Produits lyophilisés

Les marcheurs du GR20 s’alimentent très souvent avec des produits lyophilisés, achetés en grande surface ou dans des magasins de sport. Dans un premier temps, ces produits alimentaires issus d’une technologie de pointe (ils sont souvent comparés à la nourriture des cosmonautes) font saliver les marcheurs. En effet, une gamme de plats relativement élaborés s’offre à eux : hachis Parmentier ; poisson & riz sauce hollandaise ; poisson à la provençale & riz ; colombo de poulet & riz ; couscous au poulet ; paella au poulet ; poulet & pâtes aux champignons ; poulet tandoori et riz… La dimension pratique de leur préparation est fortement mise en avant, puisqu’il suffit d’ouvrir le sachet et d’y verser de l’eau bouillante (certains repas peuvent être préparés à l’eau froide) pour que les 80 g de poudre se transforment en un plat d’environ 300 g. La facilité de préparation et l’imaginaire d’une bonne cuisine renvoient à la dimension hédoniste et festive d’un repas pris dans un restaurant sans prétention. Ces repas recèlent donc une double dimension extraordinaire : d’un côté la technologie de l’aventure, de l’autre, le petit plaisir du « resto » ou du « bon petit plat ».

Un sachet correspond à environ 450 calories. Or, pour la randonnée, il est conseillé de consommer de 1800 à 2000 calories pour une femme et de 2000 à 2400 calories pour un homme. Ainsi, j’ai croisé quelques randonneurs qui ne mangeaient pas suffisamment, puisqu’ils ne consommaient qu’un ou deux sachets par repas. Au vu du prix (entre 4 et 7 €), et souvent par méconnaissance des besoins alimentaires et/ou de la valeur énergétique d’un sachet, de nombreux randonneurs ne s’alimentent pas suffisamment, car ils pensent qu’un sachet vaut un repas. Ainsi, deux adolescents m’expliquaient avoir « craqué » au troisième jour de marche : ils avaient mangé chacun trois sachets en un seul repas. Ils pensaient avoir fait un excès, mais avaient en fait mangé une quantité normale de nourriture. Par ailleurs, si les premiers repas ont quelque chose d’excitant, ils sont rapidement remis à une place moins festive et ludique : « c’est comme les pubs à la télé, y’a une super photo, avec un plat qui fume, c’est super appétissant et tout. Rien qu’en regardant ça te donne faim, tu te dis que ça va être un régal. Et puis tu goûtes… la première fois ça va, c’est pas aussi bien que sur la photo mais bon… et puis après quelques jours, tu manges ton pauvre truc en regardant la photo parce que l’imagination ça aide à faire glisser ». Ainsi y’a-t-il souvent une déception pour les randonneurs qui pensent subvenir à leurs besoins alimentaires tout en se faisant plaisir sur le plan gustatif. Comme nous le verrons, cette déception remet en cause la mythologie publicitaire. Sur Internet, les forums dédiés à cette question montrent que les randonneurs chevronnés n’utilisent jamais uniquement ce type d’aliments. Rares sont ceux qui les exècrent, mais tous affirment qu’ils ne présentent pas d’intérêt gustatif. Aussi, chacun trouve des petites astuces pour pallier ce défaut (rajouter du fromage, des nouilles, du bouillon Kub…).

Au bout de quelques jours de ce régime, certains randonneurs arrivent à saturation. Ayant personnellement choisi de ne pas consommer de ces denrées, j’emportais des aliments permettant de cuisiner sommairement : oignons, ail, épices, coppa (jambon cru corse), riz, farine (pour faire des galettes), pâtes, semoule, sauce tomate en tube, une bonne huile d’olive et un pot de confiture maison. Ce choix, qui au départ n’avait rien de méthodologique, se révéla être un atout pour rencontrer les marcheurs à l’heure des repas. Ainsi, lors de mon premier passage sur le GR20, je m’affairais dans l’espace du bivouac dédié à la cuisine. Je faisais revenir de l’ail et des oignons dans de l’huile d’olive pour me préparer une assiette de spaghettis. Un groupe de trois personnes, alléchées par l’odeur, engagea la conversation. Elles me décrirent leur sentiment de saturation par rapport aux produits lyophilisés. Je notai que la nourriture était un sujet d’ironie et de plaisanteries incessantes pour ces randonneurs. Malgré leur bonne humeur, ils faisaient preuve, sur ce sujet, d’une certaine fébrilité. Ils se disaient en manque de verdure, voire même de « n’importe quoi qui ressemble à de la vraie bouffe ». Voyant que je posais beaucoup de questions, il m’invitèrent à manger avec eux ; au menu : une boîte de raviolis qu’ils venaient d’acheter au refuge et un sachet lyophilisé par personne.

