Communication, distinction, compétition

La mesure est un prétexte pour communiquer. Elle permet aux randonneurs d’échanger à propos de l’expérience de l’espace. Ainsi, la mesure des distances (« c’est loin ? ») est une manière sociale de parler du déplacement de chacun, elle donne une unité commune pour communiquer et comparer des expériences qui se ressemblent. On peut noter que si la mesure, plus présente en France, est importante, la toponymie, plus présente au Brésil, est aussi à insérer dans cette appréhension phénoménologique du territoire parcouru. Si la première met plus l’accent sur le mouvement, sur le déplacement, et que la seconde relève plus de la désignation des points entre lesquels se déroulent les déplacements, l’une ne va pas sans l’autre. La mesure désigne l’étendue d’un parcours quand la toponymie propose des séries d’ « ici ». La première désigne et précise une action alors que la seconde signale une présence. Elles s’articulent dans le « faire » touristique. En France comme au Brésil, l’expression est la même : « on a fait les gorges de la Restonica », comme « a gente fez o Vale do Pati ». Le nom permet autant de désigner un lieu que notre présence en celui-ci. La mesure s’articule à la toponymie car elle permet de décrire des conditions d’accès, elle donne un aperçu de l’activité motrice nécessaire à la performance. Dans les échanges entre les randonneurs, la mesure et la toponymie permettent donc à chacun de parler de son vécu. Elles aident à exprimer et à comprendre ce que chacun a fait, est en train de faire, ou s’apprête à faire.

Il faut considérer qu’une série de mesures moyennes (poids acceptable du sac, temps de marche moyen, évaluation de la difficulté) est donnée par les topo-guides français, et par les agences et les guides brésiliens. Si la durée moyenne de marche donnée par le guide ou le topo-guide permet à chacun de se situer, il est important de voir qu’elle peut être pondérée. Le poids des sacs à dos, l’âge des marcheurs, voire même des indications météorologiques, donneront sens au fait qu’un groupe ait mis plus ou moins de temps que « prévu ». La durée moyenne d’une marche, donnée par une autorité (topo-guide ou guide), est un étalon autour duquel se situent des variations individuelles. Les autres variables métriques s’y combinent, ce qui a pour effet de complexifier et de multiplier les possibilités de singulariser l’expérience. Ainsi, les trois questions que se posent les marcheurs français (heure de départ, heure d’arrivée et poids des sacs), accolées à la mesure kilométrique de la distance, peuvent servir à comprendre au plus près l’expérience de l’autre. Par comparaison entre les informations données par l’autre, et le rapport que l’on a soi-même expérimenté entre son corps propre et la mesure objective d’une marche, s’effectue une conversion, une traduction. Si, dans un cadre compétitif, seule la mesure temporelle compte, dans le cadre du rituel excursif une série de variables viennent préciser la performance. Le poids des sacs, la qualité générale du matériel, l’âge des marcheurs et la taille du groupe, sont des variables qui viennent préciser la description de l’expérience. Ainsi, une personne m’expliquait que la taille du groupe ralentissait leur marche, « parce que chacun a son rythme, donc au final on cumule les temps morts, on s’attend tout le temps et on marche doucement ». De même, un randonneur se targuait-il d’avoir réalisé l’étape en un temps record, exploit d’autant plus notable qu’il disait avoir « un sac de merde ». La performance objective (temps de marche) peut donc être pondérée (majorée ou minorée) par des variables pratiques.

La comparaison effectuée dans l’écoute du récit de l’autre peut remplir une fonction identificatoire et distinctive. L’écart par rapport à la mesure étalon fait la singularité, il est un objet d’identification. Il est assimilé par le sujet comme étant une qualité propre. Cette variation établit, dans un double mouvement, une continuité par rapport à la norme, notamment du fait qu’il soit appréhendé selon une même unité de mesure, et une discontinuité par rapport à ce que la norme recèle d’indif­férenciation. De la compréhension de l’autre à la compétition il n’y a alors qu’un pas. Par exemple, alors que je terminais une journée de marche avec un groupe de trois jeunes hommes, nous fûmes accueillis par un autre groupe (avec qui nous avions « bu un coup » à la terrasse d’un refuge) par un commentaire provocateur : « alors c’est à cette heure-là qu’on arrive ? ». Vexés, mes compagnons, qui s’étaient demandé toute la journée si nous rattraperions les autres marcheurs, et qui avaient écourté une baignade au soleil pour cette raison, répondirent : « Ouais, mais on a pris le temps, on est partis super tard, on s’est arrêtés, on s’est baignés ! ». Entre ces deux groupes, s’était installée une certaine compétition dès le premier jour, avant qu’ils ne se soient jamais parlé. La veille, mes futurs compagnons de marche m’avaient dit : « ils vont être dégoûtés les autres, qu’on soit arrivés avant eux avec nos énormes sacs ». On voit ici que le poids des sacs majore la valeur de l’exploit, il donne à la performance singulière une plus-value prestigieuse, tant face à l’expérience réalisée par tous, que face à celle réalisée par des sujets qui n’ont pas d’arguments valables pour pondérer leur infériorité. Il est significatif que ce rapport social compétitif puisse primer sur d’autres plaisirs. En effet, sur le GR20, les marcheurs n’hésitent pas à sacrifier une pause paysagère, ou bien, comme ce fut le cas avec ces trois personnes, des instants de délassement dans la nature pour ne pas laisser penser qu’ils sont de mauvais marcheurs. « Question d’honneur, on n’arrive jamais les derniers », disait H14.

