Regard et intimité

Si l’on considère avec attention les petits rituels d’interaction sur les aires de camping, on notera l’importance de l’« inattention polie » (Goffman) qui est adoptée face à l’intimité. Cette attitude s’exprime lorsqu’une scène ne peut ni être regardée de façon directe, ni être ignorée. Elle consiste en une préservation de l’intimité d’autrui, de la dimension sacrée de son visage : « la face est donc un objet sacré, et il s’ensuit que l’ordre expressif nécessaire à sa préservation est un ordre rituel » (Goffman :1974 ; 21). Ainsi que nous allons le voir, sur les aires de vie commune, l’intimité doit surtout être préservée d’une association entre une zone ou une activité corporelle d’une part, et le visage d’autre part. Dans le cas contraire, le risque encouru (mais il faut aussi le considérer comme une tentation) est celui de perdre la face123, car alors quelque chose de sacré (l’intimité) sera profané. C’est de cette association qu’il s’agit la plupart du temps de se préserver, car elle révèlerait que le roi est nu, que derrière le masque de la personne, il y a la banalité du commun. Dit autrement, du point de vue de l’individu, derrière l’étiquette il n’y a rien. Or ce vide est fascinant et stimulant pour l’imaginaire. Nous retrouvons alors l’idée que l’intime et l’universel sont presque synonymes. Ainsi, pour Goffman :

‘« La nature humaine universelle n’est pas une réalité très humaine. En l’acquérant, la personne devient une sorte de construction, qui ne se développe pas sur des tendances psychiques intérieures, mais est élaborée à partir de règles morales qui lui sont imprimées de l’extérieur. […] Il est bien possible que l’aptitude générale à être lié par des règles morales appartienne à l’individu, mais les règles particulières qui font de lui un être humain proviennent des nécessités inhérentes à l’organisation des rencontres sociales. » (p. 42).’

Ainsi, les randonneurs, lorsqu’ils se déplacent sur l’aire de bivouac, ont à gérer la façon dont ils déplacent leur regard dans l’espace commun. En effet, ils savent qu’ils seront spectateurs de scènes intimes qui peuvent les mettre mal à l’aise. Mais elles peuvent aussi satisfaire un certain voyeurisme. Ils savent aussi qu’ils peuvent gêner leurs homologues en les voyant dans leur intimité ou, bien que cette dimension reste inavouée, qu’ils peuvent satisfaire un certain exhibitionnisme. Dans l’espace commun, la précarité des conditions de préservation de l’intimité favorise un relâchement apparent des règles ordinaires. Il s’agit surtout d’un déplacement au plus proche de soi du contrôle des frontières qui séparent de l’autre.

Concernant la préservation de l’intimité, « l’art du voir sans voir » (Kaufmann : 2002; 139) permet de marquer la distinction entre l’intrusif et l’accidentel. En effet, ici comme sur la plage où des femmes bronzent seins nus, la rapidité du passage du regard, qui s’oppose à l’invasion du « mateur », est un gage de non-agression. En adoptant cette attitude, on peut voir sans regarder une personne en sous-vêtement, une parcelle nue d'un corps, un objet intime (médicaments, tampons ou serviettes hygiéniques, sous-vêtement, préservatifs, photos personnelles, journaux intimes…). Cette permission est renforcée par une convention qui affirme que l’ambiance excursive permet de « ne pas se prendre la tête ». Ainsi un couple me disait : « nous on ne se fait pas trop chier, on se change rapidement, mais on ne va pas se planquer dans la tente pour changer de pantalon ! / Si les gens n’ont jamais vu une petite culotte, ils se coucheront moins bêtes ! ». Ils donnaient du poids à ce choix en le faisant reposer sur l’aspect pratique de leur inattention contrôlée à la présence de l’autre : « il suffit d’aller vite, de se cacher un minimum derrière la tente et ça va, en cinq secondes c’est fait ».

