Survoler le paysage

Face à un paysage ouvert, il est fréquent que s’expriment des rêveries de vols planés au dessus du relief. Les marcheurs s’imaginent souvent en train de faire du parapente, du base-jump ou du deltaplane. Cette imagination me semble ancrée dans la dynamique perceptive décrite ci-dessus, car le vol imaginaire correspond à une mise en forme du désir de mouvement dans l’espace appréhendé corporellement. Le vol trace un lien entre un ici et plusieurs là-bas. Rêver d’être en vol détache des contraintes de la marche. Dans cette imagination, il n’y a plus d’obstacle pour arpenter le paysage et se rendre dans ses endroits les plus inaccessibles. Une falaise, un sommet ou une étroite combe sont des destinations possibles, rendues virtuellement accessibles par la force du désir. L’oiseau, sans jamais se perdre, accède aux « coins perdus » de l’espace sauvage. Tous les ailleurs sont pour lui des futurs envisageables, des lieux où il peut se rendre. L’oiseau symbolise aussi une aisance, une facilité de mouvement qui lui confèrent une qualité de parfaite adaptation au milieu. Il renvoie à l’image d’une symbiose, d’une puissance sauvage, sans contrainte ni effort – instinctive –, avec le milieu. Sa figure permet au rêveur de réaliser virtuellement un déplacement qui ne doive plus rien au corps humain : elle permet de s’évader de la bipédie. Une volition omnipotente et omniprésente se projette dans cette forme ailée qui se maintient entre ciel et terre.

La rêverie de vol est aussi une rêverie sensuelle de corps à corps avec le paysage. Le vol que les randonneurs imaginent est coulé, fluide, sans à-coups ni secousses, il se déploie dans l’espace et ne connaît de limites que celles du désir. Le vol plané est tout entier vision et sentiment océanique. Il figure un corps qui glisse et qui se tient en apesanteur, comme un corps qui nage se tient dans l’eau. Le vol rêvé est aussi vision, car il consiste en une perception distanciée, amortie, de la réalité. Hors d’atteinte des « embûches » dont est parsemé le sentier, il permet de ne plus être touché physiquement par le lieu. Le planeur est uniquement et intensément sentiment. Il vit, par l’imagination, des sensations qui ne doivent rien au contact avec le sol, mais avec une image amniotique de l’air qui l’entoure. Le planeur imaginaire s’engage dans une sensation de soi océanique.

La figure du vol consiste en une conduite de vertige, que Le Breton (2000) définit comme « un engagement ludique envers le monde qui culmine dans l’abandon relatif ou total de ses propres forces à celles du milieu environnant » (p. 22). La facilité prêtée au vol, l’aisance gracieuse et majestueuse dont est affublé l’oiseau, estompent la réalité du relief parcouru à pied. Si la rêverie de vol permet imaginairement de s’extraire de la condition bipède, elle renforce un état affectif dans lequel se vivent une élévation et une ascension. Sentiment de puissance et désir de fusion avec l’espace se combinent dans ces instants où les yeux du marcheur le transportent tout entier au-dessus du monde, dans cette zone liminaire où le ciel touche la terre. À l’angoisse de mort (être dévoré par l’espace) que peut susciter l’espace infini, peut donc répondre un fantasme et une sensation de maîtrise.

Or, comme nous l’avons vu au début de ce travail, la rêverie, le fantasme et l’imaginaire sont des conditions de l’expérience et de l’action. Ainsi, face aux vastes panoramas de la Chapada Diamantina, F2 déclara se sentir « une géante ». La mesure des formations rocheuses, l’étendue de la vallée que nous surplombions ainsi que l’immensité du ciel, l’invitaient à s’imaginer de taille comparable à celle de l’espace que nous parcourions. F1, comprenant le sentiment de son amie, évoqua une scène du film Le seigneur des anneaux, où des arbres géants se déplacent lentement dans une large vallée. F2 disait que le paysage lui faisait penser à « des tables de géants ». Elle s’imaginait assise sur l’un de ces monts et accoudée à cette autre montagne, comme on se repose sur un tabouret face à une table ronde. Dans cette rêverie, il me semble qu’en un même mouvement le corps propre est agrandi et que l’espace naturel est diminué. L’un et l’autre sont mis à la même échelle, ils se mesurent selon une même unité. Ainsi, le monde extérieur devient entièrement préhensible, il devient un espace corporel. De façon métaphorique, F2 se sent « de taille » à arpenter (ou affronter) l’espace gigantesque qu’elle a sous les yeux. Le désir trouve dans ce type de rêverie (géant, oiseau…) une ressource qui peut devenir motivation à poursuivre l’expé­rience bipède. Ces rêveries sont donc aussi une amorce de domestication de l’espace, car elles invitent à s’engager dans l’activité motrice. Elles permettent d’envisager l’espace comme un territoire.