Nous avons vu que les groupes de marcheurs ne se côtoient qu’à de rares occasions, et souvent assez brèves. Il semble aussi que la fréquence et l’intensité des interactions diminuent avec l’augmentation de la taille des groupes. Cet aspect « sociofuge » est à mettre en lien avec le « mépris paradoxal », que Jean-Didier Urbain (2002 a) définit comme « celui que le touriste se porte à lui-même » (p. 121). Ce mépris se manifeste dans le fait de considérer que l’autre est toujours le « mauvais touriste », le toutou, le doryphore, le beauf… Le discours anti-touristique est souvent celui de personnes se considérant comme des voyageurs plus nobles que les autres. Il condamne l’autre touriste, souvent de façon radicale, pour éviter toute comparaison, notamment sur les aspects grotesques et honteux – bien qu’incontournables –, liés à la sortie du monde ordinaire connu (maladresse face à l’étranger, mésusage de la culture de l’autre, individualisme, voyeurisme, impérialisme, recréation d’habitudes quotidiennes, violence symbolique, distinction…). Tout se passerait donc comme si chaque touriste rêvait d’être le premier touriste. Comme le note Urbain, ce rêve est mis à profit par les agences de voyage, qui présentent souvent des publicités où un personnage seul, parfois un couple, jouit dans un espace d’avant l’arrivée des autres. La rêverie touristique invite donc à se prendre pour un « prétouriste » (p. 127) vivant une expérience universellement désirable.
Or, l’auteur de L’idiot du voyage (Urbain 2002 a) note que « si le touriste a horreur du touriste, il n’est généralement pas un voyageur solitaire. Son désir de différenciation le conduit moins vers la solitude que vers des grégarités spécifiques, des tribalismes prenant parfois des allures de clans ou de sectes » » (p. 131). On peut constater avec cet anthropologue que les distinctions s’expriment d’abord par le biais du choix de la destination (p. 124). Chaque lieu touristique tend à se constituer comme un espace social informel, parcouru par des visiteurs dont les caractéristiques socioculturelles sont relativement homogènes. Ces groupes sont informels car les touristes tendent à refuser de reconnaître du même dans l’autre128. Ils radicalisent leurs semblables comme autre et refusent de considérer les ressemblances, ce qui est un bon moyen de projeter et de mettre à distance la honte de soi. Rendre l’autre radicalement autre est donc une opération de purification de soi. Il me semble qu’il y a ici une piste à explorer, car la sociabilité « autocratique », fortement distinctive, choisie par les marcheurs me semble porteuse d’indications quant à l’affectivité recherchée dans cette expérience.
En premier lieu, la critique de l’autre a une fonction de définition de soi. Dire ce qu’est l’autre, et plus encore, dire du mal de ce qu’il fait, c’est se poser en symétrique inverse. Sur le GR20, il est fréquent que l’équipement de l’autre, ou bien la façon dont il s’en sert, soit une cible de dénigrements ou de mépris. Un sac mal équilibré, une paire de chaussures de mauvaise qualité, ou bien l’installation mal finalisée d’une tente, peuvent être repérés et discrédités par les marcheurs. Se faisant ils se considèrent, ou jouent à se considérer, comme exempts de ces fautes. Celui qui repère ce que l’autre ne voit pas, gagne du prestige. Après une courte interaction, il est fréquent que la personne qui aura été en contact avec un autre groupe revienne vers son propre groupe avec des informations sur leurs homologues. Quelques remarques distinctives pourront être glissées dans la conversation : « ils ont un GPS ! », « ils sont vachement organisés, ils se couchent à 9h30 ! ! », ou, vu de l’autre groupe : « là-bas c’est un bordel ! Ils ont pas encore commencé la bouffe ! »…. Parfois l’attention à la distinction fera conversation. Ainsi, dans mes entretiens, reviennent souvent des descriptions d’autres marcheurs, différents de soi. Ces descriptions permettent de se définir par opposition. On note par exemple que les marcheurs aiment à se considérer comme ouverts, conviviaux et francs. Or, ces identifications semblent autant partagées que la règle d’évitement et de distinction. Le mécanisme de critique de l’autre au sein d’un espace relativement homogène, relève de ce qu'Urbain nomme « le paradoxe du porc-épic » (Urbain : 2002 b ; 300) : « Quand l’hiver est glacé, les porcs-épics tentent de se rapprocher pour se procurer de la chaleur. Ils se piquent donc et ne peuvent ni tout à fait vivre seuls ni tout à fait vivre en commun. Ils sont ensemble sans l’être tout en l’étant ». Sur les sentiers, le paradoxe consiste donc en une double tendance : d’un côté, les randonneurs recherchent la promiscuité et l’homologie sociologique, d’un autre côté, ils mettent en place des stratégies de distinction extrêmement affinées, et souvent radicalisées (mécanisme comparable à l’affrontement sportif, qui fait de l’adversaire un autre, bien qu’il partage les mêmes règles du jeu, les mêmes stratégies, les mêmes techniques du corps).
