Dans la mesure où les groupes de marcheurs sont constitués de personnes proches, les conversations touchent souvent au passé des individus, à des récits concernant leurs amis et connaissances, à des événements importants de leurs vies. C’est donc le quotidien qui se raconte dans ces circonstances. « On a jamais le temps de se voir depuis qu’on a déménagé, alors on rattrape le temps perdu ! » affirmait une dame qui marchait dans un groupe familial en compagnie de sa sœur. Sur le chemin s’égrènent les anecdotes, les confidences, les problèmes personnels, les joies et les angoisses du quotidien. La convivialité et la joie d’être ensemble ponctuent ces conversations de plaisanteries, d’humour et de rires. « On discute et on ne sent pas le temps passer, on ne sent même plus l’effort, on est un peu ailleurs », disait la même dame. Relevant une contradiction, je lui faisais remarquer qu’elle venait de me dire qu’elle aimait la marche parce qu’elle y oubliait ses problèmes, or, elle était en train de dire qu’elle oubliait la marche quand elle discutait de ses problèmes. Si sa réponse fut un peu confuse, elle insista sur le fait que les deux étaient vrais. Elle émit l’hypothèse d’un « état second », en précisant : « Je ne sais pas, les choses sont plus simples, ici, on a l’impression que c’est moins grave. Oui, quand même, même si on en parle, on oublie un peu, on est moins à vif ». Les discussions sur le sentier semblent donc permettre une visite distanciée dans les affaires quotidiennes. « On papote, on se raconte nos petits malheurs », disait mon interlocutrice. Dans ce cadre, elle considérait qu’elle arrivait à être plus à l’écoute de sa sœur, et qu’il était plus facile de se conseiller et de s’épauler.
Le groupe de trois marcheurs (H16, H17, H18) dont il a été question un peu plus haut m’avoua : « On parle vachement cul ! enfin, des nanas quoi ». Chacun était pris dans une histoire sentimentale, que l'un d'eux me décrivit rapidement : « lui il a déjà une meuf et il en aime une autre, moi j’ai personne mais j’aime une fille qui a un mec, et lui, il s’est fait larguer y’a un mois ». Ils passaient donc des heures à se raconter leurs déboires et leurs espoirs. Ils élaboraient des stratégies qu’ils commentaient longuement. Chacun donnait son avis et dispensait des conseils. Cet intérêt commun pour le récit, l’écoute et le commentaire de la vie privée était ponctué par de « bonnes tranches de rigolades ». « On se moque beaucoup les uns des autres. Des fois on va même un peu trop loin ». Ils avaient en effet « remis les pendules à l’heure », la veille, car l’un d’eux avait eu un « mot de trop » qui avait humilié celui qui était la cible de la moquerie. « On se connaît depuis longtemps, donc c’est pas grave, tu vois, l’important c’est d’être ensemble, de partager », dit l'offensé ; « il faut s’écouter c’est tout » rajouta son ami. Je leur demandais s’ils ne trouvaient pas qu’il y avait une contradiction entre la motivation de venir ici pour « tout oublier » et « faire le vide », dont ils m’avaient parlé en début d’entretien, et le fait qu’en réalité leur vie quotidienne était extrêmement présente sur le sentier. « Houlà ! Mais t’es compliqué toi ! Répondit H16. Non, non, je ne sais pas. C’est vrai qu’on en parle tout le temps, mais c’est pas pareil, on est pas vraiment dedans tu vois. On parle, ça fait du bien, pour moi y’a pas de contradiction ». « Et puis, reprit H17, on se dépense ici, on fait du sport, ça détend, on pense aux soucis, mais ils sont quand même loin. Il suffit de s’arrêter deux secondes, tu regardes les montagnes, tu fais ouaou ! et ça va mieux, t’as pris une bouffée de grand air ». H18 ajouta : « ici y’a pas moyen de passer des heures à tourner dans ton lit. Quand tu te couches, tu dors, tu ne te poses plus de questions. Et puis entre potes, les problèmes quotidiens, il sont déjà plus légers ! ».
