Les activités qui se déroulent sur les aires de campement sont entourées d’un halo de politesse qui enjoint les personnes présentes à faire preuve d’une forme de respect. La communauté informelle des randonneurs se préserve ainsi, de l’intérieur, des désagréments que sa propre forme de vie en groupe génère. Politesse, respect et convivialité, sont des valeurs qui permettent au groupe de s’auto-supporter. Car ici, la promiscuité rend difficile l’application des normes en vigueur dans le quotidien (ne pas entendre, voir ou sentir le monde intime de l’autre). La relative détente exprimée sur le lieu de bivouac (bien qu’il puisse y avoir des scandales) tient sur des valeurs qui pacifient les relations sociales et les enjeux de l’exposition à l’autre.
Ces valeurs ne sont pas extérieures aux individus, elles ne fonctionnent pas, du moins pour l’épistémologie choisie ici, comme un cadre extérieur auquel les personnes adhèrent pleinement ; mais elles ne sont pas non plus uniquement produites par l’individu. Ni caractéristiques du lieu, ni caractéristiques des personnes, elles sont un peu des deux. Elles donnent une indication sur ce que veulent vivre les randonneurs, sur ce qu’ils veulent être et sur ce qu’ils pensent faire ou devoir être fait. Ces valeurs sont autant imaginaires que pratiques. Leur énonciation précise la tonalité affective d’un lieu, elle donne des indications sur les personnes qui y évoluent, sur les comportements qui y sont permis ou prohibés, et a une efficacité symbolique qui rend effectivement le lieu convivial et poli. Elle permettent aussi de donner prise à la critique, en lui offrant, le cas échéant, un motif de désaccord vis-à-vis du jugement de convivialité. Parmi les personnes que j’ai rencontrées, certaines condamnaient l’ambiance du GR20 en période d’affluence touristique119. Elles la jugeaient souvent trop « individualiste » et « compétitive ». C’est alors sur la définition de la convivialité et de la politesse que peut s’opérer une distinction qui n’empêche pas forcément de participer au rituel.
Outre les moments où les randonneurs font « un extra » en allant au restaurant ou au bar, la convivialité trouve sur l’aire de bivouac diverses occasions de se manifester. Elle est par exemple éprouvée lorsque les marcheurs se « dépannent » en se prêtant ou en se donnant quelque chose. Ainsi, il est relativement fréquent qu’un groupe emprunte à un autre une casserole, des ustensiles de cuisine, un réchaud ou un couteau. Parfois il s’agit d’une exception, par exemple liée à la confection d’un menu demandant une préparation plus élaborée (faire revenir séparément un ingrédient), parfois il s’agit d’un oubli (un groupe d’adolescents avait oublié ses gamelles), parfois encore d’une perte (un couteau lors d’une pause durant la journée). Il peut aussi s’agir d’ustensiles plus rares, ou auxquels il est plus difficile de penser lors de la préparation du sac. Ainsi, pince à épiler, tire-tique, fil et aiguilles, stylo, agenda, thermomètre, loupe, ciseaux, élastique ou ficelle, sont des objets qui ont une faible probabilité d’être tous utilisés. Les marcheurs, en fonction de leur expérience, de leur sensibilité, de leurs besoins spécifiques (un sac fragile, une mauvaise vue de près…) et de leur présence d’esprit au moment de faire le sac, vont donc prendre tel ou tel élément de cette catégorie d’objets. Ainsi personne ne prendra tous les objets potentiellement (très) utiles à la pratique. Chacun est cependant à peu près certain de trouver ce dont il manquera sur une aire de bivouac en période d’affluence touristique. Cette répartition informelle du matériel donne au groupe des randonneurs une possibilité d’échanger qui matérialise et performe un lien social se voulant convivial.
