Question de méthode : faire parler et écourter

Il y a ici un point de méthode à aborder. Comment l’ethnologue peut-il savoir ce qui se passe dans cette sphère si elle est largement réservée aux proches ? Et si de surcroît l’explication de la pratique est souvent laconique ? Le premier élément de réponse tient au fait que, comme nous l’avons déjà vu, l’anonymat peut court-circuiter le processus ordinaire de la mise en confiance : un inconnu devient facilement confident, surtout s’il semble attentif et compréhensif. Comme le montre Jean-Claude Kaufmann (2004), il existe un plaisir de parler de soi que l’ethnologue peut mettre à profit. Parler de soi et de son périple touristique recèle une dimension auto-érotique et invite à investir une position quasi-professorale convenant assez bien aux marcheurs. En Corse, en dehors du sentier (parkings, campings, magasins), dans de nombreux cas, je n’ai d’ailleurs pas eu à rechercher des interlocuteurs. Un commentaire phatique auquel je prêtais une attention légèrement surjouée permettait d’engager ou de poursuivre la conversation. De même, demander un conseil, une orientation, ou bien un avis sur une destination, m’a souvent permis de réaliser des entretiens. Dans ces cas, qui se situent en périphérie du présent travail, je ne me déclarais pas systématiquement. Ces conversations étant banales entre touristes, je me contentais de jouer un rôle ordinaire. La grande majorité du temps, lorsque la conversation se prolongeait et que mes questions devenaient plus précises, je me déclarais, afin de donner un sens à mon attitude. Cependant, le fait de se déclarer pouvait modifier la relation avec mon interlocuteur dans un sens peu pertinent : héros sans adversaire (puisque je devenais officiellement un apprenti), il se transformait souvent en professeur-guide touristique. La difficulté d’expliquer en deux mots en quoi consiste l’ethnologie et quelle était mon centre d’intérêt, le décalage entre le mode de problématisation anthropologique et le mode de réflexion propre aux acteurs situés à l’intérieur d’un champ qui les définit, détournait la conversation vers une série de conseils, d’affirmations et de descriptions qui avaient peu à voir avec ma problématique. Mes interlocuteurs, souvent plus âgés, cherchaient à m’orienter, ils me disaient ce que je devais absolument écrire dans mon travail. Souvent ces conseils consistaient en jugements de valeurs sur les autres touristes, sur leur irrespect de la nature, des touristes ou de la culture locale.

Le sentiment d’avoir à se déclarer au cours d’une interaction a été plus fort au Brésil, car les touristes remarquaient rapidement que je n’étais ni un Brésilien, ni un touriste international en vacances. Ma bonne maîtrise du portugais appelait vite la question des raisons de ma présence ici. Très rarement, je répondis que j’étais étudiant sans donner plus de détails. Plus rarement encore mes interlocuteurs ne cherchèrent pas à en savoir plus. De plus, par gentillesse autant que par orgueil vis-à-vis du « premier monde », mes interlocuteurs (surtout masculins) se transformaient en professeurs expliquant le Brésil à un ignorant. Ces discussions étaient parfois pesantes, car ils rabâchaient des clichés (mythe des trois races, richesse inépuisable, fléau de la corruption, haine et admiration pour les Etats-Unis) au lieu de répondre à mes interrogations. Si dans certains cas, être pris pour un enfant offre une sécurité pour ne pas entrer dans des enjeux locaux, cela peut aussi consister en une mise à distance qui empêche de bien les saisir.

