S’arrêter pour manger

Généralement, les marcheurs mangent des sandwichs durant la journée. Si leur excursion fait partie d’un pack, un membre du personnel de l’agence amènera au guide un colis contenant tous les aliments pour pique-niquer sur le sentier. Deux sandwichs, un sachet de chips, un soda ou un jus en canette individuelle, un fruit, des biscuits ou une part de gâteau dans son sachet individuel, ainsi qu’une serviette de table constituent le contenu du sac alimentaire que chacun recevra. Si l’excursion consiste en une marche qui dure plusieurs jours, le guide fera les sandwichs lui-même et les distribuera à ses clients. Un paquet de biscuits sera certainement ouvert en guise de dessert, et des fruits (surtout le premier jour) pourront être distribués. Il arrive souvent que le guide emporte avec lui des sachets de jus de fruits en poudre pour accompagner le repas. Parfois quelqu’un proposera de l’aide au guide, mais souvent celui-ci refusera, préférant que les clients profitent de ce temps de pause pour se détendre et admirer le paysage. Par cette attitude, il signifie aussi que les places de chacun sont bien claires pour lui, et qu’il n’a pas l’intention de réduire la tâche qui lui incombe en faisant travailler ses clients. Il se servira d’ailleurs toujours en dernier, gardant les moins bonnes tranches de pain, de jambon ou de saucisson, et laissant toujours un peu de « rab » pour ses clients. S’ils n’ont plus faim, il se resservira peut-être.

La différence entre les deux modalités excursives brésiliennes tient donc dans le fait que les séjours organisés (packs) ne proposent jamais de marches de plus d’une journée. Ils bénéficient aussi d’une arrière-garde qui gère toute l’intendance : chaque groupe est en effet ravitaillé tous les matins par une voiture qui livre le pique-nique de midi. Les repas sont préparés à l’avance et rangés dans des sacs individuels tous identiques. Ils comportent des aliments souvent préconditionnés issus de la grande distribution, et le guide n’a pratiquement rien d’autre à faire que de porter ces paquets et de prendre garde à ce qu’ils ne s’abîment pas. Par contre, lors des randonnées de plusieurs jours, le repas de midi est confectionné sur place par le guide avec des ingrédients souvent eux aussi issus de la grande distribution. Il gère la quantité de nourriture qu’il emploie pour faire les sandwichs, ainsi que sa répartition entre les personnes qu’il guide.

Il faut noter que dans les deux cas, les guides prennent en compte la corpulence et les besoins alimentaires spécifiques de chaque client. Lorsqu’ils procèdent à la distribution, ils peuvent par exemple donner un sandwich plus gros à une personne qu’ils jugent fatiguée ou nécessitant plus d'apport d’énergie. G4, le guide de l’excursion faite avec Venturas & Aventuras, prenait par exemple souvent un sac alimentaire de plus, qu’il redistribuait entre nous. Il donnait le fruit à F6, les sandwichs à H9, H10 et moi, etc. Il arriva une fois qu’il s’inclut dans cette redistribution. Il faut donc considérer qu’il opérait une véritable gestion du groupe et qu’il hiérarchisait les priorités en s’incluant dans les calculs. En effet, G4 disait qu’il devait être attentif à tous, en gardant toujours en tête la dynamique du groupe dans sa totalité : « Mon but c’est que tout aille pour le mieux. Si je vois que quelqu’un fatigue, je fais une pause avec un petit casse-croûte, si je vois que la personne a besoin de réconfort, je réconforte, si elle a besoin d’un coup de pied au cul, je lui mets (rires)./ Il faut toujours être connecté, rester attentif à tous les signes pour percevoir des choses que les gens ne voient pas eux-mêmes avant qu’elles ne deviennent des problèmes ». Dans cette gestion il ne fallait donc pas qu’il s’oublie lui-même : « c’est sûr qu’il y a une règle d’or : le client passe toujours en premier. Mais il faut aussi que moi je sois bien, sinon je ne vais pas bien travailler. Donc il faut que je pense à moi. Si j’ai besoin de rester au calme cinq minutes pour me reprendre, je vais marcher devant un peu plus vite pour rester seul, ou si j’ai besoin de manger un peu plus et que tout le monde a assez mangé, je vais me servir et peut-être que j’insisterai moins pour que les autres en reprennent. / Il faut que je gère aussi ma saison, donc je ne peux pas faire de conneries en n’économisant pas mon énergie, sinon je finis la saison complètement claqué. Si je ne fais pas attention à moi, je risque de moins bien travailler, de tomber malade, d’être fatigué, stressé. Il faut tout prendre en compte, parce qu’une saison c’est mon gagne pain pour l’année ! ».