La valeur d’entraide, lorsqu’elle trouve une occasion de s’exprimer, est souvent exacerbée. Si quelqu’un cherche par exemple une pince à épiler, le prêteur pourra non seulement lui fournir l’objet, mais aussi lui proposer une aiguille, du désinfectant et un coup de main. Une demande adressée à une personne pourra aussi, dans un souci de solidarité et d’entraide, (é)mouvoir tout un groupe. La pince à épiler se trouvant dans un sac, l’aiguille dans un autre et la loupe (« on a une loupe ? ») dans un hypothétique troisième. De la même façon, si un marcheur demande d’utiliser la casserole d’un groupe qui vient de finir de manger, il est possible que chacun donne son avis, propose de l’aide, et, phase souvent importante, glisse un mot d’humour dans l’interaction. La facilité de prêter et d’emprunter a donc pour effet de faire circuler des objets et de mettre en mouvement les individus autour de valeurs et de tâches communes. Il ne s’agit cependant pas d’une effervescence fusionnelle, car souvent le demandeur, après avoir adressé sa requête de façon relativement indifférenciée à tous les membres d’un groupe, trouvera un interlocuteur particulier. Celui-ci servira d’intermédiaire entre lui et l’intérieur du groupe. À moins que d’autres personnes ne s’impliquent dans l’interaction avec l’extérieur, en général, la vie du groupe se poursuit sans trop prêter d’attention à l’événement. La coopération est donc aisée, car la personne qui fait l’interface pourra facilement mobiliser les potentialités du groupe, mais cette solidarité ne consiste qu’assez rarement en une rencontre qui dépasse le cadre utilitaire et poli de l’interaction, et qui implique plus d’un individu du groupe. Les deux personnes qui ont tissé un lien éphémère autour du prêt seront par la suite liées par un rapport ténu qui se traduira par la systématicité de la communication phatique lors de rencontres postérieures. Outre les « bonjour » et les « bon appétit », parfois, la conversation aura une suite plus approfondie.
L’entraide trouve un cas particulier lorsqu’un marcheur souffre d’une blessure et demande une assistance à d’autres marcheurs. En effet, les problèmes liés au corps se teintent d’une tonalité dramatique qui enjoint les marcheurs à faire preuve de sérieux et de générosité. Ainsi, un excursionniste présentait une énorme ampoule percée au talon. La plaie était large, profonde et boursouflée, mais n’était pas trop douloureuse, au dire de l'intéressé (ce qui relevait probablement de la dénégation car il abandonna le GR20 le lendemain soir). Cherchant à se soigner, il demanda de l’aide à deux marcheuses, qui se saisirent immédiatement du cas pour lui porter assistance. Marchant elles-mêmes avec un autre groupe, elles réussirent à réunir du matériel pour le soigner. Des membres du groupe qu’elles avaient mobilisé pour obtenir des ciseaux venaient assister à l’opération. Ils faisaient des commentaires, prodiguaient des conseils et donnaient leur avis sur la situation du blessé. Une certaine effervescence, une entraide ostentatoire, marquait ce moment de solidarité où une personne semblait suffisamment atteinte pour avoir à se poser la question de continuer ou non son périple. On peut alors avancer que dans le cas où une personne se trouve dans une situation compromettant la poursuite de sa participation au rituel, les marcheurs cherchent à ne pas la « laisser tomber » en tentant de rétablir son intégrité corporelle. Des médicaments (aspirine, antidouleur, décontractant, arnica…) peuvent être offerts afin de soulager les souffrants. Tout se passe ici comme si la communauté des marcheurs tendait à éviter les abandons causés par des souffrances accidentelles. Cependant, dans certains cas, il est conseillé au marcheur, soit de prendre une journée pour « récupérer », soit d’être raisonnable en arrêtant son périple. Concernant le marcheur à l’ampoule, la majorité des personnes qui se sont impliquées dans l’entraide conclurent à la nécessité de mettre un terme à l’activité. Pour eux, malgré les soins, ce randonneur avait déjà un pied en dehors du groupe. Il s’approchait de la disqualification alors qu’eux étaient toujours en lice et regardaient vers la prochaine étape.
Le cas de l’accident grave marque cette distinction de façon plus nette. Ainsi, une jeune femme s’était tordu un genou et attendait les secours immobilisée au bord du chemin. De nombreux marcheurs passèrent auprès d’elle. Leur premier mouvement était de proposer de l’aide, et, suivant leurs compétences en secourisme, de vérifier que la situation était bien prise en charge. Certains restèrent un moment auprès de la blessée, et, après avoir convenu avec moi que je resterais sur place pour la soutenir le temps que les secours arrivent, ils reprenaient leur marche. Le premier centre d’intérêt concerne donc la gravité de la situation. Les marcheurs cherchent à évaluer les besoins du blessé, ainsi que les moyens dont ils disposent pour y répondre. Pommades, sprays et antidouleur sont alors offerts au blessé, qui, ici, refusa toute aide en l’absence des secours. La marcheuse savait ce qui lui était arrivé, car elle venait de se remettre de la même blessure. En plus de la douleur, elle exprimait une forte déception et de la tristesse, car, non seulement ses vacances étaient « foutues » (elle s’excusait auprès de son amie qui marchait avec elle), mais en plus l’accident révélait la nécessité qu’elle se fasse opérer. Du côté des marcheurs, les commentaires visaient à la rassurer en affirmant que « ça arrive », ou à relativiser la gravité de la situation en rappelant que « c’est qu’un genou, ça aurait pu être pire ! ». D’autres profitent de l’occasion pour parler de leurs propres accidents.
