Boire un coup « tous ensemble »

La majorité des randonneurs que j’ai rencontrés dormaient au bivouac et préparaient eux-mêmes leurs repas. Cependant on peut observer que parfois ils « se font un petit plaisir », en prenant un verre à la terrasse d’un refuge. À trois reprises j’ai participé à ce rituel de rupture interne au rituel excursif. Dans les trois cas, il y eut un mouvement de groupe. Des marcheurs qui se suivaient depuis plusieurs jours décidèrent de boire un verre ensemble à la terrasse du refuge. Les échanges tournèrent beaucoup autour de l’expérience du GR20. Mes interlocuteurs prenaient plaisir à se raconter leur marche, à décrire des détails de leur journée, des sentiments éprouvés, des paysages marquants, ou encore leurs habitudes et des préférences personnelles concernant leurs techniques de marche.

Ainsi, le GR est présent dans la plupart des conversations entre les groupes, il est un moyen de faire lien pour rencontrer des personnes. La situation extraordinaire présente est sans cesse rappelée. La dimension identitaire de l’activité semble ainsi soulignée par une récurrence discursive qui permet de ne pas oublier que l’aventure est en cours ; un peu comme on se pincerait pour vérifier que le présent est bien présent. Si les vacances ont quelque chose d’un rêve, il est important que ce rêve soit sans cesse reconnu comme une expérience vécue. Or, ce rêve individualiste, dont nous avons vu certaines des lignes de forces historiques (voir p. 136), s’il est collectif, ne peut être vécu que de façon personnalisée, sans quoi le sujet perdrait de cette sensation de soi qui le place dans le monde. Il en résulte des rapports ambigus entre les randonneurs.

Je retiendrai ici que s’observe une oscillation permanente entre compétition et échanges amicaux. La quasi-totalité des randonneurs disent aimer marcher sur le GR20 parce que cette expérience leur permet de « rencontrer des gens ». Une personne avançait ainsi que le principal intérêt de la randonnée en Corse tenait dans la facilité d’y rencontrer des « gens sympas ». « Dans les Alpes c’est moins des marcheurs, y’a des farfelus, ils sont moins respectueux des autres » disait ce homme. Pour lui, le « contact humain » était primordial et il aimait les moments, le soir, où l’on se retrouve pour « discuter de tout et de rien ». Il aimait aussi partir suffisamment tôt le matin pour être certain de « croiser du monde » durant la marche. Le jour où je l’ai rencontré, il regrettait d’être parti trop tard, la majorité des randonneurs étant déjà arrivés à l’étape (certains partent à 5h et arrivent à 11h). Pour de nombreuses personnes, la pratique même donne des indications sur la qualité des personnes que l’on peut rencontrer sur les sentiers de randonnée. Les pratiquants ont tendance à considérer qu’il forment un groupe informel partageant des valeurs de sociabilité, d’amour de la nature, de goût de l’effort, de respect de l’autre et d’attrait pour l’authenticité. Pour eux, la facilité de se rencontrer serait particulièrement marquée dans cette pratique, car elle serait caractérisée par un esprit de camaraderie et par une ambiance « conviviale » que l’on retrouverait assez difficilement dans le reste du corps social. On peut remarquer que lorsqu’ils énoncent cette image de la randonnée, les excursionnistes disent souvent que cette pratique est partagée par toutes les classes sociales (ce qui n’est pas le cas), et ont tendance à considérer qu’elle attire plutôt naturellement des personnes dépositaires de qualités adéquates avec les valeurs positives du rituel. La sympathie, la débrouillardise, la force et l’aisance, la poésie et l’humour, mais aussi, la culture, le style, la richesse économique et la profession, sont des critères plus ou moins conscient qui motivent l’appréciation de la valeur des rencontres. Le plaisir en dépend en partie. Un randonneur, sociologue amateur, me confirma un jour : « on dit souvent que la rando, c’est accessible à tout le monde. En théorie, c’est vrai. / Mais il faut bien dire que c’est une activité un peu bourgeoise, on voit quand même pas beaucoup d’ouvriers ! / J’ai jamais vu d’Arabe non plus. / En fait, on se mélange entre nous ».

