Sons et sensations dans le silence

Le silence s’installe de multiples façons. Souvent, l’effort demande aux marcheurs d’économiser leur souffle lors de la traversée d’un passage difficile. Dans de nombreux cas aussi, la conversation se tarit peu à peu, l’espace entre chaque personne augmente, une légère fatigue, une lassitude du flux langagier conduit à se taire. Au cours de la journée, le silence va s’installer à plusieurs reprises. Il est un élément incontournable, et une marche ne vaut que si elle est ponctuée par des temps où la sociabilité est déconnectée de la parole, où le contact avec l’autre se distend.

Ainsi, F3 n’aimait pas marcher en discutant. Particulièrement préoccupée par l’année qu’elle allait entamer à l’université et par des questions sentimentales, elle ne supportait pas longtemps une conversation. Ainsi, après quelques minutes, sa participation aux discussions s’étiolait. Elle pouvait alors accélérer le pas de façon à mettre une distance entre elle et son interlocuteur (ce qui irritait F1). Elle aimait marcher une dizaine de mètres en avant du groupe, ce qui lui permettait de garder un œil sur le groupe, et, si la conversation l’intéressait, de s’en rapprocher. Inversement, elle pouvait creuser cet écart en prenant de l’avance sur nous et ainsi se soustraire à nos bavardages. Elle disait aimer le silence et la solitude, mais elle n’aimait pas faire des promenades toute seule. Elle avait donc trouvé un compromis en régulant son intégration au groupe en fonction de son humeur. Les discussions la lassaient vite (elle utilisait l’expression « estar de bode »), elle considérait aussi que nos voix faisaient fuir les animaux, et qu’elle avait plus de chance d’en voir si elle nous devançait de quelques mètres.

Lorsque le silence s’installe, les marcheurs perçoivent le bruit de leurs pas dans les graviers : « c’est rassurant, ça met un rythme en tête, je me suis rendu compte que dans ma tête je faisais « tch, tch, tch » en même temps que mes pieds » disait H15. Selon lui, le bruit des pas était « la chanson du GR », et son rythme avait quelque chose des « gongs pour donner la cadence aux galériens ». Pour lui, le bruit d’un pas appelait déjà le bruit du pas suivant, comme si le marcheur se sentait responsable de la continuité de la mélodie, comme s’il devait enchaîner la frappe suivante avec la précédente. Quelque chose d’enivrant semble alors toucher les marcheurs : « des fois je suis crevé, mais j’arrive pas à m’arrêter pour faire une pause, j’ai presque l’impression que ça serait dur de s’arrêter » confiait H14. H2 comparait cette expérience avec une transe ou une prise de drogue : « mon corps avance tout seul, j’arrive plus à m’arrêter. / C’est comme quand tu prends un produit et que t’es déjà bien perché, mais que tu continue à monter ».

Dans le silence, les marcheurs regardent, écoutent et sentent, avec plus d’intensité. Ils profitent d’infimes sensations qu’ils désignent avec enthousiasme. Le vol d’un oiseau (souvent les rapaces), le bruissement du vent dans les branches, les sons lointains de pierres qui se brisent et tombent, la délicatesse d’une fleur isolée dans un pierrier ou l’odeur du sable et de la poussière chauffés par le soleil, créent des saillances émotionnelles dont les randonneurs semblent faire une expérience brute. Ils parlent alors de « vrai » rapport à la nature, d’une expérience charnelle qui prend le corps de face, sans détour ni fioriture. « J’ai senti ça, fffffff [prenant une profonde inspiration en fermant les yeux] et Ouaou ! Tu vois, c’est trop fort, tu en prends plein le nez, c’est génial ! » disait F11 en parlant de l’odeur d’un sous-bois. Un autre disait qu’il comprenait que l’on puisse avoir envie de faire l’amour à la terre (comme Robinson), parce que dans certains moments, il se sentait pris dans un corps à corps voluptueux, presque violent avec les éléments : « j’avais envie de me plonger dans la terre, j’ai pris une poignée de cailloux et je me suis frotté les mains avec. Après j’en ai mangé un, enfin, je l’ai gardé dans la bouche et je l’ai sucé un moment ». Il disait avoir eu besoin de cet acte charnel, car quelque chose débordait en lui : « c’est comme quand t’as envie de quelqu’un, même s’il pue tu t’en fous, t’as envie, tu la lécherais toute entière ». Quelque chose de l’ordre de la pulsion semble donc pouvoir s’exprimer dans ces moments où l’on pare la nature d’une texture qui la rend plus présente, plus proche, plus attrayante.

Le silence est aussi l’occasion d’écouter son propre souffle. Dans les côtes, le rythme des pas se mélange à celui de la respiration. Le corps se fait plus présent, il semble s’adresser à sa propre perception dans une sorte de boucle. Si les marcheurs disent qu’ils « se retrouvent avec eux-mêmes » ou qu’ils « se recentrent sur des choses essentielles », ces expressions dénotent l’idée qu’ils se sont trop dispersés durant la vie ordinaire, et qu’ils doivent à présent « recoller les morceaux ». En marchant ils confectionnent une sorte de puzzle, ils resserrent des liens avec ce qu’ils peuvent appeler « ma vrai nature », « meu eu ». Dans les discours ressort souvent l’idée qu’il s’agit pour eux de renouer avec quelque chose de profond qui les définit et qui serait le point de départ de la construction des différents personnages incarnés dans les situations ordinaires (professionnelle, familiale, amicale…). Ce travail de rapiéçage passe par une expérience du corps que j’ai qualifiée de primaire. Or, il me semble que l’écoute de sa propre respiration est une entrée possible dans cette expérience. Quelque chose d’extrêmement épuré, d’infiniment simple se passe ici : écouter ce que l’on entend en permanence, généralement sans y faire attention. Le souffle, comme le bruit des pas, propose une expérience de mise en abîme de soi, car le sujet y est à la fois acteur et objet. Il occupe les deux places quasi simultanément. En effet, comme nous l’avons vu avec Judith Butler, le sujet est toujours l’objet de la culture dans laquelle il agit, mais le mythe de l’individu va à l’encontre de cette logique, car il tend à présenter chacun comme un être autonome, libre de sa destinée. Or, la respiration est un acte dont on ne conteste pas la dimension déterminée (réflexe), alors qu’il est plus facile de contester le déterminisme sociologique d’une réussite scolaire. Ainsi, lorsque les randonneurs parlent de « se retrouver », il s’agit de retrouver un socle élémentaire à partir duquel se construit le sujet. En effet, H19 me disait : « le souffle, respirer, c’est la vie, le premier truc que fait un bébé c’est de prendre sa respiration. Crier et respirer. J’ai d’ailleurs lu que c’était douloureux ». Ce marcheur aimait prendre de grandes « bouffées d’air », à intervalles réguliers. Parfois, il se vidait intégralement les poumons de façon bruyante, ce qui faisait beaucoup rire son amie ; « je ne sais pas, on dirait une baleine quand il fait ça ! ».

On peut donc considérer que dans ces moments où le corps est plus présent, la marche permet de faire une expérience où celui-ci est à la fois naturel et objet de contrôle. Lorsque H19 parle du souffle ou que H15 parle du bruit des pas, ils semblent chercher à décrire une ambivalence du corps. L’automatisme respiratoire peut être modulé ou contrôlé par l’envie de « respirer à fond », et le fait de poser un pied devant l’autre peut, malgré une forte fatigue, devenir un geste qui semble impossible à stopper. À la fois naturel et culturel, le corps offre sa double appartenance à la perception des marcheurs qui l’éprouvent dans le silence.