Usage de la tente

L’installation se déroule donc au sein d’une ambiance que chacun négocie et cherche à incliner de façon avantageuse. Elle permet de préciser les intentions de chacun, de définir des préférences et des habitudes d’occupation (par exemple en termes de distance par rapport au centre du bivouac, de qualité d’ombrage…). Une fois l’emplacement de la tente choisi, les marcheurs vont souvent aménager l’espace alentour. Ils retireront les cailloux susceptibles de percer le sol de la tente et/ou d’être gênant pour le confort. Une orientation sera ensuite donnée à la tente, afin de jouer avec le sens du vent. Tous les randonneurs ne prêtent pas attention à ce détail de la même façon, mais il faut noter que pour certains, ces petits savoir-faire sont très importants. Ils savent en relever le manque chez leurs compagnons de marche ou chez les autres groupes. On remarque d’ailleurs que dans certains groupes, ce sont toujours les même personnes qui s’occupent de cette tâche. Un randonneur se moquait ainsi d’un de ses compagnons : « il est tellement maniaque, que moi j’ai laissé tomber, je le laisse faire, comme ça je ne me fais plus engueuler. Moi tu vois, je pose la tente et je dors, je m’en fous ! Lui il met une heure à choisir l’emplacement, c’est tout un rituel ! ». La technique qui est ici mise en œuvre est donc, pour une partie des randonneurs, particulièrement importante, car elle participe d’une image de soi maîtrisant un objet majeur dans l’équipement excursif, non seulement parce qu’il est le seul espace privé entièrement domestiqué dont on dispose, mais aussi parce qu’il s’agit d’un objet central dans la mythologie de l’équipement techniciste. L’individu trouve donc dans cette maîtrise une satisfaction qui est importante pour le sentiment de bien-être lié à l’installation.

Au Brésil, cette tâche est toujours assistée par le guide. Il veille à ce que l’opération se déroule sans encombre et sans mésusage du matériel. Il conseillera l’emplacement le plus adapté pour installer les tentes, et il en débarrassera cailloux et racines. Ainsi, lors de notre arrivée sur un lieu de bivouac, G1 travailla-t-il le sol avec une machette avant de laisser mes compagnes de marche y planter leur tente.

La tente est « un petit chez soi », le seul lieu où l’on peut se soustraire au regard des autres groupes et, de façon moins constante, à celui des membres de son propre groupe d’appartenance. Elle est un espace privé. Souvent, les couples s’y retrouvent car « quand on vit en groupe, on a besoin d’un peu d’intimité de temps en temps. Nous, on a remarqué que tous les couples [du groupe] se prennent des moments tranquilles dans la tente… pas pour faire grand chose, mais juste pour se retrouver un peu seuls ». La tente est aussi un espace de retraite où les personnes malades peuvent s’isoler et ne recevoir des visites que de temps en temps. Les personnes tristes, en colère ou de mauvaise humeur peuvent ici se replier sur leur monde interne.

Il faut noter que la privacité de la tente est relativement modulable, car on peut soit la fermer totalement, soit en moduler l’accès visuel. Le jeu des portes et des moustiquaires permet ces variations. Certains randonneurs préfèrent aussi ne pas installer le double-toit, afin de se sentir protégés tout en dormant « à la belle étoile ». Dans tous les cas, si l’exposition visuelle peut être totalement abolie, la tente reste une frontière poreuse en ce qui concerne les mouvements et les bruits. Si, de l’intérieur, on peut se sentir « dans sa bulle », et, de l’extérieur, ne pas savoir si une tente est occupée ou non, les sons ne sont pratiquement pas atténués. Ainsi, les marcheurs peuvent entendre ce qui se dit ou se fait de l’autre côté de la toile. Il n’est d’ailleurs pas rare de saisir des bribes de conversations, tenues entre personnes qui ne se doutent pas que leurs paroles sont audibles par d’autres. Ces moments peuvent être drôles et susciter des joies enfantines, car un mot sorti de son contexte conversationnel est très polysémique et se prête ainsi à des interprétations propres à satisfaire une ambiance particulière. Ainsi, les deux garçons dont il a été question plus haut à propos des toilettes, revinrent-ils, un soir où je bivouaquais et mangeais avec eux, dans un état d’euphorie avancée. J’étais avec leur troisième acolyte, et nous ne comprîmes que quelques bribes de ce qui s’était passé tant ils riaient. Il semblerait qu’ils étaient en train de parler, assez sérieusement, de digestion et de pets en revenant vers notre campement. Alors qu’ils passaient près d’une tente, un éclat de rire se serait fait entendre, suivi d’un second et d’un troisième. Surpris par cette animation, l’un des deux se serait en même temps pris les pieds dans une corde de tendeur, ce qui aurait éveillé une seconde tente, d’où émergea un grognement. Ils entendirent alors une voix endormie réprimander les personnes de la première tente, toujours hilares. Mais au lieu de s’excuser, leur réflexe fut de fuir en étouffant leurs rires, profitant de l’anonymat dans lequel ils se trouvaient.