Dans cette ambiance une certaine compétitivité, souvent teintée d’humour, peu lier les randonneurs entre eux. Ainsi, un élan de « convivialité » (légèrement stimulé par l’ethnologue) avait envahi une bonne partie de la « caravane » de marcheurs qui se suivaient depuis trois étapes et se retrouvaient chaque soir sans trop échanger. Nous prîmes donc une bière dans la salle commune du refuge d’Asco Stagnu103 et échangeâmes alors les uns avec les autres, dans une ambiance où proximité et distance variaient d’un interlocuteur à l’autre. Certains faisaient la cuisine sur les gazinières collectives, ce qui générait une tension de même nature que celle qui imprègne les environs des douches à l’heure d’affluence : des attitudes stratégiques, des impositions « polies » et des gênes, liées à l’occupation et à l’usage d’un « territoire » commun à usage privé, étaient palpables. S’imposer avec politesse, user de l’espace sans en abuser, abuser sans l’afficher, être cordial malgré l’envie de ne pas partager, me semblaient constituer la tonalité des interactions les plus visibles. Quelque chose de sérieux était attaché à l’usage de l’espace collectif. En même temps, des conversations se nouaient et une ambiance amicale s’installait. Un couple, ayant terminé de manger offrit à tout le monde un verre de vin puis s’en fut sans chercher à plus faire connaissance. La bière déliait les langues et donnait un côté festif à cette scène. Ayant pris le parti de profiter de cette concentration de personnes pour réaliser des entretiens, je m’approchai d’un jeune homme qui feuilletait le livre d’or du refuge. Alors que la conversation s’engageait, nous fûmes rejoints par un autre de mes interlocuteurs. Tout en suivant la conversation, il jetait de temps en temps un coup d’œil sur le livre d’or que consultait son voisin de tablée. Celui-ci se mit à en tourner les pages de plus en plus vite. Au bout de quelques minutes, faisant mine de s’apercevoir que l’autre regardait aussi le livre, il dit : « ah, tu regardes aussi !? », « non non, c’est bon, vas-y, répondit l’autre, tu peux continuer » et le premier de rétorquer sur un ton mi-provocateur, mi-rigolard : « non, y’a pas de problème, dis-moi juste si je vais pas trop vite… si t’arrives pas à suivre, je ralentis ». Comme dans toute pratique sportive, des petites taquineries faisant allusion à la performance des participants sont assez courantes dans les interactions entre les randonneurs. Ici la thématique de la performance fait lien dans et par une forme de compétition entre individus.

Lors de ces interactions, les randonneurs peuvent aussi passer des moments de franche euphorie, où ils se mettent à rire d’eux-mêmes et de leur expérience. Ainsi, plus loin, alors que je prenais une bière avec d’autres marcheurs, la conversation tourna à la plaisanterie : tous contribuaient à un récit collectif comique qui était parti des douleurs de chacun. Un marcheur leva son verre : « à nos articulations ! », qui fut suivi d’une foule de « à nos chevilles », « à nos cuisses », « à nos dos »… Quelqu’un admit alors que le poids des sacs était primordial dans l’économie des douleurs physiques. S’ouvrit alors un élan collectif où fusaient jeux de mots, blagues, ironie, calembours, autodérision, moqueries, mimiques et rires enflammés. Quelqu’un proposa de jouer des kilos au poker, ou de tirer à pile-ou-face qui deviendrait esclave et porterait tous les sacs jusqu’au bout. Un autre proposa de nommer ce jeu « qui veut gagner des kilos » (référence au jeu télévisé « Qui veut gagner des millions »). À partir de ce moment, le groupe qui s’était formé autour de ce verre chercha à continuer de se rejoindre le soir à l’étape suivante104.

