Se taire

La marche est aussi marquée par le silence. En particulier dans les moments où l’effort physique absorbe les individus dans l’activité corporelle, les conversations s’effacent et les voix se soustraient au continuum sonore naturel. Les marcheurs font des expériences multiples de ces temps où seuls les bruits de la nature environnante et ceux de leurs pas sur le sol sont audibles. Ils peuvent être attentifs à ce « silence » en cherchant à saisir d’infimes tonalités auditives et de minuscules détails de l’ambiance sonore qui les entourent. Ils peuvent aussi se laisser aller à une rêverie qui les porte au gré des associations d’idées. Dans ces moments, le quotidien est souvent revisité dans une attitude introspective et méditative. Enfin, le silence est propice à l’observation du corps et à une microgestion de son activité. Douleurs, forces, aptitudes et rythme propre sont soigneusement observés et analysés. C’est encore en silence que les marcheurs vont chercher à se dépasser et à s’épuiser dans l’effort poussé et prolongé.

Parler de silence lors de la marche est un abus de langage, car les randonneurs ne cherchent pas à atténuer le bruit de leurs pas, celui du frottement de leurs vêtements, ou celui des objets qui brinquebalent pendus à leur sac. Le silence consiste surtout pour eux à se taire. Or, lorsqu’ils se taisent, ils peuvent écouter les bruits du monde, car la nature émet en permanence des sons qui marquent chaque lieu d’une ambiance sonore spécifique. Mais, durant la marche, ces ambiances se détacheront toujours sur le fond du bruit rythmé des pas sur le sol et sur le fond de sensations liées à l’activité sensori-motrice. Ainsi, le corps en mouvement n’est jamais silencieux. À de très rares exceptions près (méditation, nirvana), jamais le corps ne se tait. Il émet en permanence des soubresauts qui pourront – ou non – devenir des sensations, ou être objet d’une élaboration discursive (Dumouchel : 1999). S’il ne parle pas toujours très fort, il ne perd jamais le contact avec une activité cognitive qui se trouve à la frontière entre la pensée consciente et inconsciente. Dans cette zone où réflexe, réflexion et rêverie s’enchevêtrent, le corps murmure en continu des informations sur ce qu’il vit. Toutes ne seront pas sélectionnées pour devenir des objets d’attention. Enfin, les randonneurs ne marchent pas dans le silence car intérieurement, ils vivent d’intenses discussions avec eux-mêmes. La marche est une occasion de réfléchir, de rêver et de dialoguer avec soi-même.

Le silence dont il va être question maintenant a donc quelque chose à voir avec la solitude. Mais ici aussi, le mot est trop fort, car les randonneurs ne font que se soustraire à un type de lien : celui de l’échange parolier. Dans les discours, l’évocation de la solitude renvoie au sentiment d’être « face à », ou « d’être seul face à ». Quand la parole s’efface au profit de la rêverie, les marcheurs se sentent seuls face à eux mêmes, à leurs capacités, à leurs problèmes, mais aussi seuls face à la nature grandiose, face à la côte qu’il faut gravir pas à pas, seuls face à la dépense qu’exige chaque mouvement. La situation est ambiguë, car, comme nous l’avons vu, les randonneurs n’aiment pas marcher seuls. Pourtant, au cœur des groupes se créent des situations de silence collectif et de solitude individuelle. Tout se passe donc comme s’il s’agissait d’être seuls les uns à côté des autres. Savoir se retirer de l’interaction pour se retrouver « seul avec soi-même » fait donc partie du lien social. Durant la marche, la solitude est collective. On peut noter une similitude avec l’expérience ordinaire de la foule, à ceci près que les marcheurs sont entourés de proches.

Dans le mouvement de notre analyse, nous nous rapprochons progressivement d’une expérience forte, essentielle aux yeux des randonneurs, mais dont ils ont du mal à rendre compte de façon satisfaisante (pour eux) dans le langage articulé. À travers des descriptions et des interprétations micro-logiques, j’essayerai donc de ne pas trop minorer le fait que l’expérience se situe sur une frontière du langage qui n’accepte qu’avec regret la métaphore et le détour pour dire ce qui est ressenti. Parfois, les mots proposés par l’ethnologue furent reçus comme décrivant avec exactitude un état affectif difficile à dépeindre ; parfois, les marcheurs m’ont proposé un mot descriptif ou une expression (« se sentir libre », « être bien »), auxquels ils considéraient qu’aucun commentaire ne pouvait être ajouté.

La solitude et le silence sont essentiels à la rêverie, ils conditionnent des états affectifs qui mettent en prise et qui synthétisent, en une expérience unique, des éléments extérieurs (sons, couleurs, objets, textures…) et des éléments intérieurs (souvenirs, dispositions affectives, structures anthropologiques). Il faut alors considérer, comme le souligne Pierre Sansot à propos de l’affection paysagère (Sansot in Dagognet : 1982) que cet état de rêverie, qui est aussi un état d’ouverture au paysage, laisse une place non négligeable au hasard et à la surprise. Dans ces conditions, parfois, les marcheurs se sentent comme interpellés par le paysage, par leur corps, ou par un autre qui surgit en eux-mêmes et qui leur parle. En se taisant, ils peuvent se rendre disponibles à des intrusions sensorielles, à des découvertes affectives ou à des réflexions inédites.