Certains marcheurs ne disent rien : « moi, je n’ose pas regarder, je passe en détournant les yeux, ça me fait mal rien qu’à voir ! », disait une randonneuse. Cette personne m’expliquait que dans ces cas, elle ne s’approchait pas du blessé ; « déjà, ça sert à rien d’être dix mille autour et en plus je ne sais rien faire, alors je ne reste pas ! ». Pour elle, l’accident était un manque de chance, une probabilité à laquelle elle préférait ne pas penser. Il faut alors considérer que la blessure signifie ici une sortie de l’activité, un abandon du désir qui motivait la pratique, et une sortie du groupe des randonneurs. La personne blessée est d’emblée située en dehors de la pratique, qui elle, ne s’arrête pas pour autant. Il semble se jouer ici une disqualification, car les randonneurs assistent la personne jusqu’à ce que son retour vers l’extérieur du cadre de la pratique soit assuré. Mais cette sortie ne doit pas empêcher le groupe de poursuivre son désir. Sa sociabilité s’arrête ici, bien qu’elle puisse se reformer plus tard, en dehors du sentier, lors de rituels de souvenance. Mon observation des accidents reste cependant limitée, parce que je n’en ai observé qu’un seul, relativement bénin (sur le GR20, on compte autour de 600 interventions héliportées durant l’été).
Ainsi, à travers les échanges, l’entraide et l’assistance, le groupe des randonneurs met en acte la valeur de convivialité à laquelle il est attaché. Si j’ai pu décrire des moments où le social « prend » et où les échanges sont intensifiés, donnant ainsi lieu à une forme d’amicalité, il ne faut pas que ces descriptions masquent le fait que les échanges entre les groupes de marcheurs sont relativement brefs et rarement affermis en une sociabilité soutenue sur plusieurs jours. Les liens tissés, même s’ils sont agréables, restent fragiles. Ils relèvent plus du zapping que d’une rencontre possiblement durable. Et les identités sont surtout travaillées dans un jeu d’infimes distinctions autour d’objets communs.
Il faut alors noter toute l’importance du fait que la pratique soit effectuée en groupe. Durant mon séjour sur le GR20, j’étais le seul à ne pas être accompagné et à marcher sans compagnon, ce qui me semble avoir été une condition pour m’immiscer temporairement dans les groupes120. Cette façon de marcher était enviée par certains randonneurs, surtout par ceux qui considéraient appartenir à un groupe trop important. Pour eux, le nombre était un facteur d’isolement, car il obligeait à toujours veiller à la bonne marche de l’ensemble, au détriment de l’ouverture aux contacts avec l’extérieur. L’ambiance conviviale devient alors un liant entre des isolats, qui ne communiquent que très peu et sur des sujets peu risqués (performance, entraide…). Si nous avons vu que certaines personnes pouvaient se « greffer » sur un autre groupe (comme F11), il est important de considérer que ce rapprochement ne prenait pas en compte les questions d’intendance. Il était restreint à la marche et aux moments de détente. Ainsi, la dynamique interne relative à l’intendance n’était pas altérée, car chacun organisait sa propre alimentation et son propre couchage.
J’ai par ailleurs pu constater, du fait de mon attitude parfois intrusive auprès des marcheurs, que la gestion de la nourriture et des temporalités étaient scrupuleusement surveillée. Il est en effet très rare que l’on s’invite à manger sans contrepartie immédiate. Si l’on mange ensemble, chacun apportera sa contribution à l’ensemble, car les vivres sont calculés au plus juste. En ce sens les randonneurs, en faisant l’expérience de la rareté de la nourriture et du goût, font aussi l’expérience du « contrat social » qui unit des personnes sous condition qu’elles pensent au collectif. Ici ce contrat est envisagé de façon égalitariste et immédiat. La dette est plutôt évitée, et on lui préférera, soit l’échange instantané et bilatéral, soit le don pur (par exemple de médicaments ou de pansements). On peut donc reprendre ici les analyses de Jean-Didier Urbain à propos du comportement tribal des villégiateurs de bord de mer. L’ethnologue note en effet que la plage est marquée par un « rêve communautaire ».