Les randonneurs que j’ai rencontrés105 peuvent aussi décider de « s’offrir » un repas dans un refuge ou dans un des restaurants situés aux endroits où le GR croise une route. Il s’agit alors d’une occasion de se faire plaisir par un « petit excès » sur le plan financier. Ainsi, rencontrant deux personnes qui marchaient en sens opposé au mien, sur l'aire de bivouac du Castel di Vergio, je fus invité à me joindre au groupe qu’elles commençaient de consolider avec une famille élargie qu’elles rencontraient tous les soirs à l’étape et avec qui elles avaient sympathisé : « Ça fait cinq jours qu’on s’est rencontrés et puis on s’est mis à marcher ensemble, alors ce soir on va se faire une bouffe tous ensemble », me dit l’une d’elles. Il faut certainement ici considérer que le sentiment de faire un excès est assez relatif, car manger des produits lyophilisés en quantité suffisante (deux ou trois sachets), revient à peu près au même prix que la plupart des plats du jour vendus dans les refuges (une dizaine d’euros). Par contre, l’achat a été réalisé avant le départ ; le « budget alimentation » est donc déjà dépensé.

Lors des moments collectifs, les conversations peuvent devenir plus intimes. Une relative liberté de parler de soi s’ouvre face à des inconnus jugés sympathiques. À la faveur d’un peu de vin et du sentiment d’être proches d’autres personnes « embarquées dans la même galère », l’intimité peut s’exposer et les conversations se poursuivre jusque tard dans la nuit. Ainsi, un célibataire d’une trentaine d’années s’était aussi associé à ce groupe de marcheur. À table il dit combien cette expérience lui faisait du bien, surtout après avoir vécu, durant l’année, des déboires professionnels qui semblaient l’avoir beaucoup touché. Ici, grâce à l’exercice physique et à la convivialité, il prenait « une bouffée d’air frais ». Cette situation de proximité avec des inconnus est aussi propice à la franchise. En effet, les deux personnes qui m’avaient invité ne se gênaient pas pour lui « dire les choses en face ». Ainsi, s’il répétait avoir besoin d’oublier le travail, elles le taquinaient ouvertement sur le fait qu’au final il ne faisait que parler de ses tracas professionnels. Sur un certain nombre d’autres points, dont ses rapports avec les femmes, elles se permettaient de lui faire des remarques qui, sans être offensantes, touchaient directement certains des traits profonds de sa personnalité. En discutant, elles me dirent qu’elles n’hésitaient pas à lui « mettre sous le nez ce qui ne tourne pas rond chez lui ». Elles considéraient que l’ambiance présente permettait de « prendre un peu moins de pincettes qu’avec des amis proches ». Le « ton de la rigolade », utilisé pour faire passer certains messages, permettait de jouer avec cette gestion collective de la mise en scène d’une intimité. Notons enfin que l’aspect direct que peuvent prendre des relations sociales dans les conditions vacancières, favorise parfois des scènes où deux personnes, emmitouflées dans un duvet, se confient l’une à l’autre en chuchotant toute la nuit sous les étoiles.

