Sacs à dos

Nous allons à présent considérer plus en détail la façon dont se déroule concrètement la marche avec les guides. Je m’intéresserai donc dans un premier temps à leur rôle dans la gestion de la marche, et, pour aider à la comparaison, je repartirai du sac à dos. En effet, nous avons vu qu’en France les marcheurs ont des sacs à dos volumineux, choisis en fonction d’un imaginaire palpable dans les rayons des magasins de sport et dans la publicité sportive. Lorsqu’ils marchent en groupe, les charges sont généralement réparties de façon égalitaires, ce qui implique des petites compensations : une personne plus endurante portera un peu plus qu’une personne moins forte ou blessée. La charge, si elle est vue comme un handicap (au sens sportif), est aussi, pour beaucoup, un signe de « sauvagerie », une preuve d’aisance dans le milieu parcouru. De nombreux randonneurs Français affichent avec fierté le poids de leur sac. J’ai ainsi pu rencontrer des personnes qui portaient plus de 25 kilos sur le dos. Une teinte de défi sous-tendait souvent leurs discours. Pour comprendre à présent la question des sacs à dos pour les randonneurs brésiliens de la Chapada Diamantina, nous ne partirons pas d’un magasin de sport ou de spots publicitaires, mais du moment où la marche commence à s’organiser avec le guide.

Après être revenu de la randonnée avec H2 et H3, je rencontrais F1, une amie que j’avais connue à São Paulo dans le cadre universitaire. Elle était accompagnée de F2 et F3, ses meilleures amies, elles aussi habitantes de São Paulo. Nous avions convenu de nous retrouver à Lençóis afin de passer quelques jours ensemble.

Le jour de leur arrivée, alors que les trois amies se rendaient au Ribeirão, une cascade située à une vingtaine de minutes de marche du village, F2 crut reconnaître un guide avec lequel elle avait effectué une excursion lors d’un précédent séjour dans la région. Elle cherchait en effet à recruter quelqu’un sans passer par une agence, ce qui permettrait d’obtenir un prix plus bas, et de mieux rémunérer le guide. L’homme (G2) n’était pas ce guide, mais il le connaissait bien puisqu’ils étaient cousins. Il se proposa donc pour les accompagner le jour suivant vers une cascade située à environ trois heures de marche. Au cours de cette promenade, à laquelle je participais, elles lui demandèrent s’il pouvait les emmener sur le sentier du Vale do Pati, une randonnée de cinq jours souvent jugée difficile. N’étant pas officiellement guide, G2 leur indiqua une personne de sa connaissance et promit de les mettre en contact. Le lendemain, alors que les trois amies se promenaient dans le village, elles croisèrent G2, qui les emmena à la recherche du guide en question. Celui-ci (G1) fut trouvé en demandant aux villageois s’ils savaient où il se trouvait, et, de proche en proche, le groupe arriva jusqu’à lui. Après avoir discuté du prix de la course, il fut convenu que le départ aurait lieu le lendemain, tôt le matin. Ils se donnèrent aussi rendez-vous le soir même pour acheter les victuailles nécessaires à la marche. Entre temps, G1 devait vérifier si un de ses amis pouvait lui prêter un sac à dos.

Le soir, dans les magasins, G1 leur indiquait ce qu’il fallait acheter, ainsi que les quantités nécessaires : riz, feijão, saucisses, gâteaux secs, bougies, café, pâtes, sucreries, pains, etc.. Le travail du guide commença donc dans la préparation de la marche, bien que ce ne fut pas à proprement parler lui qui réalisa cette tâche. En dehors de la marque des produits, et donc de leur prix, rien ne fut entièrement laissé à l’appréciation des marcheuses. Sur un ton calme et déterminé, adoptant une posture à la fois assurée et légèrement subordonnée, G1 veillait à ce qu’aucune erreur pouvant compromettre le meilleur déroulement de la marche ne soit commise. G1 ne portait pas les paniers de commissions, montrant ainsi clairement que ce n’était pas lui qui faisait les courses. Probablement que cette attitude lui permettait de laisser une marge de manœuvre aux commerçants. Si c’eût été lui qui payait les notes, il est probable qu’une ambiguïté se fût installée entre lui et les commerçants, car ces derniers modulent les prix en fonction des clients. G1 ne joua donc ni le rôle de quelqu'un à qui l’on confie une tâche et qui l’exécute seul, ni le rôle d’un compagnon avec qui l’on fait des courses « ensemble ». Il était déjà dans une position de professionnel et établissait une frontière entre ce qui relevait de ses fonctions et ce qui n’en faisait pas partie. Cette frontière était située à l’endroit où le choix d’un produit plutôt qu’un autre a une influence sur le déroulement de la marche. Ainsi G1 disait qu’il fallait acheter du riz, mais n’en précisait pas la marque. Le guide adopte donc une posture à la fois très présente et effacée. Il veille à ce que la marche soit bien préparée, tout en montrant que l’acte d’achat ne relève pas de son travail. Il n’a été employé que pour guider, non pour tout diriger. La nuance peut sembler superficielle, dans la mesure où il est présent dans le magasin et donne d’importants conseils, mais son effacement est lui aussi à prendre en considération, car il donne un rôle d’acteurs aux marcheurs. En ce sens, son autorité reste en retrait tout en étant centrale. Il ne porte pas le panier, n’y met pas les marchandises, ne paye pas, mais veille à ce que la préparation soit efficace. Il veille aussi à ce que les vendeurs n’augmentent pas (trop) les prix pour ses clients (pratique commune dans les lieux touristiques), sans pour autant les priver de cette opportunité lucrative.