On comprend qu’un petit scandale se produirait si l’intimité n’était pas exposée ou regardée autrement que par accident et/ou au prétexte des conditions de vie. Nous pouvons en effet reprendre une remarque de Kaufmann à propos de la pratique des seins nus sur la plage : « la plage le répète en cœur : les seins nus sont possibles parce que ça ne va pas plus loin ». Pour ce chercheur, sur la plage il n’est possible de se montrer et de voir les autres que dans la mesure où le regard n’est pas communicationnel. Le regard se doit d’être inexpressif et désintéressé, il doit ignorer l’autre lorsqu’il survole son intimité. C’est-à-dire qu’il doit banaliser l’exposition de cette intimité en la désacralisant et en la protégeant dans l’anonymat. Il s’agit de rassurer en soulignant le caractère inoffensif du passage du regard. L’évitement du regard de l’autre et de toute entrée dans une communication est la condition de la préservation de l’anonymat de l’intimité. Le corps nu ou l’objet intime sont sacrés lorsqu’ils appartiennent en propre à un sujet, lorsqu’il sont personnalisés. Il est donc important de ne pas croiser le regard des autres de façon trop longue, car « le regard accorde socialement un visage » (Le Breton : 1998; 186). Le véritable échange de regard est associé à une entrée dans une intimité, il donne accès au visage, il personnifie l’intimité, il est un puissant agent d’interpellation. Or, voir la nudité d’une personne est réservé à des interactions particulièrement personnalisées et contrôlées (par exemple par l’appartenance au milieu familial, amical, conjugal ou médical). Tant que n’est pas donnée la garantie que l’autre ne convoite pas une prise sur une intimité, c’est dans les infimes variations des mimiques du visage, dans les mouvements des globes oculaires et des sourcils que se joue la décence. Il faut en outre considérer que cette dimension du regard marche dans les deux sens, car le regard inattentif participe aussi du registre de l’anonymat. Mais le regard appuyé, qu’il en soutienne un autre ou bien qu’il s’attarde sur une partie du corps, engage aussi le voyant dans une personnalisation. Par l’intensité du regard se dégage une intention, un désir, qui donne contour et personnalité à celui qui regarde. Regarder « franchement » consiste donc aussi passer de l’anonymat à la personnalisation d’attributs sociaux (gentillesse, séduction, agression, voyeurisme, protection…).

On voit par ailleurs que dans certains cas l’intrusion peut tout de suite être réparée par la parole. En passant devant un groupe qui se restaure, lancer un « bon appétit » chaleureux, permet aussi de glisser un regard, qui sans cela serait intrusif. Par ce biais l’on peut regarder chacun des individus, ce qu’ils mangent, ainsi que l’ensemble des objets qui constituent leur campement. Par ce biais, un membre d’un groupe de jeunes hommes m’affirma : « des fois je mate franco, je m’en fous, je dis bonjour à tout le monde et puis je me rince l’oeil au passage. Je fais pas non plus le gros bourrin, mais tu vois, y’a une jolie nana bon ben tu mates et puis voilà, y’a pas mort d’homme hein, c’est la nature ! ». Outre la question de la convoitise, cette stratégie, éminemment courtoise et conviviale, permet une incursion ritualisée dans l’espace de l’autre. Par ce biais on pourra par exemple obtenir de fines informations sur le matériel dont dispose un groupe, et, à l’occasion en faire un sujet de discussion.

Kaufmann met surtout en avant cette ritualité du regard qui cherche à éviter une trop forte intrusion dans l’espace intime (ou sacré) de l’autre. Il montre aussi comment cette ritualité rend possibles un voyeurisme et une exhibition atténués et dédramatisés. Or, sur la plage, la nudité est probablement beaucoup plus rattachée à la sexualité que sur le GR20. Ici l’on tend à minimiser cette association, non pas pour mieux la renforcer dans une logique de plaisir pris en contrebande, mais dans une logique qui en revient surtout aux valeurs de facilité, d’efficacité, de convivialité, et de « nature ». Ainsi, le couple de marcheurs évoqué plus haut disait-il : « on est en pleine nature, loin de tout, on va pas faire des chichis ici ! Moi je suis là pour la nature. Je suis naturel ». Ces personnes, adeptes du naturisme, se disaient conscientes de la gêne qu’elles pouvaient engendrer en regardant autrui ou en étant vues, mais elles revendiquaient un abaissement du contrôle de soi dans un but de bien être et de confort.

