Identité, distinction, interpellation

La dimension identitaire du goût me semble pouvoir être considérée comme une résistance à l’autre. En effet, nous pouvons considérer que « l’enchantement » dont font preuve mes interlocuteurs face à la cuisine qui leur est servie ne peut être total, sous peine de se dissoudre dans le monde de l’autre. Adhérer totalement à la culture de l’autre, ne pas lui résister est un risque de perte de soi. Dans le cadre du rituel excursif, la nourriture semble jouer cette fonction de perte, d’oubli et de rupture propre au tourisme, mais nous voyons qu’ici, comme pour la nature et le paysage, des garde-fous doivent être érigés contre la tentation d’être happé par l’autre ou par ses atours. La magie de l’autre ne peut être contrée que par cette suprême défense qu’est la distance, le rejet, la déconsidération. Le touriste étant un client, il peut toujours avoir recours à cette « botte » propre à la logique du sujet : le refus. Le rejet identitaire, le « non », est aussi arbitraire que peut l’être un signifiant. Il est une manière de donner une forme, un contour, à un être. Cet arbitraire est un signe de puissance, car il suggère un monde où les valeurs sont organisées et légitimées par des règles que seul l’acteur qui en use connaît. Magie (de soi) contre magie (de l’autre), la stratégie de distinction renvoie à des ordres incompatibles et à des hiérarchisations subjectives de ces ordres.

Cependant, cette logique subjective peut s’articuler à des logiques sociales ; la question de la distinction ne peut alors plus être détachée de celle de la domination et des catégories indigènes qui légitiment un ordre social beaucoup plus structuré et beaucoup plus largement performatif que celui des rapports intersubjectifs. Ainsi, le monde des clients paulistes blancs, issus de la classe moyenne la plus aisée, a toujours quelque chose de supérieur à celui des employés bahianais, métis ou noirs, issus de la main d’œuvre agricole ou minière. Le spectre de la casa grande (maison des maîtres) est toujours supérieur à celui de la senzala (maison des esclaves)115. Bien que le tourisme valorise aujourd’hui l’« émancipation » des descendants d’esclaves, leur créativité culturelle (traditions religieuses, artisanat, capoeira…), leur ardeur au travail et leur jeitinho (débrouillardise), l’héritage colonialiste, raciste et patriarcal, subsiste dans les relations sociales de façon atténuée mais toujours présente (voir ci-dessus, p. 93). La question identitaire peut donc être conçue dans sa double acceptation : subjective et sociale. C’est sur cette articulation que je propose de réfléchir à présent.

Sur le plan psychique, l’identité est essentielle, car elle permet au sujet de se construire des contours qui le distinguent de l’autre. Dans le cas du tourisme et du loisir cette identité semble gagner une certaine flexibilité, car les sujets jouent avec leurs propres frontières, ils s’essayent à sortir de leur monde propre, de leur identité coutumière en faisant varier les objets d’identification. La nouveauté y rencontre un terrain assez propice pour opérer des incursions dans le monde du connu. Le sujet en retire un grand plaisir, qu’il exprime avec joie (les superlatifs sont très fréquents autour des tables), mais qui semble ne pouvoir avoir lieu sans que certaines frontières ne soient bien gardées. Nous retrouvons ici la question de l’ensauvagement et de ses limites, mais nous voyons que la logique est inverse. En effet, lorsqu’il était question de garantir un retour dans le domaine de la culture, de se prémunir d’un élan où le marcheur pouvait s’abîmer dans le paysage, la personne physique du guide était essentielle, car elle assurait une fonction de survie face à une ardeur qui pouvait devenir dangereuse. Le guide jouait alors le rôle d’un passeur entre le monde de la culture et celui de la nature et du surnaturel (DaMatta : 1993). À présent, c’est le sujet lui-même qui fixe des restrictions à l’envoûtement que l’autre peut exercer sur lui.

