La mesure métrique est omniprésente sur les sentiers de randonnée. Ainsi, sur le GR20, les randonneurs connaissent le poids de leur sac130 ; ils savent avec exactitude à quelle heure ils sont partis le matin, combien de pauses ils ont fait dans la journée (ainsi que la durée de chacune d’elles) et l’heure à laquelle ils sont arrivés à l’étape suivante. Ils connaissent le nombre de kilomètres parcourus – ou à parcourir –, de même que la valeur métrique des dénivelés de l’étape passée, en cours et à venir. Les marcheurs français étudient avec attention les topo-guides qui décrivent avec minutie chacune des étapes. Ils se font ainsi une idée assez précise de l’effort à venir, en ayant recours à une description chiffrée, doublée d’une description textuelle. Ils se repèrent aussi sur des graphiques représentant les dénivelés positifs et négatifs que présente l’ensemble de la randonnée. Kilogrammes, minutes, heures, mètres et kilomètres découpent donc la matière, le temps et l’espace (longueur et hauteur) de façon métrique. Si l’on considère les calculs concernant la nourriture, on peut observer que l’énergie est elle aussi mesurée. C’est la dimension spatiale qui va retenir plus particulièrement mon attention.
Ce recours à la métrique permet d’orienter les marcheurs. Il donne des points de repère qui les situent dans l’espace, dans le temps et dans la difficulté de la condition bipède (le poids). Il est en effet remarquable que trois questions sont très fréquemment posées lors d’une rencontre entre les GRistes : combien pèse ton sac ? à quelle heure êtes-vous partis ? à quelle heure êtes-vous arrivés ? Une question sera réservée aux marcheurs qui viennent dans l’autre sens : c’est (encore) loin ? Si l’on sent qu’à travers ces questions s’exprime une volonté compétitive de se mesurer à l’autre, il me semble que se joue aussi ici une vectorisation de l’espace et du temps à partir de soi. En effet, lorsqu’un marcheur s’informe à propos d’une distance, il cherche aussi à mettre en forme du temps. La mesure de l’espace (ici/là-bas) est inséparable du mouvement du marcheur, de son désir d’aller vers, et donc du temps de marche qui relie deux points. Conjointement à l’institution d’un espace par la désignation d’un « ici » et d’un « là-bas », s’établissent donc un présent, un futur et un passé.
Sur les sentiers de la Chapada Diamantina, la mesure n’est pas recherchée dans un topo-guide, et le poids du sac n’est pas une question importante. Pourtant, les marcheurs sont aussi attentifs à leur position dans l’espace et dans le temps. F1 demandait souvent au guide des indications de temps, de distance et de difficulté. L’un de ses genoux la faisait souffrir et elle avait peur de trop le solliciter ou de le blesser. Elle se disait rassurée par le fait de savoir combien de temps nous mettrions pour gravir une côte, l’heure approximative de notre arrivée au campement, ou bien la difficulté à laquelle elle devait s’attendre durant la journée de marche. De même, au cours des excursions faisant partie d’un pack, mes interlocuteurs recevaient toujours des informations sur les temps de marche, les heures des repas, le timing de la journée. Dans le cas brésilien, la mesure métrique n’est pas directement produite par les touristes. Mais le fait que les guides y soient attentifs, tant pour informer leurs clients avant le départ, que pour leur donner des indications durant la marche, montre qu’elle est loin d’être absente. Elle est certes bien moins importante dans les échanges entre les marcheurs, qui préfèrent parler de leur expérience esthétique et de leurs douleurs corporelles. On peut noter que les noms des lieux sont par contre bien plus importants pour les marcheurs brésiliens. Si les touristes français aiment à se souvenir des lieux où ils sont passés (qu’ils ont « faits »), il est intéressant de voir que sur le GR20 ils auront plutôt tendance à compter les jours et à numéroter les étapes. Les Brésiliens auront plus facilement recours à la toponymie (souvent connotée dans le registre du folklore ou de l’exotisme) pour désigner les points géographiques traversés au cours de leurs aventures.