On voit ici que la marche permet de « faire le point » en discutant avec des proches. Le fait de parler du quotidien n’entre pas en contradiction avec l’envie d’évasion. Certes, une personne parlant trop de son quotidien peut être moquée et rappelée à l’ordre, comme l’exprima cette personne qui se plaignait d’une marcheuse de son groupe : « je suis en vacances, j’ai pas envie d’entendre parler de boulot toute la journée ! Des fois j’ai envie de lui dire de se taire et de regarder un peu la montagne, comme c’est beau ! / Elle me saoule avec son boss, elle m’empêche d’oublier le mien ! ». Mais la plupart du temps ces discussions sont agréables, voire essentielles. Il me semble donc qu’il faille considérer le fait de parler comme une évasion et comme une libération qui redouble l’effet régénérateur de l’aventure excursive. Ces discussions permettent de « vider son sac », de « cracher » ce qui préoccupe, de mettre en forme et d’exprimer des souvenirs et des histoires qui « pèsent ». Ainsi, dans ce cadre marqué par une grande proximité avec des personnes aimées, les marcheurs peuvent parler d’une intimité plus consciente que la primarité dont il a été question plus haut. Les soucis de cœur, les problèmes de travail, les questions d’argent, les débats politiques, les histoires des amis ou des membres de la famille, les goûts et les dégoûts, sont ici exposés, commentés, mis en circulation.
Si nous avons vu que la vie en groupe touchait des pans primaires du sujet, il faut aussi considérer que cette dimension de la cohésion sociale se situe sur le bout de la langue. La parole, peut-être même le simple flot langagier, le « blablabla » du dire, remplit, indépendamment de tout contenu, une fonction phatique qui situe l’individu vis-à-vis de celui qui l’écoute. On peut donc aussi dire que sur les sentiers les marcheurs s’écoutent les uns les autres. Et l’écoute du dire par-delà le dit est fondamentale pour le sujet, car c’est ici que se joue une certaine confiance, une marque d’attention qui ne trouve pas son intérêt dans la communication mais dans la proxémie, c’est-à-dire en deçà de ce qui est échangé. Dans le « blablabla » du « papotage », s’échange du lien et de la reconnaissance amicale ou familiale. Il me semble que ce qui est dit se dit de façon somptuaire et luxueuse. Le sens, pour important qu’il soit, inscrit plus l’individu dans un lien que dans une information. Lorsqu’une histoire est racontée, lorsqu’un récit de soi est proposé à autrui, le principal de l’énergie est dépensé dans une circulation affective plutôt que dans une information délivrée à l’autre.
Aussi, les personnes les plus méticuleuses dans la gestion des techniques du corps vont conseiller aux bavards d’économiser leur salive et leur souffle. Deux hommes, marchant en sens inverse du mien et avec lesquels je m’entretenais sur un col, me disaient qu’ils attendaient leurs épouses. Le premier dit « je ne sais pas comment elles font, elles parlent tout le temps. Nous on aime bien forcer un peu plus dans les montées, alors on passe devant, mais elles, elles continuent à parler, elles vont doucement tout en papotant. Chacun son plaisir. Mais franchement, je ne sais pas comment elles font, parce qu’on ne les attend pas beaucoup ; moi je n’arriverai pas à faire ce qu’elles font ! ». Tous les marcheurs n’affichent pas autant de compréhension envers les personnes qui parlent. Pour certains, la parole est une dépense inutile, un surplus dont ils n’ont pas envie et dont ils ne conçoivent pas la raison d’être : « si je veux parler, je vais au bar. Moi, les gens qui parlent en rando, ça m’énerve ! C’est une véritable pollution ! En plus ils ne regardent pas ce qu’il y a autour d’eux ! Ils font fuir les animaux et ils ralentissent tout le monde ! » disait un homme qui affichait avec fierté « 40 ans de randonnée ». Il aimait marcher dans un silence total : « Ça ne plaît pas à tout le monde hein, moi, par exemple avec ma femme, ben elle veut plus venir avec moi, elle trouve que c’est trop ! Bon ben, chacun ses goûts, moi j’aime le silence ». Il me raconta qu’un de ses amis partageait les mêmes envies : « des fois on marche ensemble et on ne dit pas un mot de la journée, même pour manger ».