Avant de se séparer, G1 indiqua aux randonneuses les vêtements dont elles auraient besoin pour la marche : nombre de paires de chaussettes et de t-shirts, maillot de bain, pull, tongs, chapeau, serviette de toilette, etc. Concernant les produits d’hygiène, il leur conseilla d’éviter les doublons en mettant en commun certaines affaires : crèmes solaires, dentifrice, peigne…. Il leur demanda aussi de ne prendre que du savon fait à base de noix de coco, afin de ne pas polluer les rivières avec des produits cosmétiques faits à partir de dérivés de pétrole. Il leur demanda aussi d’acheter des pansements, en cas d’ampoules aux pieds.

Le matin du départ, nous nous aperçûmes qu’il manquait encore quelques denrées alimentaires. G1 se rendit donc au marché avec l’une des marcheuses. G2, qui devait nous accompagner pour assister le guide, n’y fut autorisé par G1 qu’à la condition de se munir de chaussures plus fiables que celles qu’il portait. Il dut donc partir à la recherche d’un ami qui voudrait bien lui en prêter une paire. Il alla de maison en maison à la recherche des précieux objets. Finalement, quelques heures après le départ prévu, nous nous mîmes en route. G1 et G2 portaient la quasi totalité des victuailles et du matériel de cuisine. F1 et F3 étaient équipées de tout petits sacs où étaient rangés leurs appareils photos, les crèmes solaires et quelques accessoires qu’elles voulaient garder faciles d’accès. F2 portait un sac à dos relativement conséquent : il contenait tous les habits des marcheuses, ainsi que leurs duvets et leur tente. Je portais mes affaires, ma tente et quelques victuailles.

Un second départ, qui eut lieu six mois plus tard, me semble intéressant à décrire pour comprendre comment se prépare la marche. Dans certains cas, les départs en excursion s’organisent à partir du moment où un certain nombre de personnes ont fait une demande similaire auprès d’une agence. Il faut donc souvent attendre plusieurs jours pour qu’une sortie s’organise. Ainsi, j’avais demandé à l’agence de tourisme locale CIRTUR de me réserver une place si un groupe venait à se former pour effectuer une randonnée de plusieurs jours. Après une semaine d’attente, un groupe fut constitué. Nous nous retrouvâmes, H4, H5 et H6 (un Anglais), dans la petite rue pavée où était située l’agence. Deux guides locaux semblaient devoir nous accompagner. L’organisation était assez floue. Dans l’arrière boutique, des discussions tendues animaient la gérante de l’association et ses employés : il était question d’une dispute entre deux guides à propos du retour du matériel collectif. Après avoir rempli les papiers nécessaires et payé, nous partîmes pour récupérer du matériel dans un local où logeait l’un des guides. Pressé, légèrement énervé, G3 tentait de rassembler un équipement complet parmi un monceau de sacs, de tentes et d’objets de camping divers.

Les deux Paulistes étaient assis à l’extérieur et profitaient du soleil. L’Anglais s’impatientait et exprimait des signes d’inquiétude quant à l’organisation. Il fut le premier à remarquer que H4 et H5 n’avaient qu’un sac à dos pour deux. Le guide, qui prenait des vivres dans des placards approvisionnés par l’agence, empilait de la nourriture et des ustensiles dans son sac : de nombreux pains de mie, des biscuits, du riz, du feijão, des boîtes de conserve, des casseroles, une machette et de la vaisselle. Il s’y prit à plusieurs reprises, retirait et replaçait de nombreux objets, envoya paître son collègue (qui voulait en fait utiliser le sac à dos pour une excursion prévue le lendemain), partit chercher une couverture supplémentaire chez un autre collègue, revint, répara un réchaud, lava quelques ustensiles, puis, après trois quarts d’heure de préparation, annonça que nous devrions porter nous aussi des victuailles pour le périple. H6 et moi lui avions proposé à plusieurs reprise de se répartir les affaires et cherchions à nous rendre utiles pour l’aider, mais il n’avait pas répondu. Il aurait préféré ne pas avoir à faire appel à nous pour porter des objets dédiés au collectif. En nous demandant de l’aide il considérait manquer de professionnalisme.