Au cours de mon travail, je n’ai pas rencontré de refus par rapport au fait de m’entretenir avec les touristes et les marcheurs. Dans le cadre touristique, parler correspond souvent à renforcer ce que l’on est venu faire en vacances : jouer une pièce dont on est le héros. La singularité touristique est une fierté, elle ne se prête pas à la dissimulation mais à l’exposition, voire à l’étalage. L’ethnologue rencontre plus de l’impensé et du « cela va de soi » que avec du secret ou de la suspicion. Tout au plus risque-t-il de déranger, de passer pour un intrus, pour une personne un peu trop curieuse, voire pour une âme égarée en mal d’amis. Il n’est jamais pris pour un policier, un trouble-fête ou un individu intéressé par un gain de pouvoir. Les conditions sont donc plutôt favorables aux discussions sur la pratique comme sur le quotidien. Le principal écueil dans la réalisation des entretiens réside dans le fait que la marche est une pratique sociale dont les méandres qui intéressent l’anthropologue sont peu discutés.

Dans le terrain, l’observation distante a eu une grande importance, comme nous l’avons vu dans les chapitres dédiés à l’alimentation ou au campement, car la pratique relève d’une évidence incorporée dont personne ne cherche spontanément à déconstruire les fondements socio-historiques, politiques ou anthropologiques. Aucun discours sociologique interne n’est proposé, comme cela peut-être le cas lorsque l’on étudie un groupe porteur d’une forte dimension idéologique, et nécessitant de ce fait une auto-analyse socio-politique et historique. La principale difficulté rencontrée sur ce terrain est donc le silence de mes interlocuteurs. Souvent aussi, les marcheurs entamaient une conversation avec moi, mais il n’avaient pas le temps de la poursuivre sur une longue durée. La vie du groupe les rappelait pour aller manger, installer le campement, ou bien partir pour la journée de marche. L’enquêteur rencontre donc des difficultés qui sont liées à la structure même de l’objet d’étude : le silence sur les motivations de la pratique est un effet du mythe excursif, et la durée relativement courte des entretiens est due au comportement « sociofuge » des groupes. J’ai donc mené ma recherche dans un contexte où la parole se libère assez facilement, mais de façon rarement prolongée si l’on ne marche pas avec les personnes et si l’on ne mobilise pas une technique d’entretien qui effectue de nombreux détours. Bien que la discussion soit assez aisée, de façon assez fréquente, l’ethnologue rencontre un silence face à des questions jugées inintéressantes ou dont la réponse est évidente (comme la beauté du paysage). Ainsi, F3, étudiante en anthropologie à l’Université de São Paulo (USP), à qui je posais des questions en apportant en même temps du matériel ethnographique afin que nous réfléchissions ensemble, me congédia gentiment en prétextant d’un manque de concentration pour penser à ces choses. « Eu não estou no clima (je ne suis pas dans le bon état d’esprit) » me dit-elle. Comme le spécifie Kaufmann à propos de la pratique des seins nus sur la plage, les vacanciers ont tendance à se demander où l’ethnographe va chercher de telles questions. Car en vacances les choses vont de soi. Il m’a donc fallu délayer les questions dans des conversations très diverses, pour ensuite faire des recoupements, repérer des récurrences et des contradictions. Une discussion sur les transports à São Paulo, sur les conditions de vie dans une école militaire ou sur l’identité bretonne me permettait de revenir au terrain, souvent en créant un effet de rupture discursive. Ce retour pouvait être très bref et ne durer que quelques phrases. Elles permettaient de préciser une conception du confort, un regard sur la discipline, une conception du territoire.

J’ai aussi beaucoup posé de questions à partir de mon expérience de la marche. En fin de journée, j’essayais de demander aux autres marcheurs de me décrire ce qu’ils avaient vécu à tel ou tel endroit du parcours. Me servant de mes propres sensations et émotions comme soutien dans le cas où mon interlocuteur n'avait rien à dire, j’essayais de proposer des pistes de réflexion et de réponse. Si cette technique d’entretien peut établir une hiérarchie et tendre à imposer des réponses à mes interlocuteurs, il me semble qu’elle reste pertinente dans ce cadre car elle motive l’autre à élaborer un récit qui lui soit propre, ce qui va dans le sens de la fonction « héroïsante » du rituel excursif. Plus généralement cette technique permettait aussi d’élaborer une connaissance avec les marcheurs, à partir d’une mise en commun des expériences singulières. En racontant mon expérience, je me présentais comme marcheur, non comme savant. Je proposais ainsi à mes interlocuteurs de devenir analystes de mon expérience. De cette manière, en questionnant mes interlocuteurs sur leur expérience tout en incluant la mienne dans la discussion, je plaçais la connaissance au devant de nous, dans une construction en cours.