Cette attention portée à la différence peut devenir un facteur d’échanges et d’autocritiques. Sans annuler la distinction, elle peut donc faire lien. En effet, les randonneurs aiment à parler de leurs techniques, de leurs « petits trucs », des infimes variations qu’ils font subir à la normativité techniciste de la marche. Les petits bricolages (du sac), les retouches (d’un vêtement, d’une tente), les solutions pratiques (ne pas prendre de fourchettes et d’assiettes, mais seulement des cuillères et des bols), les tours de main (faire des nœuds) et autres astuces (pour ne pas avoir froid), sont mises en circulation au cours des interactions avec l’autre. Elles permettent d’accomplir une subjectivation par l’élaboration d’une singularité au sein d’un ensemble assez homogène. Elles sont aussi des occasions d’afficher et de parfaire un savoir techniciste. La logique de distinction est donc au cœur des échanges entre les randonneurs, mais elle permet aussi des rapprochements, car la différence s’expose et intrigue.
En second lieu, il faut considérer que la distinction a un rôle de préservation d’une vie ensemble. Elle favorise un repli du groupe sur lui-même, une concentration sur un noyau jugé important, voire vital. Ainsi, de nombreux randonneurs mettent en avant leur plaisir de partager une expérience forte avec des personnes chères – famille ou amis. Car les groupes de marcheurs ne sont presque jamais constitués aléatoirement. Il semble qu’il y ait, dès le début du projet de marche, une volonté de « se retrouver » en famille ou entre amis. En France comme au Brésil, cet argument est très présent : le rituel excursif permet de vivre une sociabilité forte, au cours d’une expérience engageante d’un point de vue physique et émotionnel. On comprend alors que dans de nombreux entretiens, les marcheurs aient pu distinguer des groupes à l’intérieur des groupes : « on marche à sept, me disait une femme (F9), mais c’est trop », et, s’adressant à l’une de ses amies (F10) : « en fait, c’est surtout avec X et Y qu’on a des difficultés, et comme par hasard, c’est ceux qu’on connaît le moins ». Elle m’expliqua ainsi que le groupe était constitué de cinq amis qui avaient étudié ensemble, et de deux « pièces rapportées ». Pour le « noyau dur », il n’y avait aucun problème, mais avec les autres, « on est pas sur le même rythme, on se comprend mal ». Dans ces cas, on peut noter que la relative étrangeté de certains est opposée à la force agrégative d’un groupe originaire.