H4 et H5, moins préoccupés par ces questions, acceptèrent de porter eux aussi des victuailles, mais ne relevèrent pas la gêne que H6 manifestait face au fait qu’ils n’aient qu’un sac pour deux. Si ce dernier soupçonnait une stratégie maligne qui leur permettrait de moins porter, il semble que leur attitude relevait plutôt de la culture excursive brésilienne. En effet, en matière d’organisation, conformément aux usages, ils se laissaient porter par le mouvement. Ils faisaient d’ailleurs preuve de bonne volonté puisque le rôle du guide est justement, en général, de porter tout ce qui a trait à l’intendance, les promeneurs se contentant de porter leurs affaires personnelles. On voit donc que le sac à dos et le portage revêtent au Brésil une autre importance qu’en France (et en Europe). L’autonomie individuelle, l’autogestion ou le plus-de-corps, ne sont pas ici des valeurs qui sont associées au sac. H5, en m’annonçant que lui et son ami n’avaient pris qu’un sac pour deux, semblait considérer avoir fait preuve d’astuce : il croyait qu’un tel choix lui permettrait de s’économiser. Ne se sentant pas en grande forme physique, il pensait qu’ainsi son compagnon et lui pourraient se reposer tour à tour, ce qui leur permettrait d’avancer plus vite. Bien que cette logique puisse être pertinente, elle n’était pas adaptée à la situation présente, puisqu’ils ne l’avait pas appuyée sur une connaissance pratique de leurs propres aptitudes physiques. Ainsi, après quelques heures de marche, nous dûmes alléger leur sac, car ils peinaient trop dans les montées. Non seulement le fait d’avoir à porter un poids supplémentaire, celui de la nourriture et de la tente qu’ils louaient à l’agence, n’avait pas été prévu dans leurs calculs, mais même une fois soulagés d’une partie du poids, ils continuèrent à peiner fortement. Ils n’arrivaient pas à supporter un poids équivalent à celui que H6 et moi portions, et encore moins à celui que le guide emmenait sur son dos. Avec deux sacs plus légers, ils auraient probablement mieux pu gérer la difficulté.

À gauche, H4, à droite G6.
À gauche, H4, à droite G6.

Concernant le portage, les guides ont un verbe pour désigner leur activité : jeguiar. Ce terme est une contraction entre le mot jegue, qui signifie « mulet », et guia, qui signifie « guide ». Jeguiar désigne l’activité de porter, tel un mulet, les affaires nécessaires aux touristes sur les chemins de randonnée. L’expression m’a été expliquée par une guide qui disait préférer les « packs » touristiques, où les randonneurs dorment non pas en camping sur les sentiers, mais dans des maisons d’hôtes ou des hôtels. Les repas y sont pris dans les pousadas ou dans des restaurants. Ainsi, ces formules évitent aux guides de trop porter de matériel lors de la marche.

Malgré cette préférence affirmée par certains guides, G3 disait que le poids n’était pas un problème pour lui. Fils de garimpeiro, il avait été habitué depuis tout petit à porter des charges bien supérieures, sur des distances et à des allures qui n’avaient rien à voir avec le rythme paisible de la randonnée. À plusieurs reprises, je compris que la marche avec nous l’ennuyait, car il aurait aimé avancer plus vite.