Il faut ajouter que l’intimité visible au cours des scènes de bivouac couvre un spectre beaucoup plus large que sur la plage. Il ne s’agit pas simplement d’une exposition plastique de la nudité, mais aussi de l’exposition de la souillure, registre beaucoup plus archaïque d’un point de vue psychique. Sur le sentier, ce n’est pas par le biais de valeurs esthétiques (beau, laid) que s’effectue le rapport à l’intimité de l’autre, mais surtout par un corps à corps avec le propre et le sale, le pur et l’impur. Si sur la plage, l’esthétique des jolis seins reproduit une esthétique quotidienne (visible notamment dans la publicité), sur les sentiers de randonnée, le rapport à l’intimité et à la souillure est différent de celui qui a cours dans le quotidien. « Ici on sent nos pieds, nos aisselles, je vois la saleté de tes doigts de pieds ! » me disait F1. De même, un jeune homme, répondant à un de ses compagnons alors que je menais un entretien collectif : « tout à l’heure je t’ai pété dessus en montant sur le rocher ! (Rires), on va pas en faire une maladie, on est dans nature ! ».

Ainsi, l’intimité exposée dans le rituel excursif ne peut être aussi contrôlée que sur la plage, où il est surtout question de la mise en visibilité de la plastique corporelle (seins, ventre, cellulite, abdominaux, bourlets, fesses, poils…). Ici le phénomène social ne consiste pas en une ritualisation des rapports visuels entre hommes et femmes au sein d’un espace fixe et « apnéique » (Urbain : 2002 b; 455). Il vise plutôt un ensauvagement par sollicitation des fonctions du corps. L’atténuation de la valeur sexuelle de la nudité me semble surtout pouvoir être considérée comme un renforcement de l’association entre soi et la sauvagerie.

En effet, les discours à caractère sexuel sont très rares sur le sentier, et il est assez remarquable que la séduction ou la rencontre d’un partenaire sexuel soient peu fréquents dans cet espace124 (ce qui est moins vrai au Brésil, où les guides – masculins et féminins – convoitent et sont convoités). Ainsi, l’un des membres du groupe de jeunes hommes cité ci-dessus affirmait : « on a remarqué un truc ici, c’est que les nanas étaient super-bien foutues, tu vois, c’est des sportives. Par contre, nous, rien, tu vois, rien, on y va même pas ! Bon c’est vrai qu’elles ont souvent un mec, mais rien je te dis, même pas une petite érection le matin ! trop fatigués ! On dirait qu’on a mangé du bromure ! Et puis on a moins envie, ça nous sort de la tête ! ». On peut préciser qu’ici l’exposition du corps féminin relève plus de la valeur « confort » de l’habillement, que d’une exposition rituelle genrée125. Bien que certains codes soient tout de même en vigueur et que la séduction et l’attirance soient toujours un peu présentes sur le sentier, le corps vu renvoie très peu au désir sexuel. De plus, ici la « beauté du nu » n’est pas soulignée par un maillot de bain, un paréo, un geste ou une posture. Elle peut être exposée de façon désaffectivée (il faudrait probablement dire non cachée), se révéler accidentellement lors d’un déplacement entre les douches et la tente, durant un mouvement lorsque l’on se change, par un trou dans un habit, par une transparence due à la transpiration ou par le fait que l’on pense à autre chose (fermeture éclair, boutons, position liée à un mouvement de corps dans l’action). Cette moindre importance de la visibilité du corps nu touche d’ailleurs les hommes comme les femmes, et la ritualité des regards concerne ces dernières de façon moins spécifique que sur la plage. Les codes corporels de la séduction et de l’exposition de soi, les valeurs esthétiques et les jugements sont moins métonymiques vis-à-vis de la personne que dans l’univers balnéaire. Ainsi, sur l’aire de bivouac, la nudité n’est pas au centre du rituel, elle n’est pas un enjeu particulièrement fort, ni n’est travaillée avec autant de finesse, d’habileté, d’ambiguïté et de violence que sur la plage.

L’intimité durant la randonnée n’est donc pas tant liée au visage ou à la nudité, elle touche certes au corps par ces aspects, mais elle renvoie aussi à la physiologie. En effet, marcher avec autrui fait rentrer dans son intimité kinésique, dans sa façon de se déplacer, dans les micromouvements de son corps. Après une longue marche en groupe, on saura reconnaître la manière dont la jambe d’un compagnon se déplie, sa façon de porter son sac, ou la courbure de son dos. « Si tu crois qu’après avoir eu ton cul en face des yeux pendant quinze jours je peux pas le reconnaître, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude ma vieille ! », disait une jeune femme à une amie au cours d’une conversation joyeuse et animée. Il y a donc une exposition incontournable qui fait que la proximité du corps de l’autre est banalisée. Mais cette banalité se heurte certainement à un socle sacré qui fait que l’intimité physiologique vue peut tantôt être cible de fous rires, tantôt être objet de gênes.