De même, dans le cas des groupes familiaux, les valeurs d’entraide, d’effort, de partage et de transmission d’un patrimoine familial, sont mises en avant par les parents. Ainsi, de nombreux adultes considèrent que la randonnée revêt un rôle éducatif, ce qui génère parfois des pleurs et des crises. Il s’agit d’une forme de consolidation du groupe, d’une épreuve commune qui permet de vivre une modalité familiale singulière. Dans le cadre distinctif, la famille peut affirmer un caractère propre, et, partant, une cohésion. Dit autrement, ici peut se vivre, dans sa complexité, l’amour familial. On voit d’ailleurs souvent les enfants ou les adolescents revendiquer avec fierté l’apprentissage d’un acte, d’un savoir ou d’un savoir-faire valorisé par l’un ou l’autre des parents (porter un sac d’adulte, savoir monter une tente, faire la cuisine, être poli, aider un membre du groupe…). Le rituel excursif tend donc à resserrer des liens que les marcheurs jugent menacés par le quotidien. « La routine, le boulot, les activités des uns et des autres, ça fait que des fois on ne se voit pas de la semaine. En semaine je cours tout le temps et le week-end les filles ont leurs activités, alors on a besoin des fois de se retrouver ensemble à faire la même chose. / La famille c’est extrêmement important pour moi, mais le rythme qu’on mène dans notre société peut la fragiliser. Alors il y a des moments où il faut laisser tomber le reste, même si ça ne plait pas toujours (Rire. Il fait allusion à l’une de ses filles qui voulait partir en vacances avec ses amis et qui a dû repousser son départ pour « rester en famille ») et revenir à des choses fondamentales, comme le partage, le calme… et puis ce qu’on disait tout à l’heure : se retrouver face à soi-même, c’est très important, ça », m’expliquait un père de famille. Nous voyons que pour lui, la pratique familiale est cruciale et qu’elle permet, entre autres, de faire advenir (ou d’encadrer) un rapport subjectif qui va de soi à soi (« se retrouver face à soi même »). La dimension régénératrice des vacances semble donc concerner autant le sujet que les liens qu’il entretient avec ses proches. Dans le cadre familial, elle peut prendre un aspect pédagogique.
L’expérience vécue ensemble fera d’ailleurs date, elle entrera dans le registre des souvenirs que l’on garde et que l’on échange des années durant. Ces moments sont à la fois objets d’identification, marqueurs temporels et liens communiels. Ils fonctionnent comme des repères dans le temps, comme des objets de distinction vis-à-vis des autres membres de la société, et comme des outils d’affirmation et de renforcement d’un lien social jugé essentiel : l’amour familial ou amical. Ils permettent d’élaborer des « mythologies familiales », où chacun est associé à un rôle, à un caractère ou à des compétences spécifiques. Le groupe se fabrique ainsi une histoire, autour d’événements marquants.
Conformément au « paradoxe du porc-épic » les stratégies de distinction élaborées par les randonneurs couvrent un cœur aimant. Amour de soi, amour de sa famille ou de ses amis, amour d’un groupe d’appartenance et d’une classe sociale, sont vécus en même temps que sont héroïsés chacun de ces cercles de sociabilité. Ici s’exprime à la fois une volonté de singularité, d’identité, c’est-à-dire un refus d’être assimilé, confondu, « amalgamé », aux autres, et, à la fois, un amour de ces autres auxquels on doit tant, car ils nous reconnaissent et sont si proches qu’ils nous invitent à nous singulariser jusque dans le détail de notre personnalité. La pratique, le « faire ensemble », est doublement performant : il permet à chaque marcheur de se sentir singulier, sans pour autant se sentir seul ou isolé. Il en va de même pour chacun des cercles de sociabilité dans lesquels les marcheurs s’inscrivent. La famille, le groupe des randonneurs, la classe sociale, voire la nationalité, sont héroïsés par opposition à d’autres groupes de même niveau : les autres familles, les autres touristes (ceux qui vont à la plage), les autres classes sociales (les beaufs, les patrons), les autres nationalités (Anglais et Allemands, qui sont soit trop équipés, soit trop méthodiques, soit tout blancs et couverts de crème solaire…).
La recherche de distinction doit donc être considérée en même temps que la recherche de liens forts avec des personnes aimées et que l’affirmation d’une sympathique convivialité avec les autres marcheurs. Si la présence des autres est toujours relevée et si l’on s’en plaint ou s’en moque facilement, il faut aussi voir dans cette combinaison entre isolement et grégarité une confirmation de l’importance de l’imagination et du mythe. L’envie de nature (qui est une motivation forte, sinon la première), le besoin de calme et de solitude, le besoin d’isolement, sont des valeurs qui ne peuvent être comprises que par leur caractère mythique, car la réalité excursive est beaucoup plus grégaire que les marcheurs ne l’affirment. Or, comme le rappelle Jean-Didier Urbain à propos de l’apparente contradiction balnéaire entre le désir de solitude et le fait de se rendre sur des plages surpeuplées, il faut garder en tête que « si « la fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel »129, nul doute en ce cas qu’il a ici beaucoup à faire ! » (p. 290). Les valeurs mythiques de solitude et de cordialité doivent donc être suffisamment prégnantes pour que les marcheurs aient à la fois le sentiment de vivre une expérience unique et le sentiment de s’insérer dans un espace convivial, ouvert et solidaire.