Ainsi, si Roberto DaMatta (2001), dans un livre imprégné de stéréotypes culturalistes, s’enorgueillit de : « Notre manière brésilienne d’apprécier les grandes tablées, riches, joyeuses et harmonieuses. Tablées qui rassemblent liberté, respect et satisfaction. Moments qui permettent d’orchestrer toutes les différences et d’oublier les plus drastiques oppositions. À table, réellement, et au travers de la nourriture commune, nous communions les uns avec les autres dans un acte festif et certainement sacré » (p. 62) ; il me semble qu’ici l’auteur tend à oublier combien la culture brésilienne est discriminante. Dans cette partie du livre intitulée À propos des cuisines et des femmes, l’auteur met surtout en avant la dimension relationnelle des rapports sociaux brésiliens. Mais, si l’on peut considérer avec lui que le repas a quelque chose de sacré dans la mesure où il pacifie les relations et réunit, il ne faut pas oublier que le sacré est aussi ce qui sépare. Or DaMatta ne parle ni du machisme ou de la domination masculine brésilienne, ni non plus du fait que pour la classe moyenne brésilienne, le rapport à la nourriture (et à la propreté de la maison) passe souvent par des employé-e-s domestiques. Parmi les personnes que j’ai rencontrées, toutes faisaient partie de familles où travaillaient des empregadas (employés domestiques).

Dans cette société, selon la richesse des employeurs, la maison sera en effet entretenue par une personne polyvalente ou par plusieurs employés spécialisés (chauffeur, femme de ménage, cuisinière, jardinier…). Or, si cette personne est souvent considérée comme un membre de la famille – du moins le temps de son contrat – et traitée selon les codes personnels de la maison – et non, comme le montre justement DaMatta (1985 et 1997), selon la législation impersonnelle de la rue ou de l’État –, sa place reste celle d’un inférieur. La tendresse et l’amicalité bienveillante éprouvées à l’égard des employés domestiques ne peuvent masquer, aux yeux du sociologue, une forte domination et une exploitation parfois accompagnée de violences (coups, viol, sadisme, humiliation…). Ainsi, les employés mangent rarement à table avec leurs patrons (qui les appellent parfois avec une clochette). Ils ne font donc pas partie du rituel sacré dont parle DaMatta. Ils en sont les ouvriers et en tant que tels, ils font partie du monde profane. Si le refus et le rejet ont un rôle important dans la construction et l’expérimentation de la subjectivité, il faut donc considérer la dimension sociale à laquelle s’articule cette dynamique subjective.

Sur le plan social, la dimension identitaire se transforme en une logique de distinction qui cherche à marquer, souvent par essentialisation, une différence qui sépare fortement deux groupes (Laplantine : 1999). Nous voyons qu’au Brésil, où le racisme prend souvent une teinte régionaliste qui assimile le Nordeste (et l’« intérieur ») à de l’archaïque, et qui essentialise ses habitants en les considérant comme naturellement inférieurs (sauf en musique, danse, capoeira et cuisine, activités liées au corps), cette logique peut déboucher sur une hiérarchisation qui conforte les acteurs dans un système de domination historique qui est favorable aux touristes. Nous voyons donc que la question du goût est inséparable d’une économie socio-centrée du dégoût. Dans le jeu entre goût et dégoût se définissent autant des identités subjectives, que se cristallisent des stratégies de distinctions sociales, qui, à leur tour, perpétuent des scènes de domination. Selon Bourdieu (1984 ; 156) la distinction qui s’établit à propos du goût, lorsqu’elle prend la forme de l’intolérance, est porteuse d’une très forte violence symbolique. Pour le sociologue : « ce qui est intolérable pour ceux qui ont un certain goût, c’est-à-dire une certaine disposition acquise à « différencier et apprécier » comme dit Kant, c’est par dessus tout le mélange des genres, la confusion des domaines » (p. 157).

