J’ai proposé d’étudier l’alimentation des randonneurs en procurant des passages qui donnent à voir les liens entre pratique et imaginaire. Pour ce faire, j’ai considéré que la publicité relevait d’une mise en scène de l’imaginaire urbain. En tant que texte culturel, elle remplirait ainsi une « fonction expressive » (Geertz : 1983), qui performe des valeurs et des chaînes signifiantes où se donnent à voir et adviennent « des passions sociales » (Le Breton : 1998). Pour le dire autrement, les publicités (médiascapes, au sens d’Appadurai) offrent des bribes de mythes, avec lesquelles les individus composent imaginairement une image de soi et une image de sensation de soi qui poussent à l’action. L’analyse mythologique permet d’accéder à une trame discursive en circulation, tandis que l’analyse ethnographique cherche à décrire ce que font et vivent les acteurs sociaux pris dans des situations singulières. Imaginaire et vécu sont deux axes que je cherche à tenir ensemble pour comprendre la culture matérielle excursive.
Le matériel technique utilisé par les randonneurs français vise à une prise en charge anticipée de tous les « dangers » qu’ils peuvent rencontrer lors de la pratique. Chaussures, tentes, sacs à dos, vêtements, anticipent les intempéries et les accidents du terrain autant que les produits lyophilisés et les barres de céréales préviennent les besoins nutritionnels. Mais, si le mythe publicitaire se présente comme une anticipation et une prévention, répondant en cela à un rêve océanique de bien-être et de bonheur, il expose aussi les randonneurs au retour de ce risque dans la pratique. Ainsi, les marcheurs éprouvent la faim lorsqu’ils adhèrent au mythe de l’alimentation lyophilisée. En quelque sorte, le corps protégé est érotisé par une mise en présence du risque qu’il ne court plus. Le matériel technique confine l’individu dans un espace sécurisé entouré de périls, et il devient une sorte d’appât du mal. Comme l’a montré Le Breton (2000), en matière de loisir, la prévention pratico-mythique permet une exposition au risque, ou plus exactement une approche sécurisée de celui-ci. En ce sens, le vécu techniciste ramène l’individu aux « mythologies de la condition contemporaine » (Ehrenberg : 1995 ; 308), définies selon les deux axes de l’image de soi et de la sensation de soi.
L’exemple de la nourriture lyophilisée me semble faire un lien entre ces axes et la culture matérielle des randonneurs français. Alors que les sachets de nourriture lyophilisée sont censés apporter une réponse parfaite aux besoins nutritionnels, devançant par la technique tant le risque de manque de nourriture que celui d’être encombré d’un sac trop lourd, ils sont la condition d’une expérience liminaire où le risque prévu est (presque) expérimenté. En effet, emporter avec soi des denrées qui, d’un point de vue idéal, techniciste et métrique, empêchent tout risque de sous-alimentation et de faim, semble mener concrètement à l’expérience de la faim et à la sensation de sous-alimentation. Pour le dire autrement, du point de vue du biopouvoir, l’objet est idéal puisqu’il garantit la survie, mais du point de vue du vécu, il amène celui qui s’en sert exactement sur cette frontière où l’on ne se sent plus vraiment vivre. Ainsi, Le Breton note que « le paradoxe de la survie dans le monde contemporain c’est qu’elle se prépare longuement, qu’elle possède ses spécialistes » (p. 39). La survie relève donc plus du rituel que de la vie après l’accident (ou de la vie après la mort, comme la définit Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie).
Le rapport techniciste à soi-même semble très vite décevant. Quelque chose manque et ce manque ressemble à l’expérience du danger tant redouté. La nourriture parfaite donne faim. Elle prend ainsi les atours du mensonge (les randonneurs parlent de « vrai repas »), qui est en fait le mensonge de la marchandise et de sa publicité. On voit clairement dans la description du repas que j’ai proposée ci-dessus, que ce qui manque concerne le goût et le plaisir de manger. Mais on voit aussi apparaître une ambiguïté, car se perçoit aussi le plaisir de mal manger. Malgré les efforts de « communication » et d’« image » que les marques effectuent, le sacrifice du plaisir ne passe pas inaperçu. Il procure l’expérience du manque. Mais à son tour, ce sacrifice peut devenir un plaisir.
Il y aurait une piste à explorer, car on peut se demander si ne s’ouvre pas ici une revanche individualiste contre le monde marchand et contre l’uniformisation industrielle du goût101. En effet, chacun, en débusquant l’écart entre le mythe et le vécu, prend un ascendant sur la marchandise, il peut la toiser en la jugeant médiocre, considérant qu’il a su éviter l’illusion, qu’il ne s’est pas « fait avoir ». L’individu devient alors son propre héros, il se distingue de la masse et adhère en cela à l’imaginaire de l’autonomie que j’ai nommé ensauvagement. Se distinguer d’une masse, conçue comme mystifiée et usurpée, ne fait donc pas sortir l’individu du mythe de l’individu, ni ne le fait entrer dans une démarche politique, puisqu’il trouve ici de quoi satisfaire la norme commune qui l’incite à construire une image de soi « personnalisée ». La déception liée à une sensation de soi non vécue (la satiété et le plaisir) semble ici s’articuler à une image de soi qui positionne un individu par rapport aux autres. On voit donc comment l’expérience de la déception vis-à-vis du mythe ramène au mythe. Si nous retrouvons ici la conclusion du travail d’Ehrenberg, selon lequel la France est une « société sans politique » où « la distance fait lien » (Ehrenberg : 1995 ; 303), il faut alors considérer que cette distance se construit autour d’objets identiques (les Mars ont toujours le même goût). Dans une culture matérielle marchande, la distance fait lien car elle est un espace de médiatisation de soi. Ce que chaque randonneur donne à voir de lui, c’est la distance qu’il crée et entretient vis-à-vis d’objets possédés par tous. La mise en forme personnalisée de la distance à l’objet partagé (le sac à dos, les barres de céréales…) fait de moi, à mes yeux et aux yeux des autres, quelqu’un d’unique. L’infime variation d’usage que chacun inventera sera l’occasion d’une reconnaissance. Elle officiera comme une subjectivation du rapport aux objets excursifs, ou, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Warnier, cette infime variation subjective donnera lieu à une « démarchandisation ».
