Installation et voisinage

L’arrivée sur un lieu de bivouac, en France comme au Brésil, demande toujours une activité de repérage et d’aménagement. Un espace propre, privatisé, « mis en objet », va être tissé autour d’un foyer qui peut, suivant les cas, se réduire au sac à dos et au tapis de sol, ou bien à une aire plus large et moins délimitée. À partir du choix de leur emplacement, les marcheurs vont tisser leur espace de vie par une série d’aller-retours, d’actions et de déplacements utiles ou non. Cette activité est prise beaucoup plus au sérieux par les randonneurs français, qui ne bénéficient d’aucun contrôle et d’aucune aide concernant l’organisation et la hiérarchisation des actions à accomplir. Mais dans les groupes, se trouve toujours une personne qui maîtrise un peu mieux le camping et qui, du moins au début du séjour, veillera au bon déroulement de l’installation. Il est important aussi de garder en mémoire le fait que dans la Chapada Diamantina les bivouacs sont des espaces connus par les guides. Ce sont souvent d’anciens lieux de campement de garimpeiros, où aucun aménagement n’a été réalisé.

Lorsque la densité de population devient forte sur une aire de camping, des stratégies d’occupation se renforcent et deviennent plus visibles. Ainsi, l’ordre d’arrivée permet un choix plus grand (en plus de la satisfaction et de la notoriété que confère le fait d’« être les premiers ») en termes d’emplacement, d’occupation et d’utilisation de l’espace. J’ai évoqué l’existence d’une compétition entre les guides à ce propos. Nous avons aussi vu que certains randonneurs français aimaient partir très tôt le matin pour arriver les premiers et ainsi bénéficier de l’aire de bivouac pour eux tout seuls. Ils ont ainsi à leur disposition les gazinières, les tables, les sanitaires et les douches. Ils s’installent dans ces lieux comme les locataires temporaires d’une chambre d’hôtel, profitant des aménagements mis à la disposition des randonneurs. Ainsi, un groupe de marcheurs cherchait à s’installer suffisamment près du point d’eau et des toilettes : « c’est plus pratique : comme ça si t’as envie de pisser, t’as pas besoin de marcher une heure, de te réveiller complètement, là c’est plus facile, c’est plus rapide » m’expliquait un randonneur faisant partie d’un groupe de sept personnes. Ces GRistes aimaient diminuer au maximum la distance séparant leur foyer des installations communes. Pour eux, cette démarche consistait en une recherche d’efficacité et en une économie de déplacements : « comme on est nombreux, c’est plus pratique, sinon y’en a toujours un qui doit aller chercher un truc dans son sac, et alors on fait des kilomètres pour rien et on attend des heures ». En effet, leur matériel étant réparti en sept sacs, et il arrivait qu’un objet ait circulé d’un sac à l’autre et qu’il faille, pour le retrouver, mettre en œuvre une recherche élargie. Si le foyer se trouvait à une trop grande distance des tables, le risque était grand que de nombreux allers-retours désorganisateurs perturbent la mise en place.

Ces stratégies d’installation rejouent, comme le note Urbain (2002 b ; 348) à propos de la plage, « un des premiers épisodes de l’histoire humaine : le partage de l’espace ». Ainsi, des lignes de séparation et des points de contact vont être établis entre les différents groupes de randonneurs. Plus le groupe de marcheurs est important, plus il est « sociofuge ». Il cherche ainsi à préserver sa sociabilité interne en exerçant un contrôle qui vise à le protéger d’une trop fréquente invasion de l’imprévu. D’un groupe à l’autre, suivant la fermeté avec laquelle on voudra délimiter la séparation entre intérieur et extérieur, on négociera de façon différente un « schéma proxémique » (p. 355) qui permette de gérer, d’une part, la dynamique interne au groupe, d’autre part, ses rapports avec l’extérieur. Pour Urbain, « Entre la fuite et l’agression, la dérobade et la rencontre, la protection de soi et l’ouverture à autrui, l’autisme de groupe et l’échange, on flirte ici, entre défense de l’intimité et recherche du contact, avec la distance critique118 » (p. 355). Dans ce jeu de frontière entre soi et l’autre, qui prend la forme d’une séparation entre « nous » et « eux », les codes de politesse, de séduction ou d’intimidation sont centraux. Ils permettent de négocier son désir d’occupation avec celui des autres campeurs. L’espace devient ici un enjeu qui a fonction de médiation avec autrui. Il est un objet prétexte qui fait entrer en contact avec les autres et qui positionne par rapport à eux. Un échange symbolique se joue à fleur de perception et à la limite de l’expression volontaire. Les attitudes corporelles très peu expressives permettent de se « coordonner » sans que la communication ne soit verbalisée. Une logique affective commune, aussi peu consciente mais aussi bien connue et aussi efficace que celle qui nous permet de marcher dans la foule sans percuter personne, tient ensemble les randonneurs et leur permet de cohabiter de façon agréable sans presque se parler.

Le campement est un espace scénique où fonctionne une modalité du lien social que Dumouchel (1999) appelle une « coordination intraspécifique stratégique ». Ce concept désigne une logique qui relie les humains par une perpétuelle négociation affective qui situe les personnes les unes par rapport aux autres et qui tend à sélectionner/créer des moments saillants (des émotions) dans l’interaction, afin de lui donner progressivement un sens. Pour cet auteur, les émotions ne sont donc pas « exprimées » comme on ferait passer un objet prédéfini de l’intérieur à l’extérieur du corps. Elles sont le fait d’un processus de définition qui les élabore dans un mouvement de négociation en va-et-vient entre moi et l’autre. Cette coordination échappe en partie au sujet, et elle ne débouche pas nécessairement sur une conscience du ressenti que procure l’interaction. Ainsi, sur le lieu de bivouac, les randonneurs négocient leurs plaisirs et leurs déplaisirs à partir d’attitudes corporelles aussi discrètes et sensiblement reconnaissables que la politesse, la séduction ou l’intimidation.

L’installation est sous-tendue par une microéconomie affective où se négocient et se définissent des sentiments de satisfaction, de bien-être, de frustration ou d’inconfort. Ainsi une personne me confiait qu’elle regrettait de s’être installée aussi près d’un groupe de jeunes que l’on retrouvait tous les soirs à l’étape : « ils ne sont pas méchants, mais c’est des gamins, ils me saoulent, ils font du bruit, c’est chiant. Y’a rien de grave, mais déjà que l’autre jour on était à côté d’un passage et que tout le monde nous regardait en passant… alors là on a des voisins qui nous font chier, j’aimerais bien être un peu plus tranquille ! ». L’impossibilité de soustraire sa propre intimité à la perception de l’autre, tout comme l’impossibilité de se soustraire à la présence de l’intimité de l’autre, génère donc des réactions et des ambiances plus ou moins tolérées par les marcheurs. Très vite chacun mettra en place des stratégies permettant un compromis satisfaisant entre ses désirs et ceux des autres. Dans la conception de Dumouchel, par ces stratégies se définissent en grande partie les désirs de chacun. Ainsi, en fonction de la précision de ce désir, chacun se constituera un système de préférences qui élit des emplacement particuliers (distance par rapport aux sanitaires, ombrage…), des formes d’occupation de l’espace, des temporalités (manger, se lever etc., plus ou moins tôt), des seuils de tolérance auditifs etc..

Notes
118.

« La « distance critique » couvre la zone étroite qui sépare la « distance de fuite » de la « distance d’attaque » » in Hall T. Edward, La dimension cachée, Paris, Édition du Seuil, 1971.p. 26. »