L’espace possède donc une dimension ambiguë, car les apparences de solitude sont toujours trompeuses. Que l’on soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la tente, la privacité est toujours précaire et il est toujours possible qu’une oreille traîne d’un côté ou de l’autre de façon plus ou moins volontaire. Les bruits sont d’ailleurs des occasions de soupçon à ce sujet, car de l’intérieur on sait souvent reconnaître des bruits de déplacement ou sentir avec une certaine exactitude la présence de quelqu’un se tenant à proximité. De l’extérieur, d’infimes sensations auditives et de tout petits détails visuels (la façon dont est bombée une toile ou dont une porte est fermée) éveillent un soupçon quant à la présence d’un autre invisible. Ainsi, on peut remarquer que lorsque l’on se déplace sur le bivouac à l’heure où les randonneurs se couchent, les conversations peuvent moduler leur intensité sonore lorsque l’on s’approche.

Si nous avons vu que des comportements espiègles peuvent jouer avec ces frontières de paille, on constate aussi que la situation est propice à expérimenter l’état – presque bestial – d’être aux aguets127. Dans les deux cas l’imaginaire se trouve stimulé, puisque l’espièglerie permet de s’immiscer dans les espaces interdits du domaine de l’autre, et que l’« être aux aguets » se sent vu par une entité invisible. Les sons définissent un jeu dans lequel la vue est suspendue au profit d’une dynamique où chacun est un écouteur susceptible de devenir écouté. L’expression verbale peut alors se parer des atours de la naïveté ou de la nonchalance, et la réception peut se cacher sous les auspices de l’accidentel. On voit ici que la morphologie sociale du bivouac permet à tout instant de rappeler que les frontières entre soi et l’autre, entre l’intimité et la scène publique, entre le sauvage et le civilisé, sont précaires et en partie arbitraires. La précarité de la frontière de la tente peut permettre de percevoir ce qui se passe de l’autre côté, et cette intrusion, dans la mesure où elle semble souvent accompagnée d’une certaine effusion (le rire, la colère, l’amusement, l’indignation…), recèle quelque chose de la transgression d’un interdit. Alors, le rituel excursif suspend la rigidité ordinaire de la protection de l’intimité.

