Tables

Les cinq jours que j’ai passés avec F6, H9, H10 et H11, faisaient partie d’un « tour » organisé par l’agence de tourisme Venturas & Aventuras. Ces personnes étaient toutes paulistes. H11, un homme d’une cinquantaine d’années, marié et père de famille était venu seul, car son épouse n’aimait pas la marche à pied et la montagne. Il passa trois journées et deux nuits avec nous, puis alla rejoindre sa famille qui passait les vacances sur la côte. F6 était la mère de H9 (20 ans) et de H10 (22 ans). Ils venaient passer les vacances de Noël au calme, « loin du tumulte ». Ils exprimaient le souhait de se retrouver ensemble et de fuir les obligations familiales (notamment vis-à-vis de la famille du père des enfants, dont F6 était séparée). Comme nous le verrons, F6 teintait ce séjour d’une religiosité discrète mais marquée, l’associant à une opportunité de méditation. L’excursion que nous fîmes ensemble correspond à un public de classe moyenne haute112, tant du point de vue du prix, que de celui du style. Ainsi, venir dans la région en avion, dormir dans des pousadas et des hôtels sophistiqués, manger des plats raffinés tous les jours, être accompagné d’un guide formé et conduit par un chauffeur, dénote un standing qui n’est certes pas celui des plus riches, mais qui reste marqué par une tonalité et une aisance bourgeoise héritière d’une déseuropéanisation qui donna au pays une identité nationale tout en l’insérant dans les jeux politiques, commerciaux, diplomatiques et financiers de la mondialisation (voir ci-dessus le chapitre sur l’histoire de São Paulo).

Pour mes interlocuteurs, les plaisirs de la bouche faisaient pleinement partie de leur séjour vacancier. Ainsi, au sortir de table, F6 avança avec joie qu’« en plus de faire un voyage qui remplit l’âme, nous faisons un véritable parcours gastronomique ! ». En effet, les menus qui nous ont été servis au cours de ce séjour furent à la fois fins et copieux. Souvent il s’agissait de plats régionaux, parfois cuisinés avec des ingrédients produits sur place et cultivés selon les règles de l’agriculture biologique. Mes interlocuteurs, avec une pointe d’exotisme, se disaient toujours « enchantés » par cette cuisine « merveilleuse ». Ils demandaient la composition des plats aux maîtresses de maison qui nous servaient, faisaient des compliments, notaient les originalités, valorisaient les savoir-faire et le tour de main des cuisiniers, s’intéressaient aux produits inconnus, commentaient leurs sensations, établissaient des comparaisons avec d’autres expériences de ce type.

Cette ouverture à l’autre et à sa cuisine ne doit cependant pas faire oublier la permanence des relations hiérarchiques, toujours présente vis-à-vis des personnes qui nous servaient. Ainsi, si l’on pouvait complimenter, valoriser et féliciter le personnel, celui-ci n’était jamais mis sur un pied d’égalité dans la conversation. La conversation était toujours la nôtre et le serveur, le cuisinier (ou le guide) ne pouvait y entrer que comme source d’information, jamais comme agent potentiellement perturbateur. Il y a, au Brésil en général, une très nette différence par rapport à la France sur ce point. Si en France les garçons de cafés peuvent se permettre des taquineries, de la familiarité, voir du dédain avec les clients, au Brésil, la hiérarchie, même dans une discussion sur la cuisine, n’est jamais annulée ou renversée. Ici, jamais un patron, et encore moins un garçon, ne se permettront de faire une remontrance à un client ou de lui refuser quelque chose. Il est par exemple presque inconcevable que les serveurs pressent les clients à l’heure de la fermeture. Une soumission omniprésente sous-tend les rapports entre les clients et les employés. Il me semble que cette différence est lisible dans le fait que les Brésiliens ayant voyagé en France y trouvent les garçons « mal éduqués » et « grossiers »113. Ainsi, même lorsque nous discutions des recettes « merveilleuses » avec la cuisinière et gérante du restaurant qui les avait préparées, F6 n’hésitait pas à lui couper la parole pour me faire part de ses commentaires. Chacun restait donc à sa place, comme le conseillent nombre d’expressions populaires (« cada macaco no seu galho/ chaque singe reste sur sa branche », « você sabe com quem está falando ?/vous savez à qui vous vous adressez ? ». À ce sujet, voir DaMatta : 1993). Ici le client reste roi, non pas en raison d’une règle stratégique propre au commerce, mais par la force d’une structure sociale où une certaine égalité ne peut être exprimée qu’à la condition d’être hautement ritualisée, éphémère et exagérée, comme durant le carnaval. La convivialité et la chaleur des relations entre clients et employés ne doit donc pas faire écran, car il s’agit plutôt de « cordialité » (Buarque de Holanda : 1998) que d’un véritable traitement égalitaire.

