L’attention au corps amène à une gestion de ses fonctions, de ses aptitudes propres et de ses limites singulières. Ainsi, H19 et F1 avaient mal au genou et mettaient en place une stratégie d’économie de leur douleur. « Je choisis quelle sera la jambe qui me soulèvera pour économiser le genou qui me fait mal » disait F1. Dans les passages difficiles, elle pouvait demander un conseil à F2 pour évaluer quel serait le micro-itinéraire (sur trois pas) le plus économe pour franchir un petit obstacle. De même, H4 disait, au troisième jour de marche, avoir progressé dans l’économie de son énergie. Au début de son périple, il prenait le terrain comme il venait, mais depuis peu « j’anticipe au moins trois ou quatre pas à l’avance », ce qui lui permettait d’être plus efficace et de moins se fatiguer. Une marcheuse disait ne pas hésiter à faire un petit saut ou à piétiner un peu pour changer de pied au moment de « prendre appel » pour gravir un rocher. Avant de faire un effort intense pour se hisser, elle évaluait la force de ses jambes, et si elle sentait qu’elle ne pouvait pas « enchaîner cash sur un autre pas », elle changeait de jambe porteuse. H19, qui aimait faire de la course en demi-fond, économisait sa hanche droite dans les montées : « Des fois je pose le pied gauche sur le rocher, je monte le droit, je pose le gauche, je monte le droit, je pose le gauche, je monte le droit, comme les gamins qui montent des marches d’escalier ! ».
Concernant le souffle, dans les montées, les marcheurs rythment leur progression de respirations plus ou moins profondes. Dans l’effort, certains inspirent ou expirent en plusieurs temps. H19 expirait en trois fois, alors que H13 inspirait en deux. Dans les groupes, une polyphonie respiratoire se met alors en place, chacun battant une mesure qui lui est propre.
La musculature est aussi un objet d’attention important. Les marcheurs regardent leur corps se transformer au fur et à mesure de leur périple. Certains remarquent qu’ils maigrissent et s’affinent. D’autres, comme H16 aiment regarder leurs muscles en action : « Je te jure, disait-il, j’ai gagné au moins 2 cm de tour de cuisse ! Maintenant, je grimpe les rochers comme ça, vou !! Ça grimpe tout seul ! / j’aime voir ma cuisse se contracter tu vois, y’a le muscle bien dessiné là, il se contracte, et hop il te soulève, c’est trop beau ! (rires) ». Avec ses compagnons, ils auscultaient mutuellement ces transformations : « H17, il a aussi perdu du bide, mais tu vois, même nos épaules elles sont plus fortes. Regarde ça [me montrant son mollet contracté], c’est du béton ! Non mais touche, c’est du béton ! ». De façon générale, le thème de l’amélioration des potentialités physiques est très présent, tant en France qu’au Brésil. Les randonneurs font de leur activité physique, de la peine et de l’effort, une épreuve qui les fortifie. Ils se projettent aussi, souvent avec une pointe d’ironie, dans un futur où les résultats de cette fortification seraient spectaculaires : « encore un mois comme ça, disait H3, et on devient des marathoniens ! » ; F12 disait « Si je continue à me muscler comme ça, je vais monter plus vite par les escaliers que par l’ascenseur ! », ou encore, F6 : « On va sortir d’ici avec des corps de modèles (sarado), tout en muscles (malhado) ». L’attention au corps est donc aussi une attention à ses transformations. Les marcheurs sont en permanence dans une évaluation de leurs capacités, et leurs progrès les projettent dans des images de soi où le corps, beau et musclé, est très présent.