Il est probable que l’intensité du vivre ensemble, avec ses proches, et que celle du vivre à côté des autres, tendent à faire oublier les distinctions, les distances, les mépris et les moqueries. Car, durant la majeure partie du temps, celui de la marche, le groupe est seul, et, dans ce cadre, l’ambiance consiste en une expérimentation d’un lien social fort. Le partage de l’effort, le fait de vivre ensemble une épreuve physique, le partage du silence, de la faim, de la fatigue et de l’oubli, comme le partage d’une expérience paysagère quasi permanente et le partage d’une joie de vivre le présent, sont au cœur du rituel. Ils sont des facteurs constitutifs d’un lien social fort. Chaque groupe vit ce lien intense de l’intérieur, entre soi, pendant la marche. Cette expérience est vécue par tous les groupes en même temps, sans pour autant être vécue ensemble.
Ainsi, il y a dans la randonnée un bonheur. Il se dit, mais se détaille avec difficulté : les marcheurs sont contents. Ils aiment ce qu’ils font et ils aiment le faire avec les personnes qui les accompagnent. Fréquemment ils disent que sans leurs amis ou leur famille, ils leur manquerait quelque chose. Ce quelque chose se présente comme une donnée qui est plus qu’une présence ou un partage, mais n’est pas non plus une fusion. Il s’agit d’un sentiment d’être ensemble et d’être soi… Nous retrouvons ici la célèbre phrase de Mauss : durant la marche, au sein d’un groupe fortement intégré, les randonneurs vivent des « instants fugitifs où ils prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur place vis-à-vis d’autrui » (Mauss : 1997 ; 275). Une sociabilité brute, vitale en ce qu’elle ne doit rien à la survie et à l’utilité, est vécue au présent, comme une évidence. Elle est aussi difficile à définir qu’elle est facile à reconnaître lorsqu’elle est vécue. Elle consiste en une joie et en une félicité qui tendent à donner une teinte affective positive à l’ensemble de l’expérience et de son cadre.
L’importance de cette expérience, – que l’on peut qualifier d’amoureuse – se lit aussi dans les remarques qui m’étaient faites lorsque je marchais seul. En effet, les randonneurs trouvaient étrange que je ne partage avec personne mes journées de marche. Si l’argument de la dangerosité était souvent d’abord mis en avant, mes interlocuteurs considéraient qu’il devait manquer quelque chose à mon expérience. Sans arriver à le décrire avec précision, il leur semblait que l’expérience se trouvait appauvrie si elle n’était pas partagée. Certains disaient que « tout seuls » ils auraient peur. Si je leur répondais que l’on est rarement seul sur le sentier, et surtout pas dans les endroits les plus grandioses (qui sont des lieux de pause et de repas), quelque chose de mon jugement ne leur convenait pas. De toute évidence, « solitude » et « être accompagné » n’avaient pas la même signification pour eux que pour moi. Si pour moi, marcher seul était une occasion d’enregistrer mes observations sur mon dictaphone, pour eux, marcher en compagnie renvoyait à une sociabilité plus intense que celle de la présence accidentelle d’un autre indifférencié.
