Manger au campement

En fin de journée, lorsque les groupes arrivent au lieu de campement, les guides se chargent de surveiller et d’accompagner le montage des tentes. Ils doivent aussi préparer la nourriture. Les randonneurs, généralement fatigués, profitent de ce temps pour se reposer un peu, aller faire un tour sans les sacs, se baigner, lire ou bien réorganiser leurs affaires. Durant la marche à laquelle j’ai participé en compagnie de H4, H5 et H6 (anglais), nous avons dormi dans des abris sous roche, anciennement utilisés par les chercheurs de diamants. Nous étions plusieurs groupes engagés sur ce sentier (Fumaça por Baixo, le même que j’ai parcouru avec H2 et H3). Ainsi, alors que nous arrivâmes un peu après les autres groupes, une tension entre les différents guides se fit sentir. Elle concernait les emplacements que chacun occuperait, car les premiers arrivés s’étaient octroyé les meilleures places. Notre guide dut donc négocier pour que les autres se serrent un peu afin que l’Anglais et moi dormîmes à l’abri (le temps tournait à la pluie). Ensuite, il chercha un endroit plat pour installer la tente de H4 et H5, qui étaient extrêmement fatigués et déboussolés.

Il entreprit ensuite de préparer le repas. Alors que tous les touristes (dont beaucoup d’étrangers) se délassaient de leur journée, les guides s’affairaient pour cuisiner un repas de qualité sur des feux de bois. Une effervescence marquait leur travail car ils se connaissaient et semblaient, malgré un climat légèrement conflictuel, se compléter en ce qui concerne les savoir-faire ou les ustensiles potentiellement prêtables. De nombreux échanges avaient lieu : qui prêtait une cuillère en bois, qui une gamelle ou un couteau, qui d’autre alimentait le feu et surveillait la cuisson d’un plat pendant qu’un autre, avec lequel il s’était arrangé, allait chercher du bois ou laver des légumes. Ainsi, notre guide utilisa le foyer qu’un de ses collègues avait allumé. Il donna du bouillon-Kub à un autre et se servit d’une gamelle qu’il rendit propre. Durant tout ce temps, les guides ne quittaient pas des yeux les touristes, vérifiant qu’ils montent leur tente de façon correcte, donnant des conseils concernant le couchage, informant sur la marche du lendemain, réconfortant les marcheurs qui s’étaient fait mal ou étaient exténués, et, chose importante lors de cette promenade, se surveillaient les uns les autres dans une petite compétition consistant à draguer les gringas qui nous accompagnaient.

Campement à l’abri sous roche de la Capivara. Départ matinal
Campement à l’abri sous roche de la Capivara. Départ matinal

Ce repas ne fut pas très réussi car G3 avait oublié des ingrédients et personne n’avait pu le dépanner. H4 et H5, exténués, y touchèrent à peine et voulurent aller se coucher. G3 réussit à récupérer un reste de nourriture mieux réussie chez un de ses collègues et le leur donna en insistant sur le fait qu’ils en avaient besoin pour reprendre des forces. Quant à lui, il mangea à grandes bouchées sa préparation, déçu par ce plat qu’il disait pourtant savoir si bien cuisiner. Il ne s’appesantit cependant pas sur l’événement, au final peu embarrassant pour lui. En effet, dans le cadre de ces promenades, et surtout dans la mesure où les clients sont généralement plus jeunes que les guides (et moins scrupuleux quant au respect de la hiérarchie sociale), les guides occupent une place qui leur donne une marge de liberté vis-à-vis du regard que les clients posent sur eux. Qu’il s’agisse d’étrangers ou de Brésiliens, la recherche d’aventure rend ce public relativement ouvert et compréhensif. Il permet aussi aux guides de renverser la hiérarchie, et de mettre en place des systèmes de dénigrement des clients qui ne passent pas toujours inaperçus. Ainsi, contrairement aux personnels des établissements touristiques, les guides se permettent de montrer de l’agacement face aux touristes. Avec les étrangers, ils peuvent jouer sur leur incompréhension de la langue portugaise pour les singer, se moquer d’eux, ou bien encore les insulter (entre les dents et/ou avec le sourire). Les guides sont ici dans une position qui ressemble à celle du capitaine d’un navire : bien qu’à terre les choses soient différentes, dans l’exercice de ses fonctions il est le maître à bord, et dans la mesure où il est indispensable à la survie, il peut investir une place qui lui permet de fixer certaines règles avec autorité (manger, bien que la cuisine soit ratée) et de jouer avec certaines autres (moqueries).