‘Il reste que le mythe communiel taraude l’imaginaire de la plage et n’est pas défait ici. Par les ségrégations diverses qui découpent nettement le lieu, son application est bien plutôt éclatée, éparpillée et démultipliée au nom de l’homogénéité. Le mythe n’est effectivement réalisé que dans le cadre d’un archipel composé d’isolats étanches pour un communisme restreint, un communisme pondéré par une conscience de classe, jamais totalement abolie dans le meilleurs des cas – ou la nudité elle-même redevient un masque plus que le signe d’une égalisation réelle – et un communisme provisoire de surcroît – à l’instar du Club Méditerranée, dont il a été dit qu’il proposait aux vacanciers une « version hebdomadaire d’une société sans classe, sans argent, sans travail121 » dans « l’atmosphère mini-socialiste du camp de bord de mer122 ».(Urbain : 2002 b ; 334).’Le terrain exploré par cet auteur est beaucoup plus étendu que le mien, car il concerne la totalité des pratiques balnéaires. Mais Urbain note une réélaboration spatiale des clivages sociaux ordinaires qui me semble aussi concerner la pratique de la randonnée. Ainsi, la force de ce constat peut être confirmée par la quasi-absence de contacts entre les personnes qui dorment dans les refuges et celles qui dorment au bivouac. La convivialité semble alors permettre de coordonner des groupes différents qui partagent un même projet sur un même territoire. Si elle est liante, c’est moins comme lien que comme lubrifiant des contacts entre les groupes.
Sur ce point, la pratique brésilienne est relativement différente, car l’idée de communauté n’est pas particulièrement présente. La relation avec le guide en empêche l’élaboration. Le mythe communiel dont parle Urbain n’est pas étendu à l’ensemble des acteurs de la pratique et les Brésiliens ne valorisent pas autant que les Français le fait de « rencontrer des gens ». Il y a d’ailleurs assez peu de rencontres sur les sentiers de randonnée, car les groupes restent très proches de leurs guides. S’il sont en excursion sur un sentier, il y a de fortes chances pour qu’ils ne rencontrent pas d’autres groupes. Nous avons aussi vu que lorsqu’ils dorment au même endroit, les groupes se côtoient très peu. Dans ce cas, les relations avec l’extérieur seront plutôt gérées par le guide, qui traitera certainement avec un autre guide ou avec un professionnel du tourisme. La majorité des rencontres auxquelles j’ai pu assister ont eu lieu entre des gens qui se connaissaient déjà à São Paulo et qui se retrouvaient ici par hasard.
Au Brésil, il me semble que le principal facteur de contact entre groupes ou personnes inconnues soit l’inscription commune à une excursion guidée. Il arrive en effet qu’un groupe cherche à diminuer les frais de guide en attendant que d’autres personnes soient intéressées pour faire telle ou telle promenade. Je n’ai pu assister qu’une fois à cette modalité dans la Chapada Diamantina. Et les observations que j’ai pu y faire me laissent penser qu’elle y est bien plus rare qu’en d’autres lieux touristiques où la fête et la fréquentation des bars ou des boîtes de nuit est plus développée. En effet, en 1999-2000, lorsque j’étudiais le tourisme balnéaire à Jericoacoara, de nombreuses excursions se décidaient durant la soirée. Le groupe s’organisait ensuite, souvent avec l’aide d’un natif connaissant les « bons plans », pour employer un guide qui pourrait les amener en tel ou tel haut lieu paysager de ce village balnéaire de renommée internationale. Par contre, en France comme au Brésil, les marcheurs peuvent profiter d’une courte interaction pour raconter leur épopée et s’échanger des informations pratiques. Dans ces situations, ils participent aussi à la mise en place d’une rhétorique esthétique commune.
Durant mon séjour j’ai été en contact avec des étudiants de l’université de Corte, ainsi qu’avec des personnes vivant « sur la route » depuis quelques années, aujourd’hui devenus paysans. La perception de ses personnes travaillant majoritairement dans le domaine de l’animation ou de la protection de la nature, est marquée par une forte distinction avec le rapport touristique à la nature. En ce sens, il me semble que les remarques de J-D. Urbain (2002 a et 2003) sur le rapport entre ethnologie et tourisme peuvent être avantageusement utilisées pour réfléchir aux relations que d’autres disciplines entretiennent avec le tourisme.
Si j’ai effectué des marches avec des groupes, la marche en solitaire me permettait de rencontrer d’autres personne le long du trajet, et surtout sur les lieux de pause. D’un point de vue pratique, au bivouac, j’avais peu le temps pour retranscrire mes observations, car je passais mon temps à discuter avec les randonneurs. Je réalisais donc ce travail en partie la nuit et en partie en marchant avec mon dictaphone. En général, la marche effectuée avant midi me permettait d’enregistrer les observations de la veille au soir, et celle de l’après-midi les observations effectuées dans la première partie de la journée.
P. Bruckner et A. Finkielkraut, Au coin de la rue, l’aventure, Paris seuil, 1982.
Ch. Peyre et Y Raynouard, Histoire et légendes su Club Méditerranée, Paris, Seuil, 1971.