Le rapport métrique au temps offre un champ de possible à l’interaction avec l’autre. Il délimite un registre dans lequel peut se jouer de l’admiration envers ceux qui sont bien plus performants que soi ; du mépris, de la condescendance, de l’amitié sans compétition, envers ceux qui le sont moins. Se joue aussi de la compétitivité, de la connivence ou de la distinction exacerbée envers ceux qui sont de même niveau. Toute une gamme affective peut se déployer à partir de ce rapport métrique à l’autre. On comprend alors que dans le rapport entre personnes de même niveau sportif, si la métrique peut engager dans une forme de compétitivité, elle le fasse en établissant un cadre dans lequel peut s’exprimer de la violence. La mesure permet une dépense agonistique socialement admise, encadrée et valorisée. Elle médiatise un corps à corps avec l’autre. Elle permet de le battre, de l’« atomiser », de le « griller » ou de le « niquer ». Elle conseille toutefois que ces actions violentes soient déplacées dans le registre symbolique qui est le sien. Elle met en forme une violence, elle en socialise l’expression.

La compétition métrique me semble plus présente en France qu’au Brésil. Il y a certainement ici une intensité culturelle qui tient du cartésianisme. En effet, la métrique peut être conçue comme une domestication de la nature. Elle anthropomorphise l’espace sauvage, le force à marquer le pas. En ce sens, la métrique permet une victoire humaine sur la nature, elle lui retire de sa puissance, la réduit à une taille humaine, lui fait subir une reconversion dans le domaine du connu. Elle a une valeur collective. Pour le marcheur elle se comporte alors comme la voix du collectif. Elle s’adresse à chacun pour lui dire où il se trouve par rapport au collectif. En cela, elle fait de l’écart la marque d’une puissance personnelle. La singularité individuelle est donc donnée par les autres au travers de l’asservissement collectif de la nature. La force naturelle sacrifiée rejaillit alors sur chacun des membres de la communauté. La métrique établit donc un sacré sacrifié qui revient sous la forme d’une puissance qui se répartit de façon graduelle entre les fidèles.

Il y a une manière agonistique de dépenser cette puissance acquise dans l’écart vis-à-vis de la norme métrique. Comme nous l’avons vu plus haut, le tourisme en général, et la marche en particulier, sont marqués par une attitude distinctive, « sociofuge », par un mépris vis-à-vis du semblable. Regarder l’autre avec mépris, c’est tenter de le disqualifier en annulant son écart. Le jeu auquel les touristes s’adonnent avec délectation consiste à dire à l’autre que ce qu’il a vécu n’est rien, qu’il a fait comme tout le monde et que son expérience singulière n’est en fait qu’une grégarité de « toutou ». Sur les sentiers de randonnée, on voit ainsi parfois une personne guetter le retour de ses concurrents supposés pour leur faire la nique. « Je me suis posé là l’air de rien, sans rien dire ! Le mec est arrivé, il est passé devant moi, il était vert qu’on soit déjà là ! Dégoûté le mec ! » disait un marcheur très sportif à son ami qui montait leur tente à côté de mon emplacement. La compétition vise donc à abolir héroïquement la prétention héroïque de l’autre, elle cherche à le ramener violemment à la norme, à abolir l’écart qui le positionne vis-à-vis du collectif.

Une autre possibilité consiste à faire des alliances. Ainsi, un groupe peut-il « adopter » une personne seule, ou bien un groupe peut se former suite à la rencontre d’individus isolés. Dans ce cas, l’énergie est dépensée à la création d’un lien social nouveau. Chacun se sentant suffisamment assuré de sa propre différence, il ne cherche pas à la souligner ou à l’accentuer par le recours à la compétition. L’enjeu se situera ailleurs, dans la sociabilité. On voit que dans ces groupes, les encouragements et les marques d’affection, les soins portés aux autres, sont au cœur des interactions. La dépense se fait gentillesse, attention, amitié, joie et engouement. Dans ce cas, la métrique n’est utilisée que lorsqu’elle permet une valorisation de la personne : « elle a porté son sac toute seule toute la journée » insistait une dame auprès d’un homme de son groupe, qui marchait «pépère, sans compèt’ ». Cet homme, qui connaissait bien la montagne mais n’avait pas envie de « courir », avait réuni autour de lui et de son ami deux personnes marchant seules et un couple. Lorsque quelqu’un peinait dans les montées, il se chargeait de porter son sac à dos (le sien était léger car il dormait et mangeait dans les refuges). On voit ici que la dimension compétitive est désinvestie au profit d’une reconnaissance mutuelle et d’un lien affectif. Ces personnes, particulièrement avenantes, exprimaient une constante gaieté, une joie et une gentillesse presque compulsive. Entre elles régnait une ambiance d’entraide qui dissimulait mal une certaine angoisse vis-à-vis du fait « d’être à la hauteur » de l’aventure. Probablement que le défit lancé par chacun était plus personnel, comme le disait cette dame : « je suis venue pour voir si je tenais encore un peu la route ». Dans ce cas, la métrique, en tant que moyenne, permet de se mesurer au collectif tout entier, elle invite à un jugement immédiat et performatif de l’écart. Or, il me semble que l’usage qui en est fait pour soi-même est presque toujours avantageux. S'il est en effet très facile de faire l’étape en une ou deux heures de moins que ce que les topo-guides annoncent, les personnes qui se trouvent dans la norme s’en félicitent autant que ceux qui mettent plus de temps pondèrent et désinvestissent cette donnée comme unique indicateur de leur performance.