Durant la marche guidée par G1, l’installation du campement se déroula de façon similaire, si ce n’est que nous n’étions pas plusieurs groupes à faire le chemin ensemble. Par contre, ce guide répondait parfois positivement à nos propositions d’aide. Ce fut rarement le cas, mais il arriva qu’il donne à chacun une tâche à accomplir. L’un coupait les légumes, l’autre allait chercher du bois (avec lui car il s’assurait d’abord qu’il n’y ait ni insectes ou araignées, ni serpents parmi les branches mortes), un autre surveillait la cuisson en cours. La majeure partie du temps, il préparait la nourriture pendant que nous nous baignions dans la rivière. Tout comme G3, dans de nombreux cas, il préférait ne pas nous demander d’aide, laissant clairement comprendre qu’il était au travail et que nous étions ici dans un cadre de loisir. Si parfois il était important qu’il nous rappelle à la réalité de la situation, en nous imposant de faire attention aux serpents et aux araignées, en surveillant notre alimentation ou notre exposition au soleil, etc. (comme G3 lorsqu’il insista pour que H4 et H5 mangent) Il y avait aussi des moments où son attitude permettait de bien marquer la différence entre sa condition de travailleur et notre condition de touristes. Si, sur le plan de la sécurité, nous évoluions dans le même monde et qu’il en détenait les clefs, sur un autre plan, notre situation n’était pas la même que la sienne et il tenait à le marquer. Le guide, hiérarchiquement inférieur dans le quotidien, mais supérieur dans la gestion de la survie, rappelle quelles sont les places de chacun, même si les clients seraient enclins à diluer les frontières. Il faut noter que d’un point de vue fonctionnel, cette attitude est très pertinente, car lorsqu’ils travaillent seuls, les guides effectuent les tâches beaucoup plus rapidement et sûrement qu’avec de l’aide ; surtout si l’on considère qu’une partie des marcheurs peut avoir une intention altruiste en proposant de l’aide, mais peu de savoir-faire en matière de cuisine ou d’installation d’un campement.

Il arriva cependant un soir où G1 nous mit à contribution par nécessité. L’une des membres du groupe était un peu malade et il voulait lui préparer une infusion pour qu’elle se sente mieux. Il dut donc partir de nuit pour demander quelques herbes médicinales à un habitant de la vallée. Pendant son absence, pour ne pas perdre de temps, il confia des tâches à chacun de nous. Nous voyons que pour les besoins du bon déroulement de l’excursion le guide peut modeler les règles et les frontières. Mais, dans ce cas, dans celui où il refuse de l’aide, ou dans celui où il fait participer les clients à la confection d’un plat, le guide est l’agent qui veille au maintien d’un certain ordre. Il en dicte la forme, l’énonce, la modèle, la contrôle et la surveille. En ce sens, il fait autorité. Parfois contre la volonté des touristes, il semble en être le garant. Il faut donc considérer qu’en retour, ces derniers, même s’ils proposent parfois une dilution des frontières, sont reconnaissants envers le guide qui assume bien cette fonction. Il y a en effet quelque chose d’important pour la satisfaction du plaisir excursif dans ce refus, et l’on peut considérer qu’à contrario, si le guide acceptait systématiquement les offres d’aides, les marcheurs s’en plaindraient assez vite. En ce sens, le comportement du guide relève d’une autorité qui a été choisie pour assumer une fonction indispensable au fonctionnement de la marche. Si cette fonction a un aspect pratique (tâches domestiques, orientation et sécurité). Elle permet aussi de rappeler aux touristes que même si le séjour présente des aspects difficiles, la situation dans laquelle ils se trouvent est celle des vacances. Le guide, en étant guide, leur permet de se sentir vacanciers. Par sa présence encadrante, tout ce qu’ils font reste – sauf cas important décrété par le guide – de l’ordre du loisir. Même l’effort ne peut être conçu autrement que sur le mode de la plaisance, car tout ce qui relève de la survie est pris en charge par un spécialiste. Sur ce point, les marcheurs peuvent et doivent lui faire confiance pour que leur séjour soit placé sous le signe du loisir, du plaisir et de la sécurité. À partir du moment où cette assise est posée, toute difficulté renverra le marcheur à la volonté qui a motivé son choix de s’engager dans le rituel. Et l’assurance du guide renverra la personne à ses propres difficultés dans le milieu parcouru. En ce sens, du fait que le guide consiste en une sorte de garde-fou objectif (au sens où il est détenteur d’un savoir concret et efficace, systématiquement performant), il impose au marcheur en difficulté un repère qui le situe personnellement. La difficulté est donc souvent vécue sur un mode personnel. Et, comme nous avons vu qu’elle débouche rarement sur des projets moteurs visant à une meilleure maîtrise des techniques du corps et de la culture matérielle, des explications personnelles, naturalisant la cause d’une situation, pourront lui être données : blessure qui engendre de la peur, être « trop lourd », ne pas être sportif. La source de la difficulté est plus facilement considérée comme une détermination naturelle propre que comme un défaut de compétence. Elle semble moins frustrante que pour les marcheurs français.