On peut considérer, en s’appuyant en partie sur les considérations phénoménologiques que Maurice Merleau-Ponty (1945 ; 290-351) a développées à propos de l’espace, que « l’être est synonyme d’être situé ». Or, la nature et le paysage sont immenses. L’espace, si l’on ne sait ni où l’on va, ni dans quelles conditions temporelles et énergétiques se déroulera notre mouvement, reste une abstraction, un infini, un « espace objectif » (p. 340). On le voit avec F1, cette non finitude est angoissante pour le sujet, elle ne lui offre pas de possibilité de se détendre pour profiter de l’instant présent. La marcheuse, en évoquant l’effroi de la blessure, me semble convoquer l’image de la mort, car l’espace dénué de repères nie toute subjectivité, toute cristallisation de soi en un point. L’espace, si l’on ne peut y établir un « point de vue », dilue le sujet dans l’infini, il forclôt le mouvement, s’oppose au temps. L’espace non vectoriel interdit l’ek-sistence. Le découpage cardinal, toponymique ou métrique permet de concevoir un mouvement entre l’ici, l’ailleurs, le présent, le passé et l’avenir. La métrique, dont Français et Brésiliens se servent pour découper leur propre corps, en poids, en taille et en âge, permet de ramener l’immensité à une appréhension immédiate, sensible et compréhensible. Elle sacrifie une part de ce qui nous dépasse pour nous permettre une existence et un mouvement dans l’incompréhensible (au sens d’impossible à prendre avec soi, d’impossible à appréhender). La mesure fait évoluer dans un espace sur lequel on a des informations à partir d’un « je » situé. Ce « je » situé est le point de développement d’une vectorisation de l’espace et du temps. Par ailleurs, la mesure et la toponymie nous placent dans une continuité sociale, dans une intelligibilité qui nous rappelle que d’autres ont appréhendé l’espace avant nous. Elles combattent donc à la fois l’immensité et la solitude. Par elles, le corps fissure l’infini et crée des situations propices à son mouvement.
Ainsi, la distance kilométrique entre deux points, et plus encore la distance entre le lieu où se situe le marcheur et l’étape suivante ou antérieure, met en attente et met en forme le temps. La distance travaille le désir en offrant la possibilité de s’imaginer là où l’on n'est pas, là où l’on n'est pas encore et là où l’on n'est plus. La distance entre la position présente, et la position à venir ou passée, semble alors relever de la dynamique entre manque et plaisir. Ainsi, on constate que les marcheurs oscillent entre des discours négatifs, où ils se plaignent de la difficulté, de la douleur, de l’effort qu’ils ont fourni ou qu’il leur reste à fournir (il peut d’ailleurs leur arriver d’être abattus, découragés, au bord des larmes), et des discours joyeux voire jubilatoires. La mesure de la distance me semble permettre l’actualisation de la dynamique entre désir, réalité, manque et plaisir. Car la mesure est symbolique, elle inscrit d’emblée l’expérience dans un monde culturel et langagier, et la pratique effective, le mouvement de la marche, fait sentir physiquement combien le plaisir passe par un corps à corps difficile avec la réalité. La distance est une mise en attente de l’ailleurs, elle met la marche en désir et promet la jouissance de « faire » ou « d’avoir fait » telle ou telle randonnée.
Les opérateurs de téléphonie mobile ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, puisqu’un certain nombre de publicités se sont servi de cette économie perceptive pour mettre en valeur cet objet hautement dépendant d’un quadrillage de l’espace. Ainsi, lors d’une pause sur un col, reprenant à leur compte une publicité connue, des marcheurs tentaient d’appeler leurs amis en commençant la communication par cette phrase : « devine d'où je t'appelle » (qui inverse l’habituel « t’es où ? »). La réponse à la question semble être : « où je veux ». En l’occurrence, dans le beau, dans l’impossible : grâce à l’équipement et à la métrique, mon corps a vectorisé et socialisé un lieu impossible, il l’a rendu joignable.