Si, concernant l’extérieur du groupe, la dépense est essentiellement orientée vers la compétition, à l’intérieur des groupes, la dépense vise surtout la consolidation de liens préexistants ou en cours d’élaboration. Ainsi trois « GRistes » (H16, H17, H18) qui marchaient en sens inverse du mien et avec qui je discutais lors d’une pause, n’en revinrent pas d’avoir passé vingt minutes avec un autre marcheur. Notre conversation avait permis à leurs « adversaires » de les doubler, ce qui n’était encore jamais arrivé durant tout leur périple. Ils se disaient contents d’avoir parlé avec moi, car ils aimaient « rencontrer des gens », mais de façon concrète, ils ne l’avaient jamais fait. Il avait fallu que je leur demande du feu pour allumer une cigarette, puis que je demande conseil à l’un d’eux au sujet de la photographie (il portait le même appareil que moi) pour que la conversation s’engage. Nous échangeâmes adresses et numéros de téléphone, comme si j’étais à présent un ami.

La compétition sportive, sans être absente, est moins prégnante entre les marcheurs brésiliens. Par contre, comme nous l’avons vu, une forte rivalité marque les relations entre les guides. Elle passe par la métrique, car le temps mis pour terminer un parcours est très important, mais la qualité de l’organisation, la connaissance du milieu, ainsi que le pouvoir de séduction sur les touristes, sont aussi très valorisés. Or, entre les marcheurs, il me semble plutôt que se joue une rivalité discursive où l’on énumère la collection des noms de lieux visités, et où l’on décrit ce qui s’y est passé. S’établit aussi une hiérarchie entre les personnes qui ont fait les excursions les plus « sauvages », notamment celles où l’on dort dans les anciens abris de garimpeiros, et ceux qui ont fait des circuits plus encadrés (usage de la voiture, nuit en pousada). Le nombre d’excursions et le degré d’immersion dans la nature sont donc des valeurs à partir desquelles s’opère un classement des expériences.

Il faut souligner que dans les récits d’excursions, les anecdotes qui ont trait au guide sont très importantes, et le fait que le guide soit un natif est particulièrement valorisé. F2 me rapporta une conversation qu’elle avait eue avec une amie juste avant son départ : « Elle a fait le Paty avec un guide qui habitait dans la vallée du Paty. Elle me disait que c’était génial, qu’il connaissait tout, il leur a montré les plantes et leur a fait goûter des fruits sauvages. Elle m’a dit qu’à mesure qu’ils s’approchaient de chez lui, le mec devenait comme un animal, il sentait les odeurs, commençait à marcher pieds nus, retrouvait son milieu naturel ». Ainsi, les compétences du guide, qui sont perçues comme un don, sont un objet de rivalité et de prestige pour les marcheurs. Lorsque le guide raconte des histoires locales, lorsqu’il montre sa maîtrise de l’environnement, ou, comble du prestige touristique, lorsqu’il invite les marcheurs chez lui et leur parle de l’histoire de sa propre famille, une valeur supplémentaire est revendiquée par la personne qui narre son expérience. Outre la performance physique et le nombre d’excursions effectuées, les marcheurs brésiliens gagnent du prestige par le biais de la performance du guide. Nous retrouvons ici une idée qui a initiée ce travail : les marcheurs français ont plutôt tendance à valoriser un ensauvagement par le biais de la technique et de la métrique, alors que les marcheurs brésiliens tendent à gagner du prestige par l’annexion d’un « être intermédiaire » jugé inférieur131. Dans le premier cas, la relation à l’espace passe par des marchandises (la montre, le topoguide), alors que dans le second cas, elle passe par une relation sociale de domination.

Notes
131.

Sans invalider la présence d’une hiérarchisation raciale, les guides sont aussi des amants éphémères valorisés. Une étude ultérieure permettrait de mieux saisir la complexité de cette relation de domination teintée d’amour.