On peut remarquer que le fait de parler du quotidien correspond à la figure inverse des publicités pour barres de céréales analysées plus haut. Il y a en effet un circuit qui passe du quotidien à l’aventure et de l’aventure au quotidien. Au rêve d’évasion, que la publicité accole aux produits qu’elle vend, ou que les individus stimulent en affichant des photos de voyage autour de leur bureau, sur leur fond d’écran d’ordinateur ou sur leur téléphone portable, correspond ce que l’on pourrait nommer un « redoublement du rêve ». Car l’expérience rêvée, comme nous l’avons vu, peut être décevante et peu plaisante. Durant la marche, l’activité peut aussi être ennuyeuse : « le paysage, la nature, moi j’aime bien, expliquait l’épouse d’un des deux hommes cités ci-dessus, mais moi j’aime aussi les gens. J’aime marcher et regarder, mais ces deux-là, si on les laisse faire, on ne pipe pas un mot de la journée et on se couche. Pour moi c’est pas les vacances ! Alors des fois on les laisse partir devant et nous on continue comme on aime. Tout va bien ». Ici, le redoublement du rêve consiste à parler et à écouter l’autre au sujet « de tout et de rien », c’est-à-dire de ce qui fait envie. La seconde marcheuse rajouta « On a des discussions très sérieuses aussi ! », comme pour majorer la valorisation de leur plaisir. Ces deux personnes devaient donc ajouter un plaisir au plaisir excursif : celui de « penser à autre chose » qu’à la marche. Nous reviendrons plus loin à l’importance de la rêverie dans cette pratique.
Par ailleurs, on peut remarquer, avec F1, F2 et F3, que les groupes de marcheurs parlent de leur passé commun. Dans le cas des trois amies, les souvenirs datant du collège étaient très fréquemment revisités. Elles se donnaient des nouvelles d’amis rencontrés par hasard à São Paulo. Elles passèrent de nombreuses heures à parcourir leur histoire, à se remémorer des temps forts de leur existence : « c’est un peu comme une retrouvaille, ça faisait très longtemps qu’on avait rien fait ensemble. / On était les trois mousquetaires ! » me confirma F1. Alors, des événements passés peuvent être réinterprétés et peuvent changer de signification. Dans le cas de ces trois amies, l’orientation qu’elles avaient donnée à leurs vies respectives donnait parfois, rétroactivement, un sens au passé. Ainsi, F1 disait qu’à présent elle comprenait mieux F2 : « on a toujours été bien différentes, mais maintenant, avec les choix qu’elle a faits, en voyant sa vie aujourd’hui, je comprends mieux des trucs qu’avant je trouvais stupides. Je croyais que c’était juste des lubies, que c’était pour pas faire comme les autres ». Pour les trois amies, le sentier fut donc un lieu où dérouler toute leur vie. Durant la marche, elles semblaient redéfinir leur amitié, lui donner une teneur réactualisée. H3, peu bavarde avec moi, me dit qu’elles avaient besoin de changer un peu, car elles étaient restées sur un mode de fonctionnement amical qui ressemblait trop à leur adolescence. Elles avaient donc ici une occasion de se retrouver pour redonner de l’énergie à leur relation.
En discutant en dehors des sentiers avec des marcheurs français, cette dimension est revenue à plusieurs occasions. Ainsi, un homme me disait avoir abordé, traité et réglé quantité de problèmes matériels ou d'organisation de la vie quotidienne en marchant avec son épouse. Selon lui, cette situation permettait de pacifier les échanges, d’être moins « à fleur de peau » lorsqu’il s’agissait de parler de choses profondes ou dérangeantes. Le fait de ne pas se trouver directement en face à face avec l’autre, mais aussi le fait que l’activité principale soit la marche et non pas la discussion, rendrait les choses « moins anguleuses », moins brutales. Un autre marcheur confirma cette stratégie de couple. Pour lui, le fait d’être en mouvement et de ne pas se trouver directement face à l’autre fluidifiait l’échange : « on est pas là à se regarder dans le blanc des yeux en attendant que ça sorte » disait-il. Durant la marche, les silences sont vécus de façon moins pesante, ils sont ici à leur place, alors que lorsqu’un couple ou des amis « doivent parler », le silence peut être lourd. La marche permet d’étaler la conversation sur un temps long et de la délayer au cœur d’une activité plaisante.
