurs ; mais, étant européen et ne faisant pas payer mes services, je ne pouvais être considéré comme un employé domestique. Mieux, ils pouvaient me renvoyer à ma francité et s’en moquer : « ei francês, relaxa !/ Hé le Français, détends-toi ! », me disaient-ils. S’ils avaient contracté les services d'un guide, leur place aurait été celle de dominants qui emploient une personne compétente pour les servir, conformément à l’héritage colonial. Mais, avec un Français comme pseudo-guide, ils pouvaient aussi jouer au tiers-monde face au « premier monde ». Ils transformaient ainsi la relation qu’entretiennent généralement les marcheurs avec leurs guides. En marchant avec un Européen, ils ont pu se défaire de l’ordre social qui régit les rapports sociaux entre dominants et employés (ce qui renforce la fonction de rupture du loisir), tout en bénéficiant des mêmes services. N’étant pas guide mais offrant à peu près les mêmes garanties, notre relation était socialement (mais non techniquement) égalitaire.

Cependant leur manque de culture matérielle ne leur permettait pas de se comporter comme des randonneurs français, qui tendent plus à l’égalitarisme qu’à la division des tâches. Ce double écart, par rapport à la norme brésilienne et par rapport à la norme française, m’a révélé quelle pouvait être la fonction concrète du guide dans le vécu du sentiment de nature brésilien. Cette « ethnographie de l’écart » m’a permis d’avancer qu’au Brésil, les randonneurs prenaient appui sur le guide pour vivre une expérience excursive proche de l’envoûtement. « Être intermédiaire » (DaMatta : 1993 ; 103) de par son statut social hérité du modèle colonial et patriarcal, le guide serait employé par les marcheurs pour garantir le retour d’un monde poétisé, enchanté et enchanteur, dans lequel on s’abîme aisément. Le guide est un sauvage qui remplit une fonction presque méconnue des marcheurs brésiliens : celle d’assurer leur survie et de les prévenir de dangers qu’ils ne savent pas anticiper et qu’ils remarquent assez peu (pierres glissantes, fatigue, gestion du temps…). Il peut aussi déconstruire certaines peurs infondées, ou aider les randonneurs à se « dépasser » physiquement. L’envoûtement peut avoir lieu car les conditions y sont favorables : les marcheurs ont l’esprit libre, car celui du guide veille à tout. Métaphoriquement, nous pourrions dire que les Brésiliens se sentent et se voient dans la nature comme on contemple son reflet entouré de celui de la nature environnante à la surface d’un lac. Mais, Narcisse avertis, pressentant les risques que comporte la rêverie, ils prendraient soin de s’adjoindre un maître nageur qui les repêcherait rapidement en cas de chute. En ce sens le guide brésilien, par sa fonction de survie mais aussi par le rappel permanent de sa place dans les rapports hiérarchiques, permet de ne pas perdre de vue la culture et la civilisation. Il est une balise, un point de repère qui permet une pratique en en définissant les limites. Avant de reprendre la description de l’entrée dans le rituel excursif, précisons les conditions dans lesquelles s’est déroulé mon travail de terrain dans la Chapada Diamantina.