Pour les randonneurs, le point où l’on est, le point où l’on se rend et le point d’où l’on vient sont liés par un désir de mouvement. Les points de l’espace se répondent et leur jeu est plaisant. Il est ainsi très fréquent que des marcheurs, admirant un panorama, cherchent à repérer tous les points par lesquels ils sont passés. « Quand je pense qu’hier on était tout là-bas en bas ! » dit une dame à sa fille. À côté, un homme d’un autre groupe plaisanta en pointant un col : « moi, quand je pense que demain à la même heure on sera tout là-bas en haut ! (rires collectifs, car il faisait une grimace d’épuisement)… et qu’en plus on sera passés par ce point tout là-bas en bas ! [le refuge]». La conversation ne se poursuivit pas, mais il y avait à la fois quelque chose de joyeux et de résigné dans ces paroles. D’un côté, la mère tentait de dire à sa fille qu’il était plaisant de contempler le chemin parcouru, qu’elle trouvait saisissant de voir ce qu’elles avaient « fait » en une journée, et d’un autre côté, le marcheur montrait que cette contemplation permettait de rendre plaisante et désirable la projection dans l’avenir. Le désir se déploie ainsi sur les deux axes temporels. Et le plaisir est à la fois rétroactif et anticipatif.
La mesure, comme la toponymie, a donc une fonction d’orientation. Elle permet de se situer, de travailler l’élaboration du désir, et de se sentir en marche. Elle ramène le monde à une possible appréhension personnelle. Elle permet de s’imaginer ailleurs et nourrit le désir et le plaisir excursif. Nous retrouvons ici la pertinence de l’expression « faire le GR », ou « faire tel ou tel pays ». Si l’expression ne manque pas d’être la cible des critiques anti-touristiques, on peut cependant entendre qu’en deçà de la connotation coloniale ou consumériste, se dit ici quelque chose de fondamental : l’espace n’existe que dans la mesure où il y a une expérimentation corporelle subjective. Ainsi, pour Merleau-Ponty (1945 ; 132) :
‘La multiplicité des points ou des « ici » ne peut par principe se constituer que par un enchaînement d’expériences où chaque fois un seul d’entre eux est donné en objet et qui se fait elle-même au cœur de cet espace. Et, finalement, loin que mon corps ne soit pour moi qu’un fragment de l’espace, il n’y aurait pas pour moi d’espace si je n’avais pas de corps.Merleau-Ponty articule la question des projets moteurs à une structure du monde, à une universalité non humaine, naturelle : « je ne vis jamais entièrement dans les espaces anthropologiques, note-t-il, je suis toujours attaché par mes racines à un espace naturel et inhumain » (p. 346). Ces racines font que l’on perçoit le monde de façon non systématique, c’est-à-dire non pas comme une somme de connaissances objectives, mais comme une articulation sensible qui s’opère au présent entre le corps et le monde. L’enracinement dans le monde constitue une base à partir de laquelle donner sens à chaque expérience. Par cette connivence sensible, l’expérience parcellaire est intelligible, elle n’a pas besoin d’un savoir systématique et cohérent pour appréhender un détail du monde, car c’est le corps qui est contextualisant. L’unité de l’expérience n’est pas le fait d’une pensée classificatoire objective, mais d’un corps à corps, vectorisé par le désir, entre un sujet et les structures du monde. Les randonneurs font donc une expérience de l’espace qui est directement en lien avec des techniques du corps mises en mouvement par du désir. Ils sont la trame sur laquelle se détachent des formes.
La majorité des marcheurs pèsent effectivement leur sac avant le départ, mais on observe une tendance à augmenter cette valeur.