F4 m’expliqua qu’avant ce voyage, elle n’avait mangé, dans toute sa vie, qu’une seule fois des raviolis en boîte. Elle n’avait pas aimé, « mais là, c’est bon !! » affirma-t-elle. Pour tromper leur sentiment de manque, après cinq jours de marche, ils s’étaient autorisés un « écart » en achetant les raviolis ainsi que du pain et du fromage. Après avoir croqué avec frugalité dans le pain et le fromage, ils rangèrent ces précieuses denrées en prévision du lendemain. En blaguant, H7 dit qu’il faudrait tout de même manger les sachets de plats lyophilisés, car ils ne les portaient pas pour rien ; or, il sentait que la tentation de se ravitailler dans les refuges allait augmenter. Le repas terminé, j’avouai avoir encore faim et en profitai pour les questionner sur leur satiété. F4 et F5 étaient rassasiées, mais H7 et H8 avaient encore « un petit creux ». Je les invitai donc à mon tour à manger ensemble des spaghettis à l’ail et remettait ma casserole sur le feu. H8 déclina l’invitation en considérant qu’avoir faim, « pendant une semaine, c’est pas grave, ça fait une cure ! ». Par contre H7 partagea avec plaisir ce « vrai repas », avouant qu’il ne se sentait jamais rassasié lorsqu’il mangeait des plats lyophilisés. Ces marcheurs avaient pourtant fait des essais alimentaires lors d’une randonnée dans les Pyrénées. Ils avaient alors constaté le besoin de consommer trois sachets par repas (ce qui correspond à l’apport énergétique conseillé). Le sentiment de faim ressenti par H7 relève donc d’autre chose que du strict registre nutritionnel.

Il est particulièrement intéressant de noter que ce groupe considérait vivre dans des conditions « primitives ». Lorsque nous parlions de nourriture, ces personnes se rendaient compte de leur fébrilité et se comparaient avec humour à des « hommes préhistoriques » : « il nous manque plus que le gourdin ! » dit H7 en plaisantant. La précarité de leur alimentation, le sentiment de manque, les privations et l’état d’euphorie que leur procurait le moment du repas, s’associaient dans leur imagination à de la sauvagerie. La façon dont ils se jetèrent sur le reste de raviolis pour saucer le fond de la gamelle avec du pain, les fit rire aux éclats : ils se sentaient « hommes des cavernes ». Nous retrouvons ici, à propos de la nourriture, l’idée avancée à propos de l’équipement : le sentiment de vivre un ensauvagement.

Comment comprendre le fait que ces personnes, qui consomment presque exclusivement des produits issus d’une technologie industrielle moderne, se sentent redevenir sauvages ? Ne peut-on pas considérer qu’il vivent avec fébrilité une dépendance, vis-à-vis du produit technologique, qui est couplée à un abandon de ce qu’ils jugent être la « vraie bouffe » – celle qui a du goût et qui rassasie vraiment ? Les sensations et sentiments qu’ils qualifient de primitifs ne renvoient-ils pas à du primaire ? Car, bien que les figures du sauvage et du primitif soient invoquées, il ne me semble pas qu’il faille les prendre comme des métaphores ethnologiques ou historiques, mais plutôt comme des images de la « sauvagerie » interne à tout sujet. Ce groupe semble en effet revisiter, avec la distance de l’humour, les expériences primaires du manque, de la faim, de la privation et de la dépendance. Ces marcheurs se voient manger sans aucune convenance, tels des affamés plongeant avec anxiété leurs doigts dans le reste de raviolis qui a collé au fond de la gamelle, et donnent un sens à cette auto-perception. Ce repas prend des allures primitives, d’une part, parce que la nourriture est sommaire (le contenu brut d’une boîte, sans aucun accompagnement), d’autre part, parce que leur attitude a quelque chose de bestial. Par ailleurs, les plats qu’ils ingurgitent peuvent bien être issus d’une technologie moderne, leur manque de goût, ou plus exactement l’uniformité de leur goût, les relègue au rang d’aliments élémentaires. La dimension élémentaire est d’ailleurs renforcée par le fait que cette nourriture a quelque chose de fonctionnel, ou de médical, puisque son principal intérêt est de garantir une quantité de calories. Elle a quelque chose de basique et d’utilitaire qui dénote une dimension symbolique minimaliste. Ainsi, l’usage de cette technologie utilitaire fait-elle vivre une ascèse aux randonneurs. Elle les plonge dans un monde gustatif sans diversité ni surprise, c’est-à-dire sans autre plaisir que celui de performer cette expérience ascétique. Or, cette expérience advient suite à l’absorption d’un produit hautement technologique.

En se rendant compte que cette « poudre magique », malgré la photo alléchante du sachet, ne les satisfait pas, les marcheurs vivent une chute qui les ramène à des sentiments effectivement primitifs : la faim, le manque, l’excitation, la ténacité ou le détachement face à la privation, la retenue, la fébrilité. Cette économie affective s’organise autour d’une expérience que l’on pourrait considérer génériquement comme relevant de la logique de la déception. Lorsque le sujet manque son but, cette logique le force à revenir sur son désir, à l’analyser plus ou moins consciemment et à envisager de nouveaux moyens pour parvenir à un résultat recherché. Ici, la déception des randonneurs (au demeurant probablement désirée), les force à une exploration interne qui rend palpables et qui joue avec des sensations à la fois primaires et profondes. Elle les plonge, avec un délice qui se lit dans la distanciation humoristique autant que dans la persévérance à consommer ces produits, dans une intimité qui fut, pour le nourrisson, bien plus dramatique. Une intimité est ici explorée, expérimentée, exprimée et mise à distance (observée) dans une épreuve marquée du sceau du loisir. Or, elle advient par le truchement de la technicité.