Enfin, on peut saisir l’expérience amoureuse du groupe dans les déceptions que vivent les marcheurs avec leurs amis. Car, parfois, le partage de l’expérience excursive ne se passe pas comme prévu. Sur un plan social, elle peut d’ailleurs très mal se terminer. Ainsi, un randonneur m’expliqua que lui et son épouse avaient un jour décidé d’initier un couple d’amis à la marche. Au bout du second jour, des tensions se firent sentir : « je ne sais pas, on était plus d’accord sur rien. Mon ami ne supportait pas que je lui donne des conseils, sa femme trouvait qu’on était des forcenés de la marche militaire. Moi je l’ai vu sous un jour inconnu : elle comptait tout, se plaignait tout le temps. Après il y a eu des histoires de sous, finalement au bout d’une semaine de vacances, on ne pouvait plus se voir ». Pour ce groupe, et dans le souvenir de cet homme, il semble qu’une goutte d’eau ait fait déborder le vase : « on s’est perdus et il s’est mis à pleuvoir ! Rien de grave, mais c’était impressionnant. On avait peur de l’orage. Ils ont eu très peur. On s’est gueulé dessus comme pas permis !… ». Pour cet homme, les conditions du voyage ont permis de voir des aspects inconnus de ses amis : « après-coup tu comprends mieux d’autres choses, comme la façon dont ils rangent leur maison, tu repenses à des histoires, des questions de pognon, ça change le regard ».
Cet exemple extrême, permet de saisir que l’intensité de la sociabilité peut aussi prendre la forme inverse de l’amour et devenir haine. Il arrive en effet que l’on voie des randonneurs s’isoler, après un moment de colère, exprimant une attitude excédée. Ainsi, F9 me décrivit son état face à l’attitude d’une des membres du groupe : « je ne sais pas ce qui m'a pris, je l’ai vue, comme ça, elle faisait rien, je voulais qu’elle me passe le bol, parce que je tenais la casserole dans la main et… je sais pas, d’un coup, c’est monté, j’ai cru que je la bouffais ! ». Hors d’elle, elle était partie s’isoler loin du groupe, maudissant cette « pièce rapportée » qui était « toujours à côté de la plaque ». Elle conclut en disant : « moi c’est clair que je ne pars plus avec eux. Je les aime beaucoup, mais on fera des pique-nique ou des barbecue, mais voyager, non ! ! ».
Inversement, il peut arriver que des marcheurs se lient d’amitié par l’expérience de la marche. Parfois, une personne inconnue du groupe est invitée par l’un de ses membres, et une amitié trouve ainsi un événement inaugural. Parfois, comme ce fut le cas pour H12 et F11, qui se sont rencontrés en faisant le tour du Mont-Blanc, une amitié naît d’une rencontre lors de la pratique : « on a tout de suite senti que ça collait bien. On a le même rythme ». Ces deux personnes se côtoyaient peu dans le quotidien, mais elles arrivaient à partager une amitié qu'elles jugeaient « peu commune », car circonscrite à la marche. Chacun avait trouvé en l'autre un partenaire « idéal » pour cette activité précise. Pourtant, H12, âgé de soixante-dix ans dut renoncer à poursuivre la marche au delà de la première étape. F11, dès le lendemain soir, avait intégré un groupe de quinquagénaires qui l’avaient « prise en stop ».
Il y a donc, au cœur des groupes, un faire ensemble, une action partagée entre personnes qui vivent un lien social fort. L’amitié, la fraternité, l’amour, participent d’un registre du partage où l’individu, par identification, construit et reconduit une identité. Parallèlement, à travers de petites distinctions, il élabore une position unique, une singularité qui le différencie des autres et qui le situe dans le monde commun. Ici peuvent s’opérer, par le biais de la technicité et de la performance, de la convivialité et de l’héroïsation, des mécanismes de distinction et d’identification.
Enfin, au cœur des groupes, se vit une impression de luxe. Au cours des entretiens, si les marcheurs insistent sur la mise à distance du superflu, de la futilité, voire, comme H1, de la luxure (qui se trouve sur la plage), s’ils considèrent « revenir à des choses essentielles », « naturelles », à des « sensations brutes » liée au fait « d’être en contact direct avec la nature », s’ils ont le sentiment de se ressourcer en étant attentifs à leur monde intérieur, et si l’expérience est considérée comme agréable et enrichissante, c’est que lors de la pratique, se vit une sensation de profusion et de plénitude. Le sentiment de sacrifier les fioritures qui cachent ce que les marcheurs désignent comme « vrai » (valeurs, sensations, relations), leur permet de s’approcher d’un état du social particulièrement intense, qui tient de la structure et de la structuration. En effet, les liens familiaux et les liens amicaux sont des liens qui structurent le sujet, qui l’initient à l’échange, au calcul, au choix, à la maîtrise des affects. Ainsi, si l’on peut considérer les vacances comme un rite de passage, c’est-à-dire comme une rupture qui mène à une renaissance, il faut constater que la phase liminaire est une phase à la fois marquée par le dépouillement et par l’effervescence.
