Dans la tente

L’espace de la tente est un espace précaire qui ne protège que du regard et des intempéries. Il donne une sécurité toute relative, puisque s’il donne le sentiment d’un isolement par rapport à l’extérieur, il rend aussi aveugle à tout ce qui s’y passe. Les bruits de la nuit peuvent alors devenir anxiogènes, car l’imagination s’en empare et leur donne un caractère monstrueux. Mais les marcheurs parlent surtout des bruits de la nuit dans un sens naturaliste et contemplatif. Le silence est souvent noté et l’on affirme facilement que l’on dort très bien – « comme un bébé » – dans ces conditions. Nombreux sont ceux qui aiment entendre les oiseaux nocturnes, le bruit du vent dans les arbres, la présence enveloppante de la nuit. « J’adore dormir sous la tente ! Je suis bien emmitouflé dans mon duvet et j’écoute la nuit, tous les bruits, je sens qu’on est dans la nature, tu vois, c’est vachement agréable ! / Je fais des rêves plus calmes qu’en ville, avec des animaux » me disait un randonneur. Sensation de soi et sensation du monde alentour, la nuit en camping renvoie à une esthésie bien distincte de celle du quotidien urbain. Certains randonneurs trouvent parfois le silence montagnard oppressant : « c’est un silence à couper au couteau ! » affirmait une marcheuse.

Parmi les sensations propres à la nuit, il y a celle de la dureté et de l’inégalité du sol, que les randonneurs sentent à travers leurs minces tapis en mousse. Les premiers jours sont souvent vécus comme une phase d’adaptation et les premiers réveils sont souvent accompagnés de douleurs et de raideurs qui s’estompent avec le temps. Ainsi, le repos musculaire dont les marcheurs ont besoin prend ici une forme exceptionnelle, puisqu’il ne consiste pas en une fin de l’épreuve corporelle, comme lorsque l’on fait du sport dans le quotidien. Au contraire, si dormir en tente est valorisé en tant qu’immersion dans la nature, cette immersion reste, du point de vue du corps, une épreuve. « Au début on a mal partout », avancent de nombreuses personnes. Le contact direct avec le sol et l’étroitesse de l’espace sont deux dimensions qui font éprouver aux randonneurs une absence de confort. Chacun, en sentant « la bosse qui empêche de dormir », revit le conte de la Princesse au petit pois : la confirmation d’une provenance sociale plus élevée, plus sophistiquée, plus sensible. En miroir, se définissent ici le rude, le mato (forêt), le sauvage. Se plaindre de ses douleurs, souvent avec un certain amusement, presque une fierté, rappelle une origine, souligne la dimension extraordinaire de la situation autant que la capacité à y faire face. Être fourbu au réveil confirme le fait que l’on vit une aventure « à la dure », et que cette expérience est totale. Les marcheurs vivent ainsi une immersion profonde, qu’ils jugent sans tricherie, dans la sauvagerie.

Concernant le confort, pour de nombreux randonneurs, la rupture avec le quotidien est donc totale. Car ici tout est susceptible d’empêcher un bon sommeil : le sol, le froid, la lumière du jour, le bruit à l’extérieur, les voisins de tente, l’étroitesse du sac de couchage, la faim. Cette expérience de la précarité conduit alors à des rêveries de confort, puisqu’il est fréquent de voir les marcheurs jouer à lister tous les objets ou les actions qu’ils désirent faire au retour. Prendre un bain chaud, dormir, notamment devant la TV, « faire une bonne bouffe » ou « aller chez la manucure », arrivent souvent en première place. Ainsi ces actions quotidiennes prennent de la valeur par l’expérimentation de leur absence.

L’espace de la tente est aussi un espace de promiscuité. Installés à plusieurs sous la toile, les marcheurs sentent le corps de leurs amis et parents. Qu’il s’agisse des odeurs, dont on s’amuse et se moque à loisir, ou bien du corps de l’autre que l’on touche, les marcheurs font deux expériences peu communes, car les odeurs et les contacts sont généralement très encadrés par une ritualité ordinaire qui tend à bannir les premières et à éviter les seconds. Or, dans cet espace, la ritualité se transforme, les rires sont souvent de mise pour réparer, souvent à l’avance, toute intrusion dans l’espace proxémique de l’autre. Car les intrusions sont inévitables dans de telles circonstances, et l’on entend les randonneurs reprocher à leurs compagnons de tente, souvent avec ironie et humour, d’avoir « pris toute la place », ou de s’être « collé contre moi ». Souvent aussi des positions curieuses sont décrites : « je me suis réveillé au milieu de la nuit, il avait carrément ses pieds sur moi ! », ou « il a mis sa tête sur moi et il ronflait, tranquille ! ». La détente des règles rituelles ordinaires est donc effective dans cet espace d’intense présence du corps de l’autre.

Il faut considérer que cet espace exigu consiste aussi en une coordination des cultures matérielles de chaque marcheur. Souvent, les membres d’une même tente se répartissent le travail d’installation de façon fixe. Ainsi, F1 faisait-elle passer le matériel à l’intérieur, alors que F2 organisait le couchage de chacune des trois amies. En général, les sacs sont laissés à l’extérieur, sous l'auvent et entre le double toit et la chambre de la tente. Pourtant, un certain nombre d’objets seront emportés à l’intérieur, et, s’il pleut, c’est tout le paquetage qu’il faudra incorporer à l’espace domestique. Une subtile économie de l’espace et des mouvements qui y sont possibles est alors élaborée. Il faut en effet prendre garde de ne pas cogner ses compagnons de chambrée. De même, il faut être attentif à ne pas désorganiser l’agencement des choses, qui est souvent conçu de façon à maximiser l’espace disponible pour les corps. Il faudra éviter de perdre la lampe de poche, mais aussi d’égarer des objets fragiles (lunettes, appareil photo, miroir…) dans ce qui ressemble souvent à une mer de tissus. Il faudra encore veiller, s’il pleut, à ne pas créer des gouttières en laissant des affaires toucher la toile de tente. Dans ces conditions, tout mouvement et toute action met en œuvre un savoir pratique toujours attentif à ne pas provoquer de dégâts ou de désordres.

L’espace de la tente est un espace pur, que l’on doit préserver de la souillure. Bien que la saleté corporelle y soit admise sous certaines conditions rituelles comme le rire, l’humour ou l’injonction pratique, la saleté provenant de l’extérieur est, autant que faire se peut, proscrite. On essaye de ne pas mettre en contact des habits sales avec cet espace de propreté. Les randonneurs ne rentrent donc que rarement sous la tente sans avoir au préalable vérifié leur degré de pureté. Si les chaussures sont presque systématiquement bannies, les excursionnistes éviteront aussi de pénétrer dans ce lieu avec un pantalon sale, et, s’ils n’ont pas pris de douche avant, ils changeront tout de même de vêtements avant d’aller dormir. Il faut enfin considérer que les bêtes sont proscrites de cet intérieur. Nombreux sont les randonneurs qui veillent d’abord à l’exclusion des moustiques. La plupart organisent aussi une chasse avant de dormir, afin de s’éviter les désagréments d’une présence bestiale ou d’une saleté dans cet espace rassurant et pur.

Enfin, dans cet espace de pureté, les marcheurs trouvent un certain répit qu’ils peuvent qualifier de « repos du guerrier ». Ils y arrivent souvent exténués, « mort de fatigue ». Ils viennent y chercher un ressourcement, une régénération de leur force. Malgré sa précarité, dans la tente, ils peuvent se plonger dans un sommeil réparateur.