On peut par ailleurs considérer que si le guide détient une autorité, si un pouvoir de décision et de jugement lui a été attribué, cette puissance n’est que momentanée ; une fois la marche achevée, elle sera annulée. Plus exactement, ce pouvoir n’est valable que pour le domaine spécifique à la survie. Concernant par exemple la prise de parole dans d’autres types de discussions, son point de vue n’aura pas la même valeur que celui des autres personnes. Dans de nombreuses situations, durant la marche, la hiérarchie ordinaire n’est pas abolie. L’autorité qui lui est conférée ne remet rien en cause, elle consiste en une charge qui a été déléguée à un spécialiste, mais la spécialité en elle-même reste une spécialité d’être d’inférieur.

Concernant l’alimentation sur le sentier, G1 fit un repas et un petit-déjeuner qui ont marqué la mémoire du groupe. Le repas fut préparé par tout le monde, sous sa tutelle. Nous revenions d’une petite promenade dans les environs du campement et nous avions très faim. G1 accepta donc de l’aide pour accélérer la préparation et pour avoir le temps d’aller chercher des plantes médicinales chez des personnes habitant à quelques centaines de mètres de là. Avant son départ, pendant qu’il faisait le feu, nous préparâmes un plat proche de la feijoada. La recette était à peine simplifiée, et, ce qui fait l’orgueil des cuisiniers et qui est la cible des commentaires à propos de tout repas, le tempero (assaisonnement), fut préparé avec beaucoup d’attention. Ail et oignons furent émincés soigneusement, puis revenus au saindoux, du bouillon-Kub, du sel, un peu de piment, et un « bouquet garni » d’herbes sauvages cueillies le long du chemin furent ajoutés pour compléter le tempero. Dans une casserole séparée, nous mîmes à cuire le feijão préalablement trié et lavé. Avant d’incorporer le tempero, nous jetâmes un bon morceau de lard fumé dans la casserole. Le plat fut laissé à mijoter sur le feu pendant un long moment. Nous fîmes une salade de carottes et du thé pour accompagner le plat principal. Dans une autre casserole, nous fîmes revenir des oignons et de l’ail afin de cuisiner du riz à la façon « pilaf ». Enfin, conformément à un habitude alimentaire brésilienne, nous préparâmes des spaghettis.

Ce repas fut une fête pour tout le monde. Mes interlocutrices couvrirent G1 d’éloges, affirmant qu’elles n’auraient jamais imaginé manger aussi bien dans des conditions aussi précaires. G1 affirmait qu’il aimait particulièrement cuisiner ce plat lorsqu’il était en randonnée, car c’était celui qu’il consommait du temps du garimpo, lorsqu’il cherchait des diamants avec son père et son beau-frère : « c’est un plat qui tient au ventre. / Quand on fait des efforts, il faut de la nourriture qui dure ! ». Ce repas fut particulièrement copieux et nous pûmes nous resservir plusieurs fois. Lorsque j’allai l’accompagner pour chercher les herbes médicinales, G1 me dit qu’il était important que certains repas soient abondants, car les marcheurs pouvaient ainsi « se défouler sur la nourriture » après avoir passé une journée difficile. En effet, F1, dont le genou était fragile, avait été assez stressée dans certains passages difficiles de la promenade. De même, G1 avait senti qu’une tension s’installait entre F1 et F3 et il considérait que « le meilleur relaxant, c’est la digestion ». Le sentiment d’abondance créé par la nourriture est probablement à ranger du côté de cette plus-value réconfortante qu’apporte un bon repas. Par ailleurs, bien que la quantité de nourriture fut importante, G1 procéda comme décrit plus haut : il resta attentif aux quantités ingérées par chacun, insista pour que nous nous resservîmes et ne se resservit lui-même qu’après s’être assuré que tout le monde était rassasié.