Ainsi, les marques de reconnaissance, les compliments et la cordialité que peuvent manifester les marcheurs à l’égard de leurs hôtes et des guides, restent, comme nous l’avons vu à propos du rapport entre les randonneurs français et les personnes qui travaillent à produire les biens dont ils ont besoin pour s’ensauvager lors du rituel excursif, dans le hors-champ de la critique et de l’autocritique. Chacun reste à sa place et ni l’ordre du monde, ni la légitimité des places que chacun y occupe ne sont remis en question. La scène d’interpellation est suffisamment large pour que l’individu se sente transporté, dépaysé, voire même transformé (« j’ai beaucoup appris en voyageant » affirmait H11), mais elle est suffisamment étroite pour que la critique ne touche aux cadres culturels et ainsi permette l’abandon d’un ordre subjectif pour ouvrir sur l’invention d’un autre « je ».

L’emphase cordiale joue au Brésil un rôle comparable à celui de la déception vis-à-vis du mythe techniciste en France. Dans les deux cas, quelque chose du quotidien (technicisme français, racisme brésilien) est mis à distance dans l’expérience excursive, soit par la déception, soit par la cordialité. Mais cette mise à distance, si elle revêt une valeur affective importante et marquante, reste superficielle, puisque l’ordre est relativement vite rétabli dans la mise à distance même. Les randonneurs français se rejouent le mythe de l’individu et les randonneurs brésiliens celui de la démocratie raciale, étant entendu que l’un et l’autre occultent la fonction du mythe : celle de recouvrir une structure. Dans le cas français, est oublié que l’individu est une forme de lien social (Benasayag : 2004) historiquement construite. Dans le cas brésilien, est oublié que la démocratie raciale est le cache-misère d’une société qui s’est fondée sur l’esclavage et le paternalisme116. Les deux mythes tendent à nier la dimension historique et sociale de la pratique. Ils tendent aussi à occulter la violence qui imprègne les rapports sociaux et interpersonnels.

Or, ce que nous venons de voir consiste justement à encadrer une violence nécessaire au sujet par une violence socialement admise et instituée. En effet, tout rapport à l’autre a quelque chose de violent. Vivre, consiste en partie à s’affirmer dans le monde, à le transformer et à lui résister. Dire « non », comme peut le faire un randonneur face à un mets local, peut être une façon de se préserver. Il est d’ailleurs fréquent que les voyageurs, après une immersion prolongée et déstabilisante, avouent qu’il ne peuvent pas aller plus loin. Ils disent avoir besoin de digérer et de reprendre leur souffle. Certains se payeront un bon hôtel, d’autres passeront un coup de téléphone ou bien chercheront à rejoindre des membres de leur groupe d’appartenance (diaspora, touristes…). De même, affirmer une idée ou une opinion, proposer une réflexion ou réaliser une action, sont des actes qui transforment le monde, qui le contraignent, ou, pour reprendre le terme utilisé par Butler, qui l’interpellent. Ainsi, d’une certaine façon, toute ek-sistence, toute dépense d’énergie, a quelque chose de violent. Si, dans et par la socialisation, l’enfant apprend à gérer une violence primaire qui, au début, ne cherche qu’à maîtriser le monde selon une logique pulsionnelle, il faut considérer que la violence (qu’on peut rapprocher de la pulsion sadique) perdure tout au long de la vie et qu’elle est nécessaire. Cette violence devient à la fois un élan vers le monde et une protection contre son invasion. En ce sens, la créativité et l’écoute de l’autre sont deux façons opposées de transformer de façon socialement acceptable une dépense qui nous insère dans le monde. Dans le premier cas, le sujet y est acteur et créateur, transformateur direct, et dans le second cas, il permet à l’autre de s’exprimer en lui opposant une consistance et une différence.