La description de ces événements qui rompent la logique techniciste de la marche me semble particulièrement importante à relever. Ces faits nécessiteraient probablement une investigation plus poussée, car ce qui est mis ici au centre est un plaisir désassujetti de la logique dominante. Si nous avons vu combien le plaisir pouvait être lié, dans l’imaginaire, à la technique (ci-dessus p. 159), nous voyons aussi que dans la pratique, les marcheurs peuvent trouer le mythe en recourant à une autre économie du plaisir, qui renvoie non plus à la technicité, mais à « l’authenticité » des produits (fromage, pain…) et à celle des relations sociales (compétition, amicalité). Pourtant, ce mitage du mythe n’est pas hors-mythe, puisque les deux axes que j’ai retenus pour le décrire y sont toujours aussi présents. La sensation de soi est aussi travaillée par un imaginaire vacancier exotiste qui permet de « se faire plaisir » en mangeant des produits « typiques de la région ». Et l’image de soi, tissée dans des interactions qui semblent directes, avec des personnes inconnues, fait partie de cette économie des relations sociales où la « distance fait lien » (Ehrenberg : 1995). Le mitage du mythe techniciste n’a-t-il pas pour fonction d’accrocher ou de coudre ce mythe à une trame culturelle qui l’englobe (au « mythe de l’individu »106) ? L’écart, la critique, le désassujettissement ne sont jamais jusqu’au-boutistes : ils ramènent toujours à un cadre, ils se frottent toujours aux limites d’un champ de possibles. Ils s’inscrivent dans un monde dont l’acteur social n’a conscience ni de l’étendue culturelle, ni de la profondeur identitaire. La randonnée pédestre observée en France n’a en effet rien de révolutionnaire, et si l’individu y vit plusieurs façons de se sentir exister, elle ne remet pas en cause les modalités d’existence que propose et impose le processus de civilisation dans lequel la culture française s’inscrit. La randonnée tend plutôt à arpenter un monde et à le renforcer en donnant à ses sujets la possibilité d’y évoluer en zig-zag. L’individu y fait une expérience qui lui donne le sentiment de se déprendre des aspects les plus visibles et les plus conscients de la mythologie moderne. Le rite excursif, tout en étant lié au mythe techniciste, est une scène où des parties du mythe sont mises à distance, ce qui provoque un sentiment de liberté. Mais, cette sortie, dans la mesure où elle ne consiste pas en une critique, renforce des aspects plus cachés et inconscients (au sens sociologique) de la matrice culturelle dans laquelle baigne la « classe des loisirs ».

De même, après avoir considéré la dimension ostentatoire et distinctive de la « mise en objet » par cette classe de loisir (qui fut, historiquement, le fer de lance du processus de civilisation décrit par Élias), Jean-Pierre Warnier (1999) souligne que les pratiques concrètes constituent un espace autonome de production d’un sens corporel que l’auteur qualifie de « pré-linguistique ». Pour lui, « Une partie du sens des objets est susceptible d’être traduite en mots, disons la dimension structurale ou communicationnelle de l’objet-signe, mais son substrat le plus opaque est rétif à l’expression rationnelle ou verbale, bien qu’il soit un puissant facteur de construction du sujet, du sens et de la connaissance. Il est des choses qu’il est difficile de penser et de communiquer autrement qu’avec les gestes, les doigts, la matière. » (p. 125). Les randonneurs sont donc inscrits dans un « faire » qui les dépasse et les assujettit tout en leur offrant des espaces conçus comme libérateurs sur des scènes moins intimes de l’expérience collective. En ce sens, le geste est une mise en scène de l’intimité.

Prendre de la distance par rapport au discours publicitaire ou par rapport au « bon sens » qui conseille de consommer des aliments fonctionnels, est à considérer comme un événement essentiel sur le plan du sujet, puisqu’il y vit, en se singularisant, une forme de liberté. Mais, d’un point de vue anthropologique, il s’agit d’un événement mineur, dans la mesure où l’ordre social n’y est nullement remis en cause et que le dehors, ici expérimenté et mis à distance, reste le dedans d’un éthos sociétal s’inscrivant dans le processus de civilisation qui s’articule à la logique du biopouvoir et de la performance. Ce qui me semble articuler ces deux plans (subjectif et sociétal) et permettre cette interprétation, tient au fait que le plaisir individuel, cet espace de libération où s’éprouve plus fortement la sensation et l’image de soi, est un espace paradoxal dans la mesure où il renvoie la personne à ce que Benasayag considère comme l’expérience centrale de notre société : l’individu. Cette figure n’est ici en rien critiquée, et le micro-déassujetissement qu’elle peut vivre ne contredit pas l’assujet­tissement au mythe de l’individu. La pratique ne semble donc pas ouvrir sur une critique de soi, car l’individu recherche un mode de reconnaissance peu différent de celui de la normativité ordinaire. S’il ne suit plus au plus près les thématiques et les recommandations du mythe techniciste, l’individu continue de se sentir exister en fonction des deux axes de la condition contemporaine décrits par Ehrenberg. Cette analyse n’est pas forcément pessimiste, car l’assujettissement à des manières de vivre communes, et les cheminements plus ou moins recherchés à l’intérieur de scènes culturelles variées, sont les conditions d’une expérience fondamentale qui consiste en déplacements qui rendent le sujet étrange à lui-même. Bouger, même à l’intérieur d’un cadre, permet une expérience de l’étrangeté.