Par ailleurs, l’exemple des barres de céréales me semble éclairer une autre dimension du mythe, car ce type de produits est aussi consommé durant la vie ordinaire. Distributeurs automatiques, bureaux de tabac et boulangeries en font une denrée très commune. Or, cette denrée est associée à une échappée (onirique) hors de l’urbanité stressante, fatigante et impersonnelle (les publicités étudiées ci-dessus se déroulent dans un embouteillage et dans un bureau transparent). Cependant, la « vraie nature » qu’offre Balisto tourne en rond elle aussi, puisqu’il s’agit d’un mythe urbain de sortie de l’urbain par une expérience urbaine. Le produit industriel donne à « l’homme occidental »102 une sensation de soi, qui est celle du plaisir et de l’énergie recouvrée. Que se passe-t-il lorsque le produit est consommé sur le sentier de randonnée, c’est-à-dire dans l’espace idéalisé par la publicité ? Dans la mesure où la déception vis-à-vis du produit est rare (le sucre est presque sans surprise), les barres de céréales me semblent permettre de souligner le fait que les marcheurs vivent un rêve promis de longue date. Elles rappellent que la source de ce rêve est l’urbanité, que le manque qui a mu l’individu jusqu’en « pleine nature » provient du quotidien. Le Balisto rappelle une situation passée, il procure une « saillance affective » (Dumouchel : 1999) qui établit un lien mémoriel. L’expérience corporelle présente a été imaginée dans un présent passé. Elle crée de la continuité entre deux temps d’une expérience unique mais éclatée et différée. Ainsi, mordre dans une barre de céréales sur le sentier de randonnée rappelle le manque que comble l’activité présente. De cette façon, le manque est convoqué par ce qui le comble. Par le corps et par l’objet, l’individu convoque le mythe qu’il vit pour le vivre, sans quoi il risquerait de ne combler que des manques liés à la situation présente (ici un besoin énergétique) et ainsi, de sortir du mythe. Sans les repères qui donnent au présent une cohérence et une continuité avec d’autres moments de la vie, il risquerait alors de se perdre hors des sentiers battus du mythe et ne vivre que dans un présent isolé. La barre de céréales le situe dans un torrent de sens qui est ressenti par un coup de gouvernail, c’est-à-dire sans sortir du flux. Manger une barre de céréales sur le sentier de randonnée donne certes une sensation de soi parce qu’elle nourrit, mais aussi parce qu’elle déclenche une saillance dans l’insenti du bon déroulement d’un phénomène social plus ample (le rituel excursif). La consommation d’un aliment urbain traditionnellement associé à la sortie de l’urbain permet de satisfaire un désir urbain, sans que cela ne passe par la conscience. L’individu, le temps d’un instant, éprouve le social par une sensation de soi qui l’y insère. Se sentir individu dépendant d’une trame culturelle à la façon d’une forme qui se détache sur un fond.
J’ai avancé plus haut que la déception pouvait ouvrir sur un apprentissage et sur une connaissance. Or, comme nous venons de le voir, cette exploration est un moteur d’enculturation, elle ne sort pas l’individu du modèle culturel dans lequel il baigne. Par cette mécanique, l’individu peut perfectionner sa culture matérielle, comme le fera probablement H1, mais cela ne veut pas dire qu’il abandonnera l’imaginaire qui motivait son élan premier. Cet imaginaire sera moins monolithique, il fera moins écran dans l’élaboration de « projets moteurs » (Merleau-Ponty : 1964; 17) complexes et diversifiés. Par la déception, l’individu peut donc élargir son exploration du monde au sein d’un champ de significations délimité. Assujetti à un certain ordre, il expérimente un champ de possibles. Si le sujet trouve dans la déception un moyen de s’ouvrir au monde, l’individu ne sort pas pour autant de ce monde.
Si l’on a pu observer, avec H1, une dimension « mythophage » de l’expérience, nous voyons à présent que l’abandon du mythe n’est pas chose aisée. Transformer le mythe, travailler l’imaginaire en profondeur, demande un travail qui semble peu proposé par le rituel excursif. Affiner des déplacements dans le mythe, mieux l’articuler à la culture matérielle, est d’un autre ordre que de changer le mythe. Changer le mythe, ou changer de mythe, relève d’un effort et d’une rigueur plus éprouvants et plus risqués. Le rituel excursif apparaît ici comme un déplacement dans un monde extra-ordinaire (voir ci-dessus, p. 69, la définition du rituel chez Geertz). Il consiste en une exploration qui fait jouer le même, qui le prolonge en variations et en recompositions qui ont une fonction subjectivante à l’intérieur du mythe de l’individu. Ainsi, comme le souligne Judith Butler (2007) : « rendre compte de soi [dire « je »] a un prix, et ce prix équivaut à la suspension de la relation critique au régime de vérité dans lequel on vit » (p. 123). En ce sens, les marcheurs semblent « demander » au rituel excursif de remplir une fonction existentielle : celle de se sentir exister dans un tout, c’est-à-dire d’être original au milieu de ses semblables.
Au sujet de l’uniformisation du goût des vins, voir le documentaire Mondovino (Jonathan Nossiter, 2004).
Exression tirée du film La fabrique de l’homme occidental, de Pierre Legendre.