Nous arrivons ainsi à une question : comment s’articulent cette violence nécessaire et la violence qui s’établit dans une société où la division sociale du travail met en place des phénomènes de ségrégation, d’asservissement, d’exploitation et d’alié­nation ? Si une telle problématique dépasse largement le cadre de ce travail, je tenterai par petites touches de dégager quelques points de contact entre les deux. Ici, nous voyons que cette articulation entre violence subjective et violence sociale peut consister en une mise en forme de la violence subjective qui soit socialement acceptable. En effet, ni les compagnons d’excursion qui assistent à la scène sans rien dire, ni bien sûr les cuisinières qui sont la cible de cette violence, ne sont situés en dehors de la norme culturelle brésilienne qui tient ensemble racisme et cordialité. Ainsi, si le touriste qui refuse un plat traditionnel de la région est probablement en train de marquer un temps de pause au sein d’un rituel qui le trouble sur le plan subjectif, il exprimera alors ce besoin, que nous pouvons considérer comme une violence nécessaire, selon des voies toutes tracées par la culture à laquelle il est assujetti. Traiter l’autre en serviteur, marquer une forte distinction sociale, faire une remarque à caractère discriminant ou raciste, afficher du mépris ou du dédain, sont alors des recours qui servent à la fois le besoin subjectif de mise à distance (violent), et à la fois la reproduction d’un ordre social dont les touristes, en tant que membres de la classe dominante, sont les principaux bénéficiaires. L’ordre socio-historique semble alors pouvoir être utilisé par le sujet à la fois pour répondre à son besoin personnel présent, et à la fois pour répondre à un intérêt de classe. Intérêt qu’il a en commun avec les personnes qui lui sont les plus familières et avec lesquelles il échange de la reconnaissance et de la légitimation. La dimension subjective peut-elle alors avoir un rôle dans l’effacement mythologique des conditions historiques et sociales qui président à l’apparition de tout mythe ? Le fait que l’expression de la violence soit vécue sur le plan individuel à la façon d’une nécessité, n’a-t-il pas pour conséquence de renforcer l’innocence du mythe ? De ce point de vue, les intérêts des classes dominantes pourraient en fait être travestis en nécessités affectives individuelles.

Nous devons prendre en compte le fait que lors de ces scènes où les touristes refusent quelque chose de nouveau en se repliant sur eux-mêmes, leur conception du monde se déroule probablement sur un mode angoissé, ou paranoïaque. Dans ces moments où s’expriment souvent de la tristesse, de l’impatience, de l’énervement ou de l’agressivité, l’individu voit le monde extérieur menaçant et agressif. Il ne supporte plus les informations qui lui parviennent, et se met à les considérer comme des assauts contre sa propre intégrité. Dans ces conditions, les scènes d’interpellations ne peuvent avoir lieu, car le sujet refuse de s’y exposer. Il résiste au troublant et limitatif qui es-tu ? que l’autre lui adresse. Il résiste aussi à la demande de reconnaissance désirée par l’autre. L’échange est mis en suspension dans une conception qui n’ouvre plus sur la créativité et la connaissance, mais sur une projection de sa propre haine, rendant ainsi le monde extérieur persécutoire. Dans ce cas, l’autre n’est plus une condition de mon existence et de ma responsabilité, mais un persécuteur menaçant ma liberté, mon autonomie et ma survie (en fait mon narcissisme). Dans ce mécanisme de défense, un idéal cherche à être préservé. Ainsi, pour Joan Riviere (in Klein : 2001 ; 41) :

‘La fuite est essentiellement et invariablement une mesure de sécurité, aussi devons-nous nous demander ce qui est sauvé par le rejet. Fondamentalement, étant donné que ces personnes se sentent menacées de tous les côtés, c’est la vie qui est sauvegardée ; par ailleurs ces personnes essaient également de trouver du plaisir. Ainsi que je l’ai dit, pour chacun de nous lorsque nous étions bébés, ce qui était bon, ce qui donnait du plaisir et de la satisfaction était une seule et même chose, ces trois sensations étaient vécues dans une sensation unique : un bien-être du corps aussi bien que de l’esprit, un contentement divin. Elles demeurent ainsi, unies dans les profondeurs jusqu’à notre dernier soupir, en dépit des complications et des distinctions que nous établissons consciemment plus tard entre elles. En fuyant une chose bonne, qui est devenue plus ou moins mauvaise à nos yeux, nous préservons – en esprit – une image de ce qui était bon, qui avait presque été perdue. Et, en la découvrant ailleurs, c’est comme si nous la faisions revivre dans un autre lieu.’