Durant la marche, les guides veillent à ce que les marcheurs boivent suffisamment et ne manquent pas d’énergie. Ainsi, G1 disait que pendant la première demi-journée il observait beaucoup ses clients, afin de voir comment ils marchaient et quels étaient leurs potentiels respectifs. Ce guide avait toujours des bonbons dans les poches, et il les distribuait tout au long de la marche. Ainsi, avant les montées, il faisait une distribution générale et en donnait quelques-uns en réserve à F1, moins entraînée physiquement que ses amies. Parfois, lors d’une pause, il conseillait : « si vous voulez, vous pouvez ouvrir un paquet de biscuits ». Avec F2, nous vîmes qu’il se servait lui aussi dans le stock de bonbons, sans pour autant en proposer à tout le groupe, ce qui tend à confirmer les remarques développées ci-dessus.

Les produits consommés dans le cadre du grignotage et du casse-croûte, presque toujours issus de la grande distribution, sont souvent générateurs de déchets plastique (surtout des emballages). Sur ces sujets, les randonneurs sont peu loquaces. S’ils ne jettent pas les emballages dans la nature, ils ne sont pas toujours très scrupuleux si un papier leur échappe et qu’il faut aller le ramasser quelques mètres plus loin. Pour F2, plus intéressée par l’écologie et plus active sur ce sujet dans son quotidien : « Les gens s’en foutent. Oui, ils savent qu’il faut préserver la nature, que le plastique c’est sale, mais ils ne vont jamais se poser la question de ce que vont devenir les déchets après avoir été mis à la poubelle. Ils jettent à la poubelle et puis c’est tout ». Cette personne soutenait des idées politiques rares au Brésil (en France aussi, bien qu’elles commencent à s’exprimer dans l’espace public) puisqu’elle considérait qu’il était important de repenser notre rapport à la consommation et à la production. Pour elle, il était urgent, d’un point de vue environnemental, de localiser l’économie, ce qui serait aussi un très bon moyen pour que se mette en place ce qu’elle considérait être une véritable démocratie. Ainsi : « si au lieu de manger ces putains de bonbons de merde, que j’adore hein, mais si on mangeait plutôt des bonbons au miel faits dans la région – y’a une coopérative de miel ici, faite par des natifs – on aurait pas consommé de gas-oil pour le transport, on aurait moins de poubelles et on pourrait rencontrer directement les gens qui produisent… et eux ils rencontreraient directement leurs clients. En plus il y aurait moins d’intermédiaires et ils pourraient gagner plus d’argent ».

En effet, les produits de la grande distribution posent pour les randonneurs brésiliens les mêmes questions que les plats lyophilisés et les barres de céréales pour les randonneurs français. Il faut considérer qu’ici comme en France l’agriculture fonctionne sur une exploitation de la main-d’œuvre que l’on peut qualifier d’esclavage moderne. Les travailleurs ruraux sont souvent employés à la tâche, ils sont donc totalement dépendants des besoins ponctuels des propriétaires terriens. Il me semble important de souligner à nouveau, avec Lefebvre, que dans le phénomène urbain, le sous-développement et la misère sont des caractéristiques qui restent principalement paysannes. Cette remarque semble particulièrement importante. Car, en France comme au Brésil, les personnes qui portent ce secteur, directement branché sur la grande distribution, sont des ouvriers agricoles. Ils ne possèdent pas de terre (ce qui est l’une des principales revendications du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans-Terre brésilien (MST)), habitent dans des logements très précaires (en France métropolitaine et en Corse, souvent dans des caravanes), et vivent parfois dans des conditions d’insalubrité avancée. Sur le plan du travail, ils ne signent souvent pas de contrat, n’ont pas d’assurance, ne bénéficient d’aucune couverture sociale et sont payés en dessous du salaire minimum (et souvent avec retard). Cette situation semble généralisée à tous les pays ayant inscrit leur agriculture dans les flux mondiaux de circulation de denrées alimentaires. Les remarques de F2 dénotent, si l’on considère combien le MST est peu populaire, d’une sensibilité assez rare dans ce pays.

Concernant la remarque que F2 fit au sujet des déchets, le constat semble pertinent aussi bien pour le Brésil que pour la France. Si les marcheurs sont en général attentifs à ne rien laisser sur le sentier, leur raisonnement ne questionne ni l’amont ni l’aval du déchet. En amont, du côté de la consommation, F2 est la seule personne, en France comme au Brésil, à m’avoir spontanément proposé une réflexion sur cet aspect. De même, concernant la gestion des déchets en aval de la consommation, elle fut la seule à s’en soucier, lorsque nous passâmes notre dernière journée d’excursion dans un petit hameau dépourvu de toute voie de communication carrossable, et que notre guide se débarrassa des déchets en les jetant dans la poubelle du village. Il faut noter que ce guide, sachant que les déchets serait probablement brûlés, jetait tout ce qui était inflammable dans les feux de camp.