Par ailleurs, sur le sentier, les excursionnistes parlent de l’activité dans laquelle ils sont engagés. Ils discutent de leurs sensations corporelles, de leurs douleurs et du matériel qu’ils portent. Ils se font remarquer les uns aux autres des objets qui attirent leur attention. Une pierre, un arbre, une fleur ou un paysage peut être montré aux personnes avec qui l’on marche. Dans la mesure où les marcheurs s’observent les uns les autres, ils peuvent choisir un élément des techniques corporelles de l’autre pour avancer une remarque, ou amorcer une discussion. Sur le GR20 comme dans la Chapada Diamantina, les marcheurs parlent aussi de l’organisation de leur séjour touristique. Des questions d’itinéraire, d’organisation matérielle, de gestion du temps et de l’argent sont longuement débattues. Ainsi, un groupe avait prévu de faire une pause de deux jours au moins une fois au cours de leur périple sur le GR20. Le lieu de cet arrêt n’ayant pas été défini au préalable, une conversation s’égrena sur plusieurs jours afin de réaliser un choix pertinent. Dans ces discussions, l’activité est prise comme un objet dont on parle en situation. Cette réflexivité permet de renégocier le désir de voyage qui est né dans l’espace quotidien, elle redéfinit les envies en fonction de conditions pratiques actualisées. Elle permet aussi d’élaborer une connaissance pratique qui pourra être mobilisée pour un futur voyage.
Enfin, il me semble que les paroles qui sont émises sur les sentiers sont aussi des paroles sélectionnées. Même si l’on parle beaucoup, il est important de considérer que cet espace est aussi un espace de soustraction à la parole de l’autre. Dans la mesure où les marcheurs ont tendance à marcher en groupes constitués de personnes proches, et dans la mesure aussi où le groupe informel des marcheurs est un groupe socio-économique relativement homogène (voir statistiques en annexe), en France comme au Brésil, se vit une sociabilité peu marquée par l’altérité sociologique ou culturelle. Malgré les apparences, la modalité brésilienne est probablement, du fait de la présence du guide et de la possible acceptation de touristes internationaux dans le groupe excursif, moins marquée par l’homologie sociologique. Dans cet « entre soi » de la pratique de loisir, la parole qui circule est une parole qui ne s’adresse qu’à des personnes qui partagent un ensemble d’intérêts socioéconomique relativement homogène. En ce sens, l’économie des échanges linguistiques s’inscrit dans une spatialité spécifique, elle se développe au sein d’un territoire où les échanges verbaux sont relativement peu risqués. Dans la mesure où les médias sont peu présents, voire proscrits, la parole des groupes exclus, dominés ou violentés, n’arrive ici que par le biais de la parole des randonneurs eux-mêmes. En ce sens, il y a donc une exclusion de la parole des membres extérieurs au groupe socioéconomique dont sont issus les marcheurs.
En France, selon Brice Lefèvre (texte en annexe), chercheur au laboratoire de sociologie de l’Institut National du Sport, le profil des randonneurs correspondrait à « un homme habitant une importante ville (plus de 50.000 habitants), âgé de 34 à 43 ans et qui est cadre supérieur, ou qui exerce une profession intellectuelle supérieure. Il a logiquement suivi des études supérieures (titulaire au minimum du bac) et possède un revenu supérieur à 7.000 francs mensuels par personne » [étude réalisée en 2000] Pour ce chercheur, dont le travail mène à des résultats assez proches de ceux que publie Emanuel Brito (2005), le capital scolaire est le premier facteur discriminant de la pratique, vient ensuite le capital économique. Il note donc « une prédominance du capital scolaire et des ressources financières sur les facteurs biologiques (âge et sexe) », ce qui tend à confirmer que l’espace du sentier est aussi un espace social investi par une catégorie sociale assez précise. Des valeurs et des goûts esthétiques sont affirmés, mis en pratique, transmis et singularisés. Un certain usage de la nature, du corps et du matériel technologique, mais aussi une certaine modalité du rapport à l’autre, sont ici mis en scène, performés et reproduits. Des façons de parler de soi, de son équipement, de la beauté de la nature ou de la technique de marche sont affirmés dans un exercice concret, mais qui se déroule dans un « entre soi », dont le principal avantage est d’être assez peu risqué. Cet effacement de l’altérité facilite la légitimation sociologique. En effet, il y a ici peu de risque de rencontrer des personnes issues de milieux populaires et considérant qu’un bon rap se marierait à merveille avec ce paysage. Personne non plus pour considérer que le bruit sur l’aire de bivouac n’est pas un problème pour s’endormir ou que le fait de parler fort n’a rien d’inconvenant. Quant au matériel techniciste, bien que chacun s’enorgueillisse d’avoir fait un achat « pas cher », un regard populaire pourrait remettre en cause une partie de la nécessité des investissements économiques qu’ils cristallisent. Tout se passe donc comme si l’espace social de la randonnée se prémunissait d’un « gauchissement » de la pratique par les classes populaires. La parole qui circule se déploie donc au sein d’un espace de légitimité homogène et peu offert à l’intrusion de l’autre ou à l’interpellation critique qu’il pourrait amener.