Si, pour Joan Rivière et Mélanie Klein, c’est l’image du « bon objet », extérieur ou intériorisé, qu’il s’agit de préserver, mon analyse n’ira pas jusqu’à ce degré de finesse de la compréhension des processus subjectifs de rejet. Mais la réflexion de ces auteures permet de saisir que le mécanisme paranoïaque cherche à défendre une image de soi, et que par cette défense, le sujet expérimente aussi une sensation de soi qui est satisfaisante, car il y trouve à la fois réconfort et plaisir. En se soustrayant au danger que représente l’incursion de l’autre en lui, le sujet trouve une réponse subjective adaptée à une situation précise. Mais cette réponse s’inscrit aussi dans un registre culturel où l’individu est mythiquement valorisé comme entité autonome et maître de son destin. Un comportement de défense subjective se trouve donc ici articulé à une valeur culturelle : « être soi », individu, maître de ses contours. L’incertitude et la « fatigue d’être soi » dont Ehrenberg fait les corollaires du mythe de l’individu, sont donc des attitudes subjectives qui permettent de ne pas quitter un mythe collectif et de reproduire l’ordre social qui le produit. Si, pour Freud, dans la civilisation, le malaise est un corollaire de la présence de l’autre, ce qui en fait la condition de la vie sociale, dans la culture moderne, le malaise n’est-il pas abandonné au profit d’une souffrance qui vient protéger et revivifier la figure sociale de l’individu ? Le repli sur soi lié à une vision persécutoire du monde social, ne consisterait-il pas en un refus d’être interpellé, c’est-à-dire en une fuite du malaise freudien ? Ne s’agit-il pas, pour le sujet, de se soustraire au malaise que la culture impose nécessairement à tout un chacun en l’obligeant à incorporer des règles sociales indispensables à l’accès au principe de réalité ? Or, le passage du principe du plaisir au principe de réalité exige la perte d’un idéal, l’abandon du monde imaginaire enfantin, où tout s’adresse à soi, est bon ou mauvais, et où l’hallucination permet de régler temporairement les angoisses et les frustrations. L’idéal illusoirement retrouvé dans la régression passagère est, grosso modo, l’omnipotence du nourrisson, d’où son aspect réconfortant.

De ce fait, la frontière (raciale) entre les touristes et les employés, au moment où elle pourrait être rendue critiquable dans une scène d’interpellation qui suspendrait la certitude que l’ordre du monde va de soi, peut être rapatriée à fleur de peau et être vécue sur un mode intime et existentiel. Il y aurait en quelque sorte une privatisation, une appréhension au plus proche de soi d’une question qui pourrait, en démocratie, relever du politique. Le sujet devient la scène où se joue sur un mode intime ce qui pourrait se jouer sur une scène publique selon une logique politique. En ce sens, le sujet serait un agent qui masque la fonction politique du mythe. Ainsi, dans la « société sans politique » (Ehrenberg : 1995 ; 309), l’individu travaillerait parfois, selon des processus infantiles de projection paranoïaque, à innocenter un ordre socioculturel.

La dépolitisation de l’espace public trouverait ici une hypothèse explicative qui me semble cohérente avec les analyses d’Ehrenberg. Cette hypothèse avancerait que du privé au public, un court-circuit peut être facilité en mettant bout àbout une logique subjective et une logique sociétale. Lorsque les valeurs transcendantes qui assujettissent la personne à un ordre partagé s’effritent et que l’individu devient la mesure du monde, exerçant son « droit à la différence » de façon identitaire et selon une vision persécutoire du social, deux constatations peuvent être faites. D’un côté nous pouvons considérer que la liberté s’est élargie, car la morale est définitivement déconnectée du réel. Par la subjectivité elle affiche son côté arbitraire. D’un autre côté, quelque chose du social lui-même est en train de disparaître, et, bien que nous n’ayons encore que peu d’outils pour lire cette réalité nouvelle, il est possible que le sujet y perde certains des mécanismes qui le rendaient acteur et agent, responsable et déterminé, « je » et « il » à la fois. Dans l’état actuel de nos connaissances en psychanalyse (je pense en particulier aux travaux de Melman, Legendre, Benasayag), si toutefois cette approche épistémologique n’est pas vouée à péricliter avec la mutation du sujet sur lequel la psychanalyse s’est fondée, il est probable que des questions publiques ne puissent être traitées autrement que par addition statistique d’envies individuelles. Dans un monde où l’interpellation n’est pas possible, l’idéal démocratique du libre arbitre et du contrat social ne fonctionnent-ils pas à plein ? Il évincerait alors, dans un simulacre de liberté et de choix personnel, le hasard, l’accident, le mystère, l’incertitude, les déterminations socio-historiques et biologiques.