Les oscillations entre mythologie et « mythophagie » que je viens de décrire, ne sont-elles pas une condition pour éprouver le fait que d’être une personne sociale inscrit dans un tissu de déterminations extérieures ? Si l’on considère avec Judith Butler (2007) que le mythe recèle, par sa dimension coercitive, une forme de persécution, alors il faut considérer qu’il « nous renvoie, non pas à nos actes et à nos choix, mais à une région de l’existence qui n’est absolument pas désirée, à l’emprise primaire et inaugurale exercée par l’autre sur moi, que je subis paradoxalement avant d’être formé comme « moi », ou qui est plutôt l’instrument de la première formation de mon moi (au cas accusatif) » (p. 88). Au sein du mythe de l’individu, l’individu est interpellé et reconnu du fait de sa double nature d’objet agi par un extérieur et de sujet agissant dans cet extérieur qu’il ne perçoit qu’en partie. Comme le souligne Butler, se pose alors la question de la responsabilité au sein de ces « scènes d’interpellations » qui sont des scènes d’action où le social est en train de se faire. Il me semble que nous retrouvons ici une question sur laquelle Marcel Mauss demandait à l’anthropologie de travailler en adoptant une méthode holiste : « c’est en considérant le tout ensemble que nous avons pu percevoir l’essentiel, le mouvement du tout, l’aspect vivant, l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur place vis-à-vis d’autrui » (Mauss : 1997 ; 275).

Du point de vue de l’éthique de la recherche, il convient ici de ne pas identifier responsabilité, conscience et volonté. Car alors l’ethnologue entrerait de plain pied dans le mythe de l’individu, et plus encore dans cette partie du mythe où l’individu est transparent à lui même, sujet de son unique volonté, maître et possesseur de sa propre texture, de sa propre enveloppe et de sa propre intériorité : « la responsabilité n’est en effet pas une question de maîtrise de la volonté. Il s’agit plutôt d’une exposition involontaire de manière à devenir sensible à autrui » (Butler : 2007 ; 94). Si cette dernière citation pose une question très profonde quant aux conditions de mise en œuvre de cette exposition involontaire qui ouvre à l’autre, j’orienterai mon questionnement sur une base plus anthropologique : quel « autre » se trouve exclu dans les scènes d’interpellations propres au rituel excursif ? Quel « visage » évite-t-on de rencontrer ? Quel échange « sentimental », pour reprendre le terme de Mauss, n’est pas effectué dans la pratique étudiée ?

Nous retrouvons ici une question déjà posée à propos du mythe (voir p. 156-158). Mais maintenant, nous ne parlons plus de l’image de l’autre dans une publicité, mais de la présence effective des fruits de son travail dans le rituel où évoluent les randonneurs. On constate en effet qu’une très large proportion du matériel de sport en général, et des produits textiles en particulier, s’inscrit dans des réseaux d’approvisionnement transnationaux. Ils s’enracinent dans des manufactures où le matériel – nécessaire à l’émergence du plaisir de randonner – est très souvent produit par des personnes appartenant à des populations asservies, discriminées et violentées. Qu’il s’agisse des ouvriers chinois qui fabriquent la majorité des vêtements Décathlon107 (marque dominante sur le GR20), ou de la main d’œuvre « sans-papiers » qui fait tourner l’agriculture européenne108 et produit les ingrédients qui composent les barres de céréales et les plats lyophilisés consommées par les randonneurs, la question de la responsabilité et de l’éthique rencontre ici un rapport social qui tend à se faire oublier. Il s’agit des chaînes socioéconomiques (technoscapes et finanscapes) qui vont de la matière première au produit fini, reliant ainsi la main-d’œuvre au consommateur par le rapport sans cesse modulable du travail et de l’argent. L’autre du randonneur français n’est donc pas seulement l’habitant des lieux, le Corse, l’authentique autochtone, ni uniquement, comme le montre Jean-didier Urbain (2002 a), l’autre touriste. Il est aussi, de façon particulièrement saillante dans cette pratique techniciste, le producteur des conditions matérielles du plaisir excursif. Or, ce travailleur est extrêmement distant, car il est dilué dans les flux de la circulation de marchandises. Les ouvriers chinois, birmans ou indonésiens employés par les grandes marques distribuées en France n’ont aucune présence politique dans la pratique de la randonnée pédestre.