Par ailleurs, comme nous l’avons vu, l’intimité est relativement exposée en ces lieux. Les marcheurs ont l’habitude d’être en présence d’autres personnes et de ne pas trop faire attention à elles. Ainsi, il est aisé, au campement, sur un lieu de pause ou de repas, voire même pendant la marche, d’écouter sans être repéré. En Corse, dans un camping, installé dans ma tente, j’ai pu suivre le démontage de la tente d’une famille ainsi que le rangement de toutes leurs affaires dans la voiture. À Lençóis, assis dans un restaurant à proximité d’une tablée familiale, j’ai pu suivre une partie des conversations. Sur le GR20, allongé sur mon tapis de sol en lisant un livre, j’ai observé du coin de l’œil l’installation de deux marcheurs sur l’aire de bivouac. Au Ribeirão do meio, un rapide situé près de Lençóis, je me suis arrangé pour rester à proximité de deux hommes qui s’amusaient sur ce « toboggan naturel ». Nous liâmes vite conversation et passâmes la soirée au bar. Enfin sur le GR20, à quelques reprises, il m’est arrivé de suivre des groupes pendant quelques minutes en écoutant leurs conversations. Un jour, un léger vent portait jusqu’à moi la voix de deux personnes qui me précédaient. J’étais à une trentaine de mètres derrière eux, ils ne pouvaient pas entendre le bruit de mes pas, mais leur conversation, bien qu’un peu hachée par le vent, était facile à suivre. Généralement, lorsque j’arrivais à proximité d’un groupe, j’adoptais une attitude désinvolte qui n’exprimait pas l’intention de dépasser urgemment le groupe. Ainsi, entre le moment où leurs voix commençaient à me parvenir et celui où j’arrivais tout près d’eux, s’écoulaient plusieurs minutes d’écoute. Tant que ma présence n’était pas remarquée, je restais à une distance raisonnable qui me permettait de saisir le sujet de la conversation sans trop susciter de suspicion (il est en effet presque impossible de suivre les détails de la conversation, trop de mots et de phrases restent inaudible. L’intérêt d’une telle perception est limité). Une fois ma présence repérée, les marcheurs attendaient un lieu propice pour me laisser passer. Si le groupe était grand, une fois dépassées les personnes situées en queue de la file indienne, je me retrouvais entre celles-ci et les suivantes, ce qui me permettait de saisir aussi le sujet de conversation de cet autre sous-groupe. Les personnes situées en arrière disaient généralement à celles qui se trouvaient devant moi de me laisser passer, et ainsi de suite jusqu’à ce que j’aie dépassé le groupe tout entier. Parfois, le fait d’avoir croisé un groupe durant la journée aidait à lier conversation le soir venu.

De façon générale, j’ai mené peu d’entretiens formels, où j’aurais demandé à quelqu’un de me réserver un temps pour discuter en tête-à-tête. De même, j’ai peu enregistré d’entretiens. Comme je l’ai expliqué plus haut, j’essayais de retranscrire au plus juste les paroles de mes interlocuteurs une fois l’entretien terminé. Assez fréquemment, j’arrivais à prendre des notes durant mes discussions avec les marcheurs. Je notais les mots importants, les thématiques abordées, les questions soulevées, de façon à garder le squelette de la discussion ainsi que les expressions et les termes qui me semblaient particulièrement importants. J’ai par ailleurs essayé de réaliser des enregistrements sans que cela ne se voie, mais la bande était en grande partie inaudible et inexploitable. La grande majorité des citations données dans ce travail est donc passée par le filtre de ma mémoire et de mon expression.