L’observation en Corse

Sur le plan de la morphologie sociale, le sentier est tronçonné en étapes relativement régulières et jalonné de refuges gérés par le Parc naturel régional de Corse. Les randonneurs n’étant pas autorisés à faire du camping sauvage, ils doivent soit camper sur les aires de bivouac des refuges, soit louer une couchette à l’intérieur de celui-ci. Les aires de bivouac sont équipées de cuisinières à gaz, de grandes tables, de poubelles permettant le tri sélectif et d’un lieu pour faire la vaisselle. Des douches, parfois chauffées par un équipement solaire, offrent un espace sommaire où se laver. Parfois, il s’agit de petites cabanes construites en dur, parfois d’un simple tuyau entouré d’un paravent en tissu accroché à des branchages. La majorité des randonneurs a en sa possession tout le nécessaire pour vivre en quasi-autonomie (nourriture et ustensiles de cuisine) sur la totalité de leur séjour. Ils prévoient souvent de petits ravitaillements complémentaires qu’ils effectuent dans les refuges. Certains profitent des lieux où le GR20 croise une route pour se rendre dans un village et refaire leurs provisions.

Pratiquement, j’ai séjourné à plusieurs reprises sur ce sentier. J’y ai effectué une randonnée de sept jours, ainsi que plusieurs passages d’une ou deux journées. Débutant alors ma thèse, je n’avais pas encore restreint mon objet à la randonnée pédestre. Abordant la phase d’« errance » (Laplantine : 1996) de l’investigation ethnographique avec l’intention d’étudier le sentiment de nature en zone protégée, j’ai aussi fait du terrain sur la côte. La lecture des ouvrages d’Alain Corbin, de Jean-Didier Urbain et de Jean-Claude Kaufamnn nourrissant ma réflexion, j’ai hésité à m’écarter de ces lieux touristiques pourtant si intéressants93. Par ailleurs, des étudiants de Corte, devenus des amis, travaillaient sur le littoral. Certains y menaient des recherches scientifiques, ce qui stimulait ma réflexion politique sur la protection de la nature en m’apportant des connaissances empiriques. Ces personnes m’offraient aussi des espaces informels de discussions interdisciplinaires où nous échangions autour de questions épistémologiques et méthodologiques. Ces moments satisfaisaient aussi une curiosité propre, car, formé dans un Lycée Agricole, j’avais un moment envisagé de m’orienter vers la protection de la nature. D’autres de ces étudiants travaillaient sur le magnifique site protégé des îles Lavezzi (réserve naturelle). Ils m’accueillirent cinq jours sur ces rochers à la fois extrêmement riches d’un point de vue écologique et extrêmement visités par les touristes. En dehors de ma recherche auprès des touristes, ce terrain m’invita à amorcer une réflexion sur la construction sociale du sentiment de nature par la mise en scène de la zone protégée. J’entrevis aussi à cette occasion l’intérêt que pourrait receler un questionnement sur les rapports qu’entretiennent les agents de protection de la nature avec les touristes.

Par la suite, j’ai pris conscience du rôle central de la technicité dans la marche. Cette caractéristique, peu étudiée dans le domaine du loisir, donnait à la randonnée pédestre une spécificité qui m’a semblé devoir être étudiée de façon détaillée. L’année suivante, lorsque j’ai commencé mon investigation au Brésil, cette intuition s’est confirmée, et la perspective d’une comparaison avec une modalité bien moins techniciste m’a alors semblé pertinente. Ce progressif rétrécissement de mon attention ethnographique est à mettre en lien avec le fait que j’ai commencé le terrain Corse avec un angle de vision large. Ainsi, j’ai rencontré de nombreux touristes en différents lieux de l’île tout au long des cinq mois que j’ai passés sur place. J’ai réalisé des entretiens (formels ou non), notamment au sujet de la marche, en dehors des sentiers : plages, campings, parkings, ainsi que dans le village où je résidais. Par ailleurs, ma connaissance de l’île me permit de proposer à mes interlocuteurs de faire des comparaisons entre les différents sites qu’ils avaient visités. Cette méthode s’est révélée pertinente pour faciliter l’expression de mes interlocuteurs, car les discours à propos de la pratique lors de la pratique sont souvent assez laconiques. Dans ces conditions, il m’était plus facile de faire des relances à partir de ma connaissance des lieux.

Concernant mes observations sur la marche, en dehors du GR20, j’ai aussi effectué de nombreuses marches vers des lieux réputés (Tafunato, Paglia Orba, forêt d’Evisa, Tavignano, Restonica, Monte d’Oro…). J’ai aussi donné « un coup de main », contre nourriture et hébergement (au bivouac), pendant une semaine dans le refuge de la Saga, situé au-dessus de Corte. N’ayant pas passé de nuits dans les refuges du GR20, ma connaissance de ces lieux est en grande partie liée à cette expérience. Enfin, j’ai effectué une marche de quatre jours sur le sentier des douaniers, dans le Cap Corse.

Ainsi, les observations qui n’ont pas été directement faites sur le GR20 entrent dans mon travail sous la forme d’un hors-champ « qui est cet espace invisible qui entretient des relations permanentes avec la surface visible du champ » (Laplantine, in Laplantine et Nouss : 2001 ; 305). Les paroles qui m’ont été données dans ces espaces situés en dehors de la focale choisie dans le présent travail, m’ont permis de trier celles de mes observations qui sont pertinentes, de celles qui ne sont pas suffisamment liées au phénomène social que je cherche à décrire. Mon immersion dans le champ des pratiques touristiques m’a ainsi permis de distinguer ce qui en faisait partie, de ce qui relevait d’autres phénomènes. Coupées lors du montage final, ces observations se rapprochent donc du statut de rushes, car elles font partie du travail mais n’apparaissent pas dans sa forme aboutie et exposée.

Notes
93.

La fréquentation de la plage en tant que vendeur de beignet durant plusieurs années est une des raisons qui a orienté mon questionnement sur le rapport à la nature vers le tourisme de masse. Je dus donc mettre à distance une curiosité légèrement obsessive envers une pratique que j’avais envie de mieux comprendre. (Voir en annexe : Avant-propos DEA).