S’il ne s’agit pas d’accuser nominalement les randonneurs en les rendant responsables d’une exploitation qui prend souvent les formes de l’esclavage, il ne faut pas non plus dissoudre la responsabilité dans une trame culturelle échappant aux individus. La question de la responsabilité ne doit ni se cristalliser sur des personnes, ce qui serait réconfortant car elle permettrait d’identifier des ennemis ; ni se dissoudre en une forme gazeuse (institution, culture), ce qui serait tout aussi réconfortant, car elle légitimerait une passivité confortable. En effet, Butler (2007) fonde son raisonnement sur l’apport de Laplanche, pour qui l’enfant se construit comme sujet par une imposition (interpellation « première») qui lui vient de l’extérieur : « le désir apparaît d’abord comme venant de l’extérieur et sous une forme écrasante, et il conserve ce caractère étranger et extérieur après être devenu le désir propre du sujet » (p. 74). De ce fait, le sujet conserve toujours une part d’inconnu, d’étrangeté et d’ignorance à son propre endroit, ce qui l’empêche systématiquement de dire la vérité (ou toute la vérité, si l’on se souvient de la citation de Lacan, ci-dessus p. 108) sur ses actes et sur ses paroles. Il faut alors citer le dernier paragraphe du livre de Butler, car il me semble permettre une problématisation de cette question :

‘[…] Nous devons admettre que la morale exige que nous nous mettions en péril aux moments précis de notre ignorance, lorsque ce qui nous forme n’est pas ce qui se tient devant nous, lorsque notre volonté de nous défaire de notre rapport aux autres est pour nous l’opportunité de devenir humain. Être défait par un autre est une nécessité primaire, une angoisse à coup sûr, mais aussi une chance – d’être interpellé, réclamé, lié à ce qui n’est pas moi, et aussi d’être ému, d’être obligé d’agir, de m’adresser ailleurs, et de ne plus faire ainsi du « je » autonome une sorte de possession. Si c’est de cette position que nous parlons et essayons de rendre compte de nous, nous ne serons pas irresponsables – et si nous le sommes, nous serons à coup sûr pardonnés.(p. 137).’

Dans la réflexion philosophique très complexe de cette auteure, il me semble que l’on peut entendre la notion d’ignorance comme une façon d’identifier ce qui nous agit, c’est-à-dire, en termes sociologiques, un habitus. Car l’habitus ne se tient pas devant mais en nous ; et s’en défaire, c’est se défaire d’un certain rapport aux autres et à soi-même. Butler considère que c’est dans ce défaire qu’advient l’humanité du sujet. Il y a ici une articulation entre l’agent agi et le sujet agissant, et c’est certainement en ce lieu instable et ambigu que se joue la question de la responsabilité. En mobilisant une telle théorie, bien que courant le risque de l’avoir mal comprise, j’aimerais me donner des garde-fous pour m’engager dans une réflexion éthique qui ne verse ni dans l’accusation de personnes, ni dans la condamnation en bloc d’un système culturel. C’est pourtant un peu aux deux que je me risque.