Les sac des marcheurs et des guides brésiliens sont équivalents (mais plus petits) à ceux des marcheurs français, il sont d’ailleurs souvent de même marque (Décathlon y est moins présent, mais cette chaîne de distribution vient de s’implanter au Brésil et connaît un franc succès). Par contre l’usage qui en est fait relève de deux rapports différents à la technique et à la « sauvagerie ». Cette différence se lit au niveau de l’usage différentiel du sac brésilien : celui qu’en font les marcheurs et celui qu’en font les guides. Les marcheurs portent assez peu de poids et peu de matériel pour le collectif, mais leurs sacs ont des contenus privatifs et personnalisés. Par contre, ceux des guides sont en grande partie dédiés au portage d’objets servant au collectif. Nous avons aussi vu que ce type d’objets circule au sein de réseaux d’amitiés, ou qu’il peuvent être mis à disposition des guides par les agences. Ils acquièrent une personnalité du fait de leur importance et de leur rareté. Ainsi, les guides savent approximativement combien il y a de sacs auxquels ils peuvent avoir accès et quelles sont les qualités de chacun. Ils élaborent des stratégies qui s’inscrivent dans une concurrence quant à l’accès à l’objet. À l’agence (qui possède des sacs pour les guides), au moment du départ avec G3, il fut question de savoir quel sac celui-ci emporterait, ce qui déclencha des négociations, car un autre guide voulait ce sac. Par ailleurs, leurs sacs sont souvent entretenus, et parfois raccommodés. Les sacs des marcheurs, souvent assez neufs, sont peu « démarchandisés », ils ont peu été investis par les techniques du corps et gardent cet anonymat et cette universalité propre à la marchandise (Warnier : 1999 ; 143).

Ainsi, bien que certains marcheurs, comme F2, affichent un comportement proche de celui des « GRistes », en acceptant fièrement de porter un sac lourd et en en utilisant toutes ses fonctionnalités, il ne me semble pas que le sac brésilien renvoie à un « plus-de-corps », car l’imaginaire techniciste n’est pas omniprésent sur les sentiers de la Chapada Diamantina : il ne concerne pas tous les objets, ni ne marque tous les usages, et il occupe une place très discrète.

Nous voyons aussi combien la préparation de la marche à proprement parler n’est que peu anticipée depuis le point de départ qu’est São Paulo. Si le désir de marche peut naître par la publicité ou les récits touristiques qui circulent au sein de la classe moyenne, l’aspect organisationnel et matériel ne consiste souvent qu’à choisir un pack, les marcheurs n’utilisant presque aucun matériel spécifique en dehors du sac et de la tente. Souvent, les agences de tourisme proposent de louer du matériel aux marcheurs : sac à dos, sac de couchage, tente, etc.

Sans que la préoccupation organisationnelle et techniciste ne soit totalement absente, on ne retrouve pas ici l’intensité de l’attention que portent les randonneurs français à leur matériel et à leur sac à dos. Les questions de partage équitable du poids, de confort, de gestion de l’espace de rangement, d’investissement affectif dans l’usage des performances fonctionnelles du sac, ou de valorisation de la performance personnelle à porter une charge importante, sont presque absentes. L’imaginaire de la randonnée est donc à considérer de façon différente pour les marcheurs brésiliens et français. Si les uns et les autres sont en contact avec des images de paysage et de marcheurs dans le paysage depuis leur lieu de résidence, et si la publicité est un vecteur de mise en désir de l’ailleurs pour les deux populations, on constate que l’imaginaire français compose plus avec la thématique du corps bien équipé. Si nous avons vu (ci-dessus, p. 33) que l’imaginaire a toujours à voir avec le corps, il faut considérer qu’au Brésil, l’imaginaire n’envisage pas un corps performant et techniquement « bien équipé ». Il s’agit plutôt d’un corps qui est mis en vis-à-vis de celui du guide et qui est protégé par celui-ci. L’un couvre l’autre, il le contient et le prévient, le soulage, le soigne, et, au besoin, prend des risques pour lui. Il lui ouvre ainsi un espace de plaisir déconnecté des questions qui ont trait à la survie.

Nous pouvons enfin remarquer que pour les marcheurs qui n’ont pas acheté un pack, le village est une scène importante. Il est sillonné pour de nombreuses raisons liées au projet de randonnée. Trouver un guide ou une agence demande souvent aux excursionnistes d’arpenter les rues pour se renseigner, faire des comparaisons, glaner des conseils. Souvent, ils auront suivi les indications de quelqu’un et seront partis dans leurs recherches en se fiant au bouche à oreille et aux conseils des villageois (ce qui peut d’ailleurs poser des problèmes de concurrence). Dans la rue, il arrive aussi que les touristes abordent d’autres touristes dans l’espoir de se réunir afin de constituer un groupe suffisamment important pour diviser le prix en un nombre maximum de personnes. De même, le fait de partager le matériel demande aussi aux guides d’arpenter le village à la recherche du matériel nécessaire. Ne possédant que très rarement tout l’équipement, ils devront solliciter leurs réseaux d’amis et de collègues pour utiliser un sac, une paire de chaussures ou un autre accessoire de camping dont ils jugent avoir besoin pour telle ou telle occasion. Enfin, avant le départ, le village est parcouru pour faire les courses nécessaires à l’alimentation sur le sentier.