Concernant le dépouillement, selon les randonneurs, le rituel excursif est épuré des contraintes sociales qui pèsent sur la vie professionnelle. Cette dimension négative de la vie quotidienne est directement mise en lien avec la société de consommation et les objets superflus qu’elle tend à faire idolâtrer. Dans leurs discours, les randonneurs cherchent à faire de leur pratique ludique une preuve concrète de l’adage selon lequel « l’argent ne fait pas le bonheur ». Mais, notamment grâce au jeu de la distinction au sein d’un espace social homogène, le rituel évite au sujet d’entrer dans une critique de soi qui pourrait être déstabilisante. Par ce jeu, il me semble aussi que toute critique politique portant sur la catégorie socio-économique des randonneurs est mise hors de portée. De ce fait, la logique du rituel excursif renforce et reconduit un sentiment de légitimité, tant social et politique que subjectif. Au cœur du dépouillement, ce sentiment de légitimité me semble relever d’une effervescence, car il s’exprime en termes de « bien-être » et de « bonheur ». Sur les sentiers, les randonneurs affirment qu’ici, ils sont bien dans leur peau.
De plus, concernant l’effervescence, le rituel est riche de sensations et d’émotions que j’ai qualifiées de primaires : fatigue, faim, douleur, souillure, amour, distinction. Ce qui se joue ici pour le sujet, ou, plus exactement, ce à quoi joue le sujet dans cette situation, a quelque chose à voir avec la naissance. En effet, les randonneurs disent vivre une renaissance et une régénération durant la marche. En expérimentant leurs capacités physiques, en revenant à des rapports sociaux peu sexués, en approchant des interdits et des dangers (l’impureté, la nudité, la blessure, la faim, la mort…), les randonneurs rendent perceptibles et saillantes des dimensions primaires de la vie. Pour les adultes, il y a une réactualisation de l’expérience du monde dans ce qu’elle a de primaire. La recherche d’une vie de groupe particulièrement intégrée semble permettre cet accès, car ici, contrairement à la plage, la question de la sexualité est très peu présente. Du point de vue du sujet, les rapports à l’autre sont d’un ordre plus structurant. Les préoccupations individuelles sont à la fois moins « adultes » et moins infantiles. D’un côté, il y a moins d’enjeux liées à la beauté et à la maturité sexuelle qu’à la plage (Kaufmann : 2002 ; 264), d’un autre côté, la pratique est moins tournée vers la régression sécurisante, narcissique, quasi-suicidaire de la « topophilie balnéaire » (Urbain : 2002 b ; 449). S’il y a régression, elle conduit à une subjectivation primaire, à une construction de frontières identitaires qui établissent une discontinuité entre soi et l’autre. Le groupe de proches permet de revivre des relations primaires, corporelles, avec l’autre et avec le monde. Ainsi, la force du lien social des groupes semble encadrer cette visite que le sujet fait à l’intérieur de lui. Le rituel permet donc à des adultes d’approcher des rapports essentiels à la structuration du sujet, mais qui, dans l’ontogenèse, ont lieu dans des phases prégénitales du développement.
Ainsi, tant dans les rapports entre les groupes (évitement), que dans les rapports à l’intérieur des groupes (proximité), tente de s’accomplir une désexualisation de l’identité, une exploration du monde d’avant le plaisir génital. Il ne s’agit donc pas tant d’une régression que d’une excursion au cœur de ses propres fondations : « il faut revenir aux fondamentaux, disait un père de famille, savoir s’écouter soi-même ». De même, de nombreux marcheurs disent, comme F1 et F2, que cette expérience leur fait « prendre conscience de leur corps ». Le rituel excursif est donc l’occasion de dénuder une structure afin de la régénérer et de « repartir sur de bonnes bases », selon ce même père de famille. Par ce biais, les sujets trouvent une forme d’assurance.
Jean-Didier Urbain utilise l’expression de refus du même.
(Barthes :1954, 217)