Ainsi, les toilettes communes exposent-elles à une des dimensions de l’expérience les plus cachées. Déféquer dans un lieu public laisse aux autres la possibilité de connaître des choses de soi qui ne se disent qu’avec précaution (cadre médical, personne proche…). Passer après quelqu’un aux toilettes, c’est avoir une prise magique sur son identité, c’est connaître quelque chose de hautement caché, refoulé, banni, par un processus de civilisation qui a créé ici une frontière entre animalité et humanité. Les humains civilisés sont censés ritualiser, privatiser et contrôler la sphère de l’animalité. Le sentiment de sauvagerie revient sur la scène de la randonnée lorsqu’il s’agit des excréments et de l’acte de déféquer. Ici la sauvagerie n’est pas associée à une maîtrise quelconque, mais à un accès à la partie la plus inconsciemment socialisée et la plus naturellement déterminée du corps. Ainsi, pour Le Breton (1998 ; 84) :

‘Dans nos société occidentales, la satisfaction des besoins naturels est enfouie dans la privacy, dans les comportements relevant de l’intimité, à l’exception parfois de la vie familiale, mais elle ne tolère pas en principe la présence d’un étranger. La miction ou la défécation sont des activités ordinaires, mais qui suscitent l’isolement afin de ne pas susciter la gêne pour soi ou pour l’autre.’

Que ce soit au sein des groupes, où, souvent très rapidement, les hommes (moins les femmes) n’hésitent pas à péter ou à roter en public, ou que ce soit dans les lieux publics (toilettes, douches) où l’on s’expose aux odeurs et aux saletés des autres, comme on y expose ses propres odeurs et saletés à la perception d’autrui, une certaine intimité est ici abandonnée au regard de l’autre. Certains, comme ce randonneurs, ne consentent à cet abandon que sous certaines conditions : « Moi je vais toujours au toilettes tard, quand y’a plus personne. J’aime pas quand il y a du monde, ça me coupe l’envie », dit-il en riant et en confessant il attendait parfois qu’il n’y ait plus personne à l’extérieur pour sortir d’une des cabines de toilettes. On voit aussi que cette intimité peut trouver une zone d’exposition acceptable à l’intérieur du groupe d’amis, mais qu’elle peut être très encadrée à l’extérieur. Ainsi, alors que je passais devant un groupe qui était en train de manger et qui ne m’avait pas vu, un adolescent rota bruyamment, et, me voyant, il se ressaisit en disant « oh ! pardon ». Suivit un fou-rire de la part de tous ses amis. Son acte était devenu inconvenant du fait de ma présence. Il en contrecarra l’aspect « impoli » par des excuses, et le rire de ses amis souligna la nécessité de désamorcer une situation où quelqu’un pouvait perdre la face (moi si je m’étais senti offensé, lui ou eux si je les avais rappelés à l’ordre).

Inversement, un autre jour, je faisais la queue pour aller aux toilettes. J’étais situé juste derrière deux jeunes hommes. L’un d’eux entra dans l’une des cabines. Il en ressortit en courant, la main sur la bouche, écarlate, pris par un énorme fou rire. Il indiqua le lieu à son ami, qui y entra à son tour et en ressortit dans le même état. Il était question d’une « œuvre d’art », d’« une sculpture haute en couleurs… et en odeurs ! » dont l’aspect général relevait d’une « performance qui [dépassait] tout espoir ». Ils étaient prêts à aller féliciter l’illustre inconnu qui venait de sortir des toilettes, mais en restèrent à rire de la situation pendant plusieurs heures, osant même quelques onomatopées lorsqu’ils se trouvaient à proximité de leur héros.

Il faut cependant considérer le fait que de nombreux marcheurs ne se plient pas à l’usage des toilettes publiques, préférant déféquer dans les environs du bivouac ou aux abords du sentier. Très rares sont ceux qui avouent « aller dans la nature », et très nombreux sont ceux qui dénoncent une pratique qui semble assez fréquente. Les coupables sont qualifiés de « dégueulasses », d’« irrespectueux ». Les randonneurs vont même jusqu’à considérer qu’un tel comportement est totalement contradictoire chez des personnes censées aimer la nature. Ainsi, dans la Chapada Diamantina, une jeune femme travaillant sur la valorisation de la culture locale, disait : « il y a des gens qui chient à côté du campement, ici tout près, cela veut dire qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce que veut dire respecter la nature ! ». Dans la conception de cette personne, comme pour de nombreux randonneurs, la nature peut être souillée comme peut l’être n’importe quel autre lieu du social.