Ils font aussi l’expérience de douleurs liées à l’usage du matériel. Certaines de ces douleurs sont dues à un mauvais réglage. Ainsi, les sacs à dos doivent souvent faire l’objet de réajustements, soit parce que les sangles se sont déréglées, soit parce que le sac s’est allégé avec le temps, soit parce que la physionomie des marcheurs s’est modifiée (perte de poids, augmentation de la masse musculaire). D’autres douleurs sont dues, soit à un mauvais usage du matériel, soit à un mauvais choix lors de l’achat. Si nous avons vu avec H1 qu’un équipement mal adapté pouvait amener un marcheur à abandonner son périple, une paire de chaussures trop grandes ou trop petites, des vêtements trop serrés ou mal coupés, un tissu trop rêche ou n’absorbant pas suffisamment la transpiration, ou encore des habits ou un sac de couchage qui ne réchauffent pas convenablement, seront relevés et dévalorisés. Ils seront tenus pour responsables de certains maux dont souffre le marcheur qui doit, malgré tout, « faire avec ». Ces usages problématiques permettent de repérer des points auxquels il faudra être attentif lors d’un prochain achat. L’attention au corps est en lien direct avec une attention au matériel qui l’équipe. On note ainsi, en particulier sur les forums Internet spécialisés dans la marche133, que les randonneurs sont très performants dans l’élaboration d’une connaissance corporelle du matériel de randonnée. Si les forums sont des lieux fréquentés par des personnes qui pratiquent plus intensément la randonnée pédestre que la plupart des marcheurs rencontrés sur le terrain, ils indiquent une potentialité du champ de cette pratique. Cette élaboration d’une connaissance liée à la technicité du matériel est plus intense chez les randonneurs français que chez les randonneurs brésiliens. Cependant, ces derniers restent très attentifs à leur corps, et la question du matériel arrive souvent par le biais d’une discussion au sujet du ressenti corporel.
Ainsi, F1 et F2 considéraient avoir pris conscience de leur corps au cours de cette expérience. F1 disait qu’elle s’était rendu compte de la taille de ses jambes en marchant dans les terrains accidentés. Et F2 avait pu évaluer sa force dans les passages plus difficiles. Elle pensait avoir appris à mieux gérer son effort, mais aussi à mieux calculer ses micro-trajectoires, afin de choisir avec le plus de précision et de pertinence possible l’endroit où elle poserait chacun de ses pas.
Sur le GR20 cette attention me semble plus présente et plus mise en scène que dans la Chapada Diamantina. Ainsi, le soir, de nombreux groupes font ce que F4 nommait une « séance pharmacie ». Durant ce temps, chacun s’occupe de ses blessures (ampoules, éraflures, plaies dues à une chute). Des crèmes décontracturantes, anti-courbatures ou anti-crampes sont passées sur les parties douloureuses ou fragiles du corps. Certains utilisent du Synthol, d’autres de l’arnica, ou encore des antalgiques. Certains groupes ont des trousses médicales extrêmement fournies. Beaucoup de marcheurs font des séances de massage pour se décontracter et faire passer leurs douleurs musculaires. Enfin, vitamines et sels minéraux sont consommés de façon relativement constante, et l’on assiste, le matin, à des distributions collectives de gélules multicolores. F6 avait aussi apporté une petite fiole contenant un remède à base d’herbes sauvages, qui lui permettait de mieux se régénérer durant la nuit.
Les marcheurs sont aussi attentifs à la nature de leurs douleurs. Ils établissent souvent une distinction entre ce qui relève de la musculature et ce qui relève de l’ossature et des articulations. Souvent ils considèrent qu’ils pourraient marcher plus, mais ils jugent que leurs chevilles, leurs genoux et leurs hanches sont suffisamment sollicités pour ne pas marcher plus longtemps. Sur le GR20, de nombreux randonneurs sont ainsi tentés de parcourir deux étapes dans la même journée, mais les douleurs articulaires les rappellent souvent au constat que le poids des sacs est déterminant dans l’économie de la souffrance physique. Dans les deux localités, une distinction est aussi faite entre douleur et fatigue.
Voir par exemple : http://voyageforum.com/voyage/F51/ ou encore : http://www.rando-trekking.com/