Nous retrouvons donc ici une question déjà posée à partir du mythe mécaniste : quelle(s) option(s) épistémologique(s), méthodologique(s) et éthique(s) le chercheur doit-il travailler lorsqu’il découvre qu’une dimension de la pratique qu’il étudie est à la fois extrêmement présente et à la fois évacuée des scènes d’interpellations auxquelles sont soumis les sujets qu’il questionne ? En effet, le matériel technique (sac à dos, produits lyophilisés, etc.) est constitutif du plaisir du sujet qui pratique le rituel excursif. Il se tient certes devant lui, puisque nous avons vu qu’il pouvait être critiqué, mais il vit aussi en lui, en dehors de toute critique, sous une forme incorporée (culture matérielle) et insue (socialisation primaire). Où situer alors les ouvriers qui ont produit le matériel indispensable à la logique techniciste ? Ils ne font pas plus partie des scènes d’interpellation propres au rituel excursif qu’ils ne font partie des images publicitaires qui expriment le mythe techniciste. Personne sur les sentiers de randonnée ne questionne cette dimension de la culture matérielle. Elle n’est ni notée, ni discutée, ni ressentie de façon ouverte et prolongée109. Ainsi, si cette dimension de la marchandise peut être perçue et reconnue lors de l’achat du matériel, il semble qu’elle disparaisse une fois la marchandise « démarchandisée » (Warnier : 1999, 140). Cet effacement s’accentue au fur et à mesure de la domestication des objets. De même que le mythe de l’individu tend à occulter la nature sociale de cette figure, l’incorporation dans les conduites motrices tend à minorer la dimension politique du système de production des objets. Quelle fonction et quel(s) intérêt(s) cette occultation peut-elle servir ? Dans le cas de la randonnée, dans quelle mesure les scènes qui constituent la pratique sont-elles ouvertes et risquées et dans quelle mesure sont-elles reproductives et sécurisantes ? Je reviendrai plus tard sur cette question, qu’il faut aussi poser à partir du terrain brésilien.

Notes
103.

Ce refuge est particulier puisqu’il fait partie du complexe d’une petite station de ski. Une grande salle est mise à disposition des marcheurs qui bivouaquent, ce qui n’est pas le cas dans les refuges de plus petite taille.

104.

Il y a plus de refuges le long du sentier qu’il n’y a d’étapes, il faut donc se coordonner pour se rejoindre le soir.

105.

Je n’ai effectivement pas eu beaucoup de contacts avec les marcheurs qui mangent et dorment tous les soirs au refuge, mon budget ne me permettant pas de les accompagner dans ces pratiques.

106.

Je reprend ici le titre du livre de Benasayag (2004), qui m’a beaucoup inspiré dans mon travail. Cet auteur considère que notre société mythifie la notion d’individu en en faisant une figure de l’autonomie et de la maîtrise de soi, alors que l’individualisme serait une forme d’organisation sociale.

107.

Il peut aussi s’agir d’ouvriers employés par des filiales d’entreprises chinoises. La fameuse « traçabilité » des produits étant loin d’être instaurée.

108.

La littérature et la filmographie traitant de ce sujet sont immenses. Je renverrai simplement ici à quelques auteurs : Bové, Kempf, Predali, Ziegler, aux documentaires We Feed The World, Le cauchemar de Darwin et Les glaneurs et la glaneuse, ainsi qu’à l’émission radiophonique Le bidonville rural, qui décrit les conditions de travail des ouvriers agricoles en France. Consultable sur http://la-bas.org , dans la rubrique « immigration ».

109.

En posant cette question éthique sur des forums Internet dédiés à la randonnée, un internaute m’a fait savoir que les adeptes de la marche ultra légère (MUL) se posaient ces questions et y répondaient en recourant à la récupération et à la fabrication (bricolage) de leur matériel. La majorité des réponses consistait cependant à me demander pourquoi je me « cassait la tête », ou me « polluait l’esprit », avec ce genre de question au lieu de profiter de la nature.