Ici, contrairement aux émissions de télé-réalité étudiées par Ehrenberg, l’intimité n’est pas médiatisée selon la logique du « terminal relationnel ». Elle n’est pas non plus soumise à des effets de style, de montage, d’angle de vue ou de sélection thématiques qui la mettent en récit. Elle n’est pas mise en image, et son exposition ne crée pas un lien social permettant aux individus de s’identifier, de s’orienter et de se construire une personnalité. Il n’est pas question d’une « distance qui fait lien » et qui viendrait remplacer le politique par la dynamique de l’image de soi. Il me semble que ces aspects ne trouvent pas leur place ici, car ce qui se joue sur l’aire de bivouac concerne probablement une intimité qui commence là où celle qu’expose la télévision s’arrête. Les scènes intimes ne sont pas sélectionnées, et en ce sens, elles ne relèvent pas de la promesse de « tout voir » ou de « tout dire » à l’antenne. Ici l’intimité est vue de façon éphémère, elle est plutôt devinée, entre-aperçue, pressentie, et toujours parcellaire. Jamais on ne saura tout d’une relation de couple, mais on entendra des bribes de conversation ou des bruits plus ou moins évocateurs. Jamais non plus la nudité ne sera totale, mais une partie du corps sera devinée ou entre-aperçue. Dans le rituel excursif ne se joue pas une esthétique de la profondeur, mais de la surface. Le corps et la vie ne sont donc pas mis en scène comme dans les phénomènes étudiés par Ehrenberg. Ils sont « crus », sauvages, souvent éphémères et parcellaires. En ce sens, ils revêtent une dimension de mystère sans suspens, contrairement à l’émission de télévision où l’on est médusé par l’exposition de l’autre, et où l’on s'attend à être rassasié par le « fin mot », par un dénouement paroxystique. La dimension pornographique (au sens d’écriture des règles de vie des « femmes publiques ») que travaille la télé-réalité n’est pas ici stimulée. Autour de la tente, se jouerait plutôt un jeu, – pas tout à fait érotique – où l’on se cache sans pourtant se soustraire complètement à la perception d’autrui. Ici, bien que l’on puisse désirer en savoir plus sur ce qui se passe à l’intérieur d’une tente, il s’agit surtout de se sentir en présence de l’intimité des autres. S’effectue plutôt un constat de ressemblance, qu’une identification à des personnalités ou à des situations. Ce constat tend au contraire à défaire l’énigme de la vie et du corps de l’autre. Il n’y a pas d’identifications à ses problèmes ou à son mode de vie. Ainsi, les randonneurs font l’expérience d’une « proximité qui fait lien ».

Les randonneurs sont en deçà de la publicisation de l’intimité décrite par Ehrenberg, car il n’y a pas de distance. La parole entendue est interceptée directement, souvent accidentellement ; le corps vu ou senti n’est pas exposé pour communiquer, il est perçu dans son aspect le plus vivant. Il apparaît brutalement, sans explication de la part de l’autre. Pour le présent travail, il me semble intéressant de considérer que, dans le rituel excursif, s’expérimente une communauté d’intimité.

Voir l’autre comme on ne le voit jamais dans le quotidien médiatisé permet de trouver des points de ressemblances qui échappent à la mise en scène. N’y a-t-il pas ici comme une approximation de ce que chacun espérait avoir enfin trouvé lorsque l’émission loft story a été lancée : l’autre à l’état brut, l’autre sans autre, l’autre au « naturel ». L’autre si peu médiatisé qu’il ressemble à une partie opaque de moi-même, à un substrat bestial et refoulé. En effet, lors de la sortie de cette émission, toute l’attention s’est focalisée sur cette question : les figurants sont-ils influencés par les caméras ? sont-ils « eux-mêmes » ? Derrière cette question, se profilait probablement l’angoisse de savoir à quel endroit allait être posée la distinction entre public et privé, à quel endroit une censure, un refoulement serait posé. Le spectre des caméras installées dans les toilettes ou dans la douche nourrissait les fantasmes, les inquiétudes et les dérisions (« il ne manquerait plus qu’ils installent… »). Si rien de l’autre ne pouvait plus échapper à mon regard, l’« intimité perdue » (Georges Bataille) qu’est la vie sans régulation de l’accès au corps de l’autre serait enfin rétablie. Le loft n’est évidemment pas allé si loin (en fait si près), et la tension put s’exprimer à partir d’une scène sexuelle dans la piscine. Image d’intimité bien peu novatrice au regard des instants où l’ennui, la faim, le désordre ménager et la pauvreté créative se donnaient à voir.

Dans le rituel excursif, n’y a-t-il pas à la fois quelque chose qui permet de se rapprocher de l’intimité de l’autre, et à la fois quelque chose qui permet de dédramatiser l’énigme de sa propre intimité, des secrets de sa propre vie corporelle et affective ? Voir que l’autre est aussi marqué par le mystère (car on ne sait jamais tout de lui) a pour implication de se rapprocher de ce mystère, mais aussi d’en partager le poids et les dangers. La vie du corps devient moins une affaire privée que dans les cas où l’exposition est construite et avance masquée. La reconnaissance de la similitude se situe sur un plan ou est perçue la dimension biologique et anatomique du corps humain. La communauté des randonneurs effleure un lieu où le corps humain n’a (presque) pas de sens. Dans ces conditions, l’autre devient un être familier inconnu.

Notes
127.

J’emprunte cette notion à l’Abécédaire de Giles Deleuze, qui en fait la principale caractéristique de l’animalité.