Le caractère « typique » de ce repas permit par ailleurs d’ouvrir des discussions sur le passé de notre guide. En effet, comme j’ai pu en entendre parler à plusieurs reprises (notamment par une personne ayant assumé la fonction de former les guides), la culture locale, les expressions et les expériences des natifs sont parfois une source de honte face aux personnes venues de l’extérieur. La peur d’être perçu comme un « caipira (péquenot) » crée souvent un déficit d'estime de soi chez les guides. Se sentant inférieurs et peu intéressants, ils restent donc parfois peu loquaces sur leurs connaissances de l’histoire de la région, sur les noms locaux des plantes et sur les histoires associées à certains lieux. Or, cette dévalorisation prive les marcheurs de récits dont quelques-uns, par exotisme et/ou par curiosité, sont friands. Il ne s’agit certes pas de la majorité d’entre eux, surtout si l’on considère que dans cette société théâtrale, le fait qu’un inférieur mobilise la scène principale et l’attention du public est une possibilité peu probable. Toujours est-il que F2, et dans une moindre mesure F3, étaient intéressées par des « histoires » locales (elles avaient passé une partie de la marche à se raconter des histoires de fantômes et de drames mystérieux). Le repas ouvrit donc une conversation qui se poursuivit par petites touches les jours suivants. Lorsqu’elles apparaissaient, je fus souvent actif dans la poursuite de ces discussions où G1 témoignait d’histoires et racontait des légendes locales. Le dernier soir, alors que F1 et F3 étaient allées se coucher rapidement après le début de la veillée, nous passâmes quelques heures à écouter G1 nous raconter des histoires de la région en n’hésitant pas à faire usage des mots et expressions locaux, en général réservés aux conversations entre natifs. Cette soirée déboucha, le lendemain, sur une discussion concernant les conditions de travail de G1, sur son choix de travailler en dehors des agences, mais aussi sur sa perception du passage de l’activité du garimpo à celle du tourisme.

Pour notre dernière journée de marche, nous partîmes juste avant l’aube. Lorsque nous nous levâmes, G1 était déjà réveillé, sa tente était pliée et il avait déjà préparé du café (passé à la chaussette). Le feu fumait et, dans la demi-obscurité il nous prépara un petit-déjeuner tout aussi inoubliable que le repas décrit ci-dessus. Outre le café et les biscuits secs, G2 fit des sandwichs avec du fromage, des œufs et de la goiabada (pâte de fruit de goyave). Il les prépara en faisant revenir le pain à la poêle, et en rajoutant au dernier moment le fromage préalablement fondu et légèrement grillé sur une brochette passée à la flamme. Mes interlocutrices aimèrent le contraste sucré-salé, et le mélange chaud-froid. Puis, pour terminer, G1 fit revenir des bananes à la poêle, afin de les faire fondre et de les caraméliser. Ce petit-déjeuner était inattendu, car nous pensions qu’il nous faudrait lever le camp rapidement afin d’arriver à temps pour prendre le bus qui nous ramènerait à Lençóis. Alors que nous le prenions, G1 resta une fois de plus attentif aux besoins de chacun. Il insista pour que F1 boive suffisamment d’eau et mange des gâteaux en prévision de l’effort. Il savait qu’elle n’avait pas beaucoup apprécié le repas de la veille (du riz un peu collé et une boîte de macédoine de légumes) et qu’elle devait s’alimenter pour ne pas être en difficulté dans les montées. Il partagea la dernière banane avec elle et moi.

Pour terminer, notons que ce guide, bien qu’utilisant des produits en grande partie vendus dans des circuits de grande distribution, utilisait aussi des plantes ramassées le long du parcours pour s’en servir de condiments ou pour préparer des infusions. Il était aussi particulièrement attentif aux propriétés des aliments et des plantes sauvages. Ainsi, parfois, il nous montrait une plante et nous expliquait ses usages thérapeutiques. Si les touristes sont relativement peu intéressés par cet apprentissage botanique, je me rendis compte plus tard, à la lecture d’un livre sur le culte afro-brésilien local du Jarê (Salles Senna : 1998), de l’importance qu’avait cette connaissance dans la culture locale. Pour mieux saisir les rapports entre les touristes et les guides j’aurais donc pu orienter certaines questions sur l’imaginaire touristique lié à la culture locale. J’aurais ainsi pu mieux approfondir la compréhension de la figure d’« être intermédiaire » décrite par DaMatta (1993).

Dans cette partie, nous avons donc vu que la relation entre les randonneurs et les professionnels locaux du tourisme est porteuse de mécanismes de subjectivation qui peuvent s’articuler à des mécanismes de reproduction d’un ordre social hiérarchique et marqué de racisme. Mais nous avons aussi constaté que le guide pouvait être porteur d’une force de transformation du statut des personnes issues de couches sociales historiquement dominées. C’est en partie, du côté des touristes, par un relâchement du cadre ordinaire, et en partie, du côté des guides, par une inclusion active dans un processus transformateur dont l’État est le référent, que semble pouvoir advenir une dynamique de transformation. Cette dynamique paraît passer par la reconnaissance d’une autorité propre aux guides.