Chanter et crier

Sur le GR20 comme dans la Chapada Diamantina, les marcheurs aiment chanter de concert. Le chant a une fonction énergisante et réconfortante. Il aide à oublier l’effort en cours et permet de ne plus penser à la douleur, à la fatigue ou au temps qui sépare le présent de l’arrivée au bivouac. F1, F2 et F3, alors que nous marchions sur un chemin long et monotone, se mirent à faire un jeu où chacune, à tour de rôle, devait proposer aux autres une chanson. Sur le GR20, un groupe d’adolescents entourait l’un de ses membres qui peinait dans une descente, en chantant des musiques populaires à tonalité « romantico-individualiste » (« Je marche seul » de Jean-Jacques Goldman, « with or without you » de U2). De nombreux groupes inventent aussi des chansons pour la circonstance. Ainsi, ces mêmes adolescents inventèrent une chanson sur le mal de pied. Chacun à son tour, ils ajoutaient une phrase au texte commun. Dans les cas que j’ai pu observer, le texte s’attachait à décrire une souffrance ou une joie. Le chant est aussi une occasion de donner de la voix dans de grands espaces.

Les chansons, inventées ou non, permettent en effet d’exprimer un débordement, une joie que les mots seuls ne parviennent pas à décrire. « C’est plus fort que moi, disait H13, il faut que je donne de la voix », il entonnait alors des chants bretons avec une voix caverneuse. Ce marcheur décrivait un irrépressible besoin d’extérioriser son bonheur, et ses compagnons le suivaient avec engouement. Un jour que je marchais avec eux, nous arrivâmes au sommet d’une longue côte qui débouchait sur un col ouvrant sur un large panorama. Enthousiasmés, ils se mirent à chanter de concert, puis à danser dans la rocaille, leurs énormes sac (25 kg) encore sur le dos. Pour couronner la fête, ils s’alignèrent sur la crête, baissèrent leurs pantalons et offrir leurs fesses blanches à l’objectif de l’appareil photo. Pris d’euphorie, H14 déclara : « on ne fait que des photos de paysages, il faut bien changer un peu ! Nos culs aussi ils méritent une photo ! Qui c’est qui nous a montés jusqu’ici hein ?! Il faut rendre à César ce qui est à César ! ». H14, lancé dans une envolée humoristique, disait que s’ils n’avaient fait que poser devant le paysage, ils auraient commis une injustice envers leurs corps, et en particulier envers leurs muscles fessiers, seuls véritables héros de leur ascension.

Parfois, à la faveur d’un panorama, les randonneurs poussent des cris. Alors que nous observions une vallée du haut d’une falaise, F3 lança : « lindo !! (magnifique) !! » de toutes ses forces. Ce cri ressemblait à un cri d’amour, à une affirmation forte et émotionnée adressée au paysage. Plus loin, F3 et ses deux amies s’amusèrent à lancer des insultes dans le vent : « puta merda ! » « merda !! »… Elles se disaient heureuses, et se défoulaient dans l’immensité. En de nombreux endroits les marcheurs brésiliens et français donnent ainsi de la voix. De ce fait, les sentiers sont ponctués d’éructations qui disent un débordement affectif dans l’immensité de la nature. De très loin on peut entendre des imitations de cris de bergers (sur le mode « bidibidibidibidi » du film Manon des Sources, avec Emmanuelle Béart), des « youyous » d’Indiens, des « HéOh » auxquels répondent des « OhÉh » et des hurlements de loup. Une grande variété de cris scande l’espace parcouru, ce qui n’est pas sans irriter les marcheurs qui désirent observer des animaux sauvages.

Cri dans l’immensité
Cri dans l’immensité

Enfin, les randonneurs aiment jouer avec l’écho. Dans les espaces où le paysage semble leur répondre, ils tapent dans leurs mains, jettent des pierres contre les parois rocheuses ou appellent de concert : « Écho ! ». Ils s’amusent aussi à lancer des insultes qui leur reviennent multipliées par deux ou trois. Les guides brésiliens donnent aux marcheurs des conseils sur l’emplacement qui produit le meilleur effet et savent combien de temps le son d’une voix continue de retentir. Ainsi, en amont de la Vallée du Paty, l’écho peut être lancé et revenir avec un décalage temporel conséquent. Les marcheurs aiment varier les sources de bruits, ils sifflent, crient et utilisent des objets qui claquent dans l’espace et semblent matérialiser les contours du paysage.