Déféquer en dehors des endroits strictement ritualisés est un acte qui permet d’éviter la saleté polluante laissée par l’autre. Cela conjure aussi du fait que celui-ci puisse avoir une quelconque prise sur soi s’il assimile la déjection à notre personne. Cet acte aurait ainsi une fonction d’anonymat. L’évitement des lieux publics fait que la matière fécale est exposée le long des chemins (en fait derrière les rochers et les buissons proches126). Or dans ce cadre, les excréments ne sont pas particulièrement cachés de la vue des autres, ni non plus objets de rires comme lorsqu’il devient possible de voir et de désigner la personne qui en est l’auteur.

Les bivouacs sont donc des lieux de vie commune où des rites d’interaction concernant l’intimité sont présents, mais relativement atténués par rapport à d’autres lieux de loisirs où le corps fait l’objet d’une attention oculaire et posturale plus ambiguë (aussi obsessive que voilée). Dans le cadre du rituel excursif, les randonneurs sont exposés à une intimité qu’ils dédramatisent en faisant référence au mythe de l’individu, où « chacun fait ce qu’il veut » avec son corps, mais aussi en convoquant la naturalité de la physiologie. Le corps nu et ses fonctions biologiques sont gérés de façon « pratique », « sans chichis », « naturellement ». Il s’agit ici de rétablir un certain ordre sauvage où manger, déféquer et exposer ce qui dans le quotidien relève du privé, sont des situations normales qui relèvent d’une naturalité de l’humanité. Cette « déshygiénisation » semble consister en une désinhibition qui permet d’éprouver une certaine sauvagerie, interdite dans le quotidien. Pour le dire autrement, s’il y a quelque chose de communément repoussant à se rendre dans les toilettes publiques, c’est qu’il y a dans cet endroit quelque chose qui doit toucher à des plaisirs interdits et indicibles. L’érotisme de la défécation, et plus largement de la souillure ou de la vue de l’intimité, trouve certainement ici une scène où l’archaïque infantile rencontre l’imaginaire de la sauvagerie. Ici, ce qui d’ordinaire est replié dans une sphère réduite le plus possible au self, est assez violemment mis à plat et nécessairement pris en compte dans les interactions. La morphologie de cette vie sociale tend à une redéfinition des frontières proxémiques. La politesse du regard et des postures, tout comme le rappel de la tonalité conviviale de la pratique (le groupe d’adolescents, mimant des bruits de pets, riait en disant « ouais prrrt ! c’est con-prout-vivial ici ! On est prout tous potes ! Tiens tu veux encore des brocolis ! »), mais aussi comme le classement du biologique sous la valeur du naturel, font du bivouac une scène où l’intimité peut être vue de façon relativement dédramatisée car ritualisée. Peut alors être ressentie une condition commune, qui apparaît comme une « communauté de nature ».

Notes
123.

Pour Goffman ( 1974 ; 9), la face est « la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne d’action que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier. La face est une image du moi délinéée selon certains attributs sociaux approuvés, et néanmoins partageable, puisque, par exemple, on peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une bonne image de soi ».

124.

On peut noter en parallèle que les visuels utilisés pour la promotion dans les magasins Décathlon ne jouent pas du tout avec les esthétiques sexy, « provoc’ » ou « porno chic » qui marquent les autres champs de la publicité touristique. On peut aussi remarquer combien les codes en vigueur dans ces affiches ont trait à la famille hétérosexuelle, blanche et bourgeoise.

125.

Il y a certainement pourtant un peu de cela dans la mesure où continue de se produire une lutte féminine pour la participation au rituel. La participation du corps féminin aux activités sportives demande une transformation de sa mise en scène et des conditions de réception de celle-ci ; tout comme la pratique des seins nus sur la plage peut revêtir une dimension politique visant à transformer les rapports hommes/femmes.

126.

Certaine traces, laissées pratiquement sur le chemin, supposent une coordination collective où certains prendraient le rôle de guetteurs. Le groupe protégerait ainsi l’intimité d’un de ses membres.