Pour le Brésil, les données statistiques fournies par Brito confirment la même logique. Il me semble cependant important de noter que dans ce cas, la rencontre avec l’altérité (celle du guide et celle de l’étranger, du gringo) est théoriquement plus aisée dans la Chapada Diamantina que sur le GR20. Car l’autre est physiquement présent sur le même lieu. Bien que la relation avec les guides soit marquée par la structure raciale de la société brésilienne et que la relation avec les étrangers soit marquée par une série de clichés de l’autre et de soi, une rencontre, voire une révolte, peut théoriquement avoir lieu. Il arrive qu’un étranger ou qu’un touriste brésilien se lie d’amitié avec un « natif » pour envisager une collaboration professionnelle ou politique (monter une coopérative agricole, une agence de voyage, un commerce, un restaurant, une association caritative…). Or, il me paraît pratiquement impossible qu’un tel événement se produise sur le GR20. Les groupes issus des segments populaires de la société française ne sont présents sur les sentiers que sous la forme du « travail social ». Il s’agit presque exclusivement de jeunes de quartiers populaires, encadrés par des animateurs, généralement issus de milieux plus favorisés. Ces groupes sont beaucoup plus présents sur les autres sites touristiques de l’île que sur le GR20. Ils fréquentent plutôt les sentiers plus courts et moins difficiles, et, bien sûr, la plage.
La parole de l’autre, la possibilité de s’engager dans une discussion avec une personne différente, issue d’une autre culture ou d’un autre segment de la société, est donc très restreinte. En ce sens, l’espace de la randonnée, surtout en France, est un espace de confinement social où l’on met un terme à toute possibilité d’être interpellé par une parole autre. La marche permet de se rendre inaccessible, elle rend inaudible une extériorité, pour ne laisser droit de cité qu’à des paroles peu risquées, peu déstabilisantes, et de ce fait peu responsabilisantes. Dans ces circonstances, la naturalisation de sa propre condition sociale, le renforcement du « cela va de soi » des valeurs de classe, peut se dérouler sans détracteurs ni critiques fondamentales. Les randonneurs mettent donc fin, pour un temps et dans cet espace, à la possibilité d’être troublé par l’autre, même s’il peuvent éprouver, dans le relâchement de l’autocontrôle de l’intimité, la dimension arbitraire de leurs valeurs culturelles. Ils se soustraient à d’autres dires pour ne plus parler qu’entre soi et ainsi renforcer une cohésion dont le bénéficiaire le plus visible est le groupe restreint des personnes avec qui l’on marche. Mais nous voyons aussi se dessiner, par delà le fait que les groupes de marcheurs parlent peu entre eux, une situation où la randonnée apparaît comme une pratique de classe fortement excluante.
Pour les GRistes français, clef de voûte de cette stratégie de classe moyenne, la pratique est mythiquement réputée « ouverte à tous » ou « accessible à tous ». Ils parlent aussi (souvent en prenant en exemple les magasins Décathlon, réputés bon marché) d’une démocratisation du sport et de l’accès à la nature. Cette exclusion est portée par le mythe de l’individu, car cette idéologie, en faisant de chacun un être autonome et maître de lui, nie les déterminismes sociologiques. Ainsi, pour Benasayag (2004 ; 25)
‘L’individu se considère comme « partenaire libre » de la société et du monde. C’est pourquoi l’homme du capitalisme aime bien l’idée de « contrat social » qui le lierait « librement » au restant de la société par un pacte de non-agression de façon à conjurer la menace permanente de la mort qui lui parvient depuis les autres. […] La liberté est dans notre société toujours perçue comme une question d’individu. C’est pourquoi cette société se trouve face à une aporie à chaque fois qu’elle essaye de penser les problèmes d’ordre situationnel, à chaque fois qu’elle essaye de penser le lien social132.’La phrase : « la France tu l’aimes ou tu la quittes », prononcée par le président Sarkozy, est un symptôme de la réduction du lien social à un contrat librement accepté et dont le respect échoit à l’individu. Elle suppose que tout mal-être relèverait de la responsabilité de celui qui le vit. Il faut rappeler que cette phrase fut un des slogans de la dictature militaire brésilienne : « Brasil, ame-o ou deixe-o ».