Par ailleurs, les marcheurs, Paulistes pour la plupart, peuvent aussi exprimer du dégoût et du racisme envers leurs hôtes. Ainsi, lors de la première journée d’excursion avec ce groupe, nous mangeâmes dans une fazenda, à une table relativement sobre. Le repas était élaboré, mais les conditions de réception n’étaient pas luxueuses et la salle de cuisine ne correspondait pas aux normes d’hygiène les plus rigoureuses. Mes interlocuteurs, bien qu’intéressés par le menu, et, au début au moins, cordiaux avec la famille qui nous servait, furent petit à petit de plus en plus distants avec eux. C’est probablement moi qui ai déclenché ce changement, car, me levant de table pour demander de l’eau en cuisine, puis, à la fin du repas, demandant des précisions sur une recette à base de cactus, je pénétrai dans la cuisine, laissant entrevoir sa précarité à mes compagnons de table. À la fin du repas, alors que nous nous étions éloignés pour nous dégourdir un peu, mes interlocuteurs firent des remarques sur l’hygiène de la cuisine et sur leur doutes quant à la sécurité sanitaire de ce que nous venions de manger. S’ils avaient aimé la dimension rustique de ce repas, ils confessaient ne pas désirer d’autres réfections de ce type, préférant une alimentation plus sûre. Ainsi, F6 jugeait que dans ce genre d’endroits « on ne sait pas trop comment ils font, s’ils se lavent bien les mains avant de faire à manger, s’ils lavent bien tout comme il faut [bem certinho] ». Sans pour autant faire des remontrances directes à nos hôtes, ils devinrent un peu plus distants après que je fusse allé chercher de l’eau. Lorsque nous rediscutâmes du repas, ils furent amusés par mon manque de vigilance, et, me faisant la morale avec humour et ironie, ils m’avertirent qu’« ici ce n’est pas comme en France où tout est propre et contrôlé. Tu dois faire attention, il y a des endroits pas très propres, tu as trop confiance. / Ici, il faut faire attention, les gens sont moins éduqués et font moins attention, on peut avoir des problèmes ». Faisant remarquer, d’une part, qu’ils se faisaient probablement des illusions sur l’hygiène des restaurants français, et, d’autre part, que j’étais habitué à ce type de nourriture, ils me répondirent en riant : « celui-là il a déjà viré Bahianais ! ». Si d’un côté cette remarque a quelque chose d’affectueux et d’élogieux dans la mesure où elle reconnaissait mon apprentissage de la culture brésilienne, d’un autre côté, le qualificatif de « bahianais », a presque systématiquement quelque chose de péjoratif pour les Paulistes. En effet, le preconceito (préjugé) racial contre les Nordestins s’est concentré dans ce qualificatif qui assimile la population de cette région relativement pauvre à des personnes moins intelligentes, moins travailleuses et sérieuses, plus lentes et plus charnelles. On voit ici que le terme bahianais est associé à une rusticité située en marge de la civilisation, mais pour laquelle on ressent du carinho (câlin, affection). On peut donc constater que par-delà la courtoisie et la convivialité des relations personnelles avec les employés du tourisme, une frontière de classe – et souvent de race – ne peut être déconstruite et/ou critiquée. Sur ce point Roger Bastide (2000 ; 24) note combien, au Brésil « le préjugé économique et le préjugé racial sont étroitement liés ». Selon cet auteur, le préjugé se serait renforcé avec l’industrialisation et avec l’accession des Noirs au statut de prolétaire. C’est-à-dire à leur entrée dans un même jeu social et à la possibilité d’une concurrence économique entre Blancs et Noirs.

Il est assez fréquent aussi de voir des réticences face à la nouveauté. Ainsi, certains plats qui nous étaient servis provoquaient de l’appréhension et/ou de la répulsion. Dans la pousada où nous dînâmes à deux reprises avec ce groupe, l’un des fils de F6 ne désira pas goûter de spécialités, préférant manger un plat qu’il considérait comme une « valeur sûre » : la pizza (qui est une spécialité pauliste). Il disait que les plats originaux n’étaient pas attirants car il voulait manger « des choses que je connais ». Il semble aussi que les Paulistes aient souvent peur de manger trop gras et trop lourd. Ainsi, F6 avait-elle peur de grossir car elle considérait que « la cuisine d’ici est très grasse ». Si elle était enchantée par les plats que nous dégustions, cette adhésion gardait une certaine modération en sélectionnant les mets et en les classant selon une logique qui lui était propre.

On peut noter que les touristes, au cours de leur voyage, sélectionnent des plats, des restaurants, des ambiances ou des lieux, et qu’ils en font des moments saillants de leur expérience. Cette sélection remplit une fonction mémorielle. Ainsi, F6 avait adoré la salade de cactus que nous avions mangée à la fazenda, mais n’avait pas apprécié le poulet trop gras qui nous y avait été servi (elle avait aussi vu des mouches se poser dessus). H10 avait beaucoup aimé les pizzas et la caipirinha mais était moins enclin à expérimenter de nouveaux plats. F2 avait adoré le mouton mangé chez un paysan du Vale do Pati, alors que F1 n’avait pas osé y toucher. H2 et H3 affectionnaient particulièrement les petits déjeuners servis au camping et H11 s’était régalé avec les légumes biologiques. Ainsi, chacun construisit un système « d’événements gustatifs » en opérant une sélection et une cristallisation mémorielle. Nous allons voir comment ces « choix » esthétiques peuvent remplir une fonction identitaire114 pour le sujet qui les effectue et un questionnement anthropologique pour le sociologue qui en observe la récurrence.

Notes
112.

La stratification socioéconomique au Brésil est assez difficile à saisir, car il faut considérer que l’échelle est extrêmement longue et que la « classe moyenne », peu nombreuse, s’étale sur un large tronçon.

113.

Je n’ai pas cherché à savoir quel sens était donné à cette pratique, mais il est frappant (et amusant) de voir que dans le Nordeste, les garçons sont appelés en sifflant, alors qu’en France un client peut passer plusieurs minutes, avec un mélange d’anxiété de gêne et d’impatience, à essayer de lever le bras au moment où le regard du serveur passera sur lui.

114.

Bien qu’en accord avec les réflexions critiques développées par François Laplantine dans Je, nous et les autres (1999), au sujet de l’identité culturelle et des ses usages politiques et épistémologiques en anthropologie, il me semble que la définition psychique de ce terme reste importante pour comprendre le sujet. Dans ce registre, l’identité est ce par quoi le sujet se conçoit comme tel, elle opère une différence entre lui et le monde lorsqu’il accède au principe de réalité.