Notons enfin qu’avec le groupe guidé par G1, nous avons dîné chez un habitant du Vale do Pati, un lieu situé à près d’une journée de marche de tout village. Cette personne louait des chambres et offrait une excellente table aux marcheurs. Nous étions arrivés de nuit et, après avoir réservé une table, nous sommes allés monter notre campement sur les bords de la rivière, quelques centaines de mètres plus bas. Après avoir pris un bain et fait un feu, une partie du groupe alla se restaurer. L’autre partie, dont j’étais, les suivit quelques minutes plus tard, mais, dans l’obscurité, nous nous perdîmes et arrivâmes en retard chez notre hôte. Là, à la lumière des lampes à gaz, G1 nous pressa car il ne voulait pas incommoder le maître de maison, qui avait l’habitude de se coucher tôt et d’économiser ses réserves de gaz (transporté à dos d’âne). Nous comprîmes que G1 était dans une situation délicate car d’un côté il ne voulait pas trop nous presser, mais d’un autre côté, il voulait ménager le vieil homme et sa femme. Nous mangeâmes donc très rapidement, et mes interlocuteurs s’excusèrent d’avoir ainsi donné du travail supplémentaire à nos hôtes. Par l’intermédiaire du guide, la relation hiérarchique put donc être suspendue. La sensibilité dont mes interlocuteurs faisaient preuve concernant les conditions de vie de cette famille et leur volonté de ne pas accroître leurs difficultés permirent de recevoir la contrainte comme une évidence. Ainsi, G1 usa en cette circonstance d’une forme d’autorité pour qu’un certain ordre local soit respecté, peut-être même transformé. Mes interlocuteurs, qui pouvaient dans d’autres circonstances faire preuve de racisme, de paternalisme ou de cordialité, se soumirent à la valeur publique du respect.

Ainsi, la question de la reconnaissance de l’altérité reste relativement distante dans la scène de ce repas, mais une attitude de respect, qui elle aussi part de l’épiderme (identification à la pénibilité du travail, léger misérabilisme, image de soi pacifique), permet de mettre en scène et de performer des valeurs relevant de la sphère publique et politique. Il y a effectivement, peut-être, dans ce genre de situations, le germe d’un rapport qui se réfère à des valeurs publiques égalitaires et non pas à la logique subjective qui s’articule à la domination. Notons que c’est ici le guide qui provoque une possibilité transformatrice en s’interposant entre des agents situés de chaque côté de la relation raciale. Le guide, lui-même héritier d’une transformation sociologique imposée par l’État (lors de la fermeture du garimpo, et par le développement du tourisme), s’engage dans une logique politique qui s’inscrit dans ce que Foucault nomme « la contre-histoire de la lutte des races »117.

Notes
115.

Casa grande e senzala, est le titre d’une des études les plus fameuses sur la structure de la société brésilienne. Ce livre de Gilberto Freire a été traduit sous le titre de Maîtres et esclaves (voir bibliographie).

116.

On pourrait même considérer que l’une et l’autre de ces nations se sont fondées sur des génocides. En France la terreur est cachée sous la « révolution de 89 », et au Brésil le génocide des Amérindiens, des Africains et des Paraguayens est caché sous l’exacerbation euphorique du métissage.

117.

France Culture - Michel Foucault - Il faut défendre la société́ - 2 - Histoire de la lutte des races (1976).mp3