Se dépasser

La plupart des randonneurs cherchent dans cette pratique une possibilité de se dépasser, d’aller au bout de leurs capacités physiques et ainsi de faire une expérience des limites de leur puissance corporelle. Les passages « faciles » peuvent être considérés comme ennuyeux, voire pesants : « Quand c’est plat, je sens plus la fatigue, alors que quand il faut crapahuter, j’oublie mon sac, j’oublie la douleur, je reste concentrée. J’aime bien quand il faut pousser, quand on met un coup de bourre » disait F12. De même, sur le GR20, plusieurs marcheurs se considérant « accros au sport » m’ont dit « aimer se faire mal » car ils cherchaient toujours à se rapprocher d’un point de rupture où l’effort deviendrait impossible à supporter. Ce discours est moins intense dans la Chapada Diamantina, mais les marcheurs brésiliens considèrent aussi vivre une expérience physique relevant de l’extraordinaire. Ainsi, dans les deux localités, les marcheurs sont impressionnés par leurs performances. Ils sont souvent surpris d’être parvenus à marcher aussi longtemps et dans des conditions aussi difficiles. Fréquemment ils évoquent l’effet de substances chimiques secrétées par le cerveau (endorphine, dopamine, adrenaline…), qui rend l’exercice plaisant malgré la difficulté.

De même certains marcheurs cherchent à se rassurer et à se tester après avoir vécu un accident ou une maladie. Ainsi, H4 se remettait d’un accident de ski (au Chili) durant lequel il avait perdu connaissance. Avant de venir dans la Chapada Diamantina, il s’était préparé en faisant de la musculation et de la course à pied. Il était donc venu pour affronter la difficulté physique et pour voir s’il pouvait supporter un exercice prolongé (il utilisait le terme « aguentar », qui veut aussi dire endurer et encaisser). Il voulait tester sa limite et voir si elle se situait « dans la moyenne ». Ce test avait une double visée : non seulement physique, mais aussi psychique. En effet, il savait que depuis son accident il appréhendait les chutes, en particulier dans les terrains rocailleux. J’étais surpris car nous arrivions au terme de trois jours de marche et il ne nous avait pas parlé de cette peur. Or, la veille il avait fait une mauvaise chute sur une dalle glissante, et n’avait pas semblé particulièrement choqué. Alors que je supposais qu’il tirait un bilan positif de son rétablissement, il me répondit qu’il ne pensait pas avoir vaincu ses appréhensions, et que la veille, il avait dû faire un énorme effort pour ne pas s’effondrer : « Si je m’étais fait vraiment mal, je n’aurais plus pu avancer », affirma-t-il. De façon analogue, F1 disait qu’elle devait faire un effort permanent dans les descentes pour que la peur ne la paralyse pas. La possibilité d’une chute était constamment présente à son esprit. Elle devait donc faire face à un stress perpétuel.

Sur ce plan il faut noter que les marcheurs ne se comprennent pas forcément, car les limites des uns sont étrangères aux limites des autres. Si, de façon générale, la peur de l’autre est relativement respectée, il peut arriver que des altercations aient lieu à propos de l’acceptation du seuil de tolérance de l’autre. Ainsi, F10 me raconta que dans l’après-midi, une personne avait eu beaucoup de mal à suivre le groupe dans une forte pente. Gagnée par la peur, elle s’était mise à descendre les plus grosses pierres en s’asseyant, ce qui ralentissait tout le groupe. Chacun tenta de la rassurer et de la soutenir, mais cette attention eut l’effet inverse de celui escompté, car derrière les encouragements, elle sentait une envie de faire accélérer sa progression. L’un des membres du groupe eut un mot un peu trop fort. Cherchant à minorer sa peur, il ne fit qu’accentuer sa culpabilité de ne pas être à la hauteur. Ainsi, la limite physique de cette personne avait été atteinte, mais le seuil de tolérance de son interlocuteur l’avait été aussi. S’ils réussirent à ne pas se désolidariser, il faut noter que la tentation de séparer le groupe en deux avait été forte, et que nombre de randonneurs n’hésitent pas à l’effectuer. De même, dans la Chapada Diamantina, G3, qui ne savait pas que H4 venait reprendre confiance en lui en pratiquant la marche, exprimait souvent de l’impatience. Il marchait en tête et dans les passages difficiles ne soutenait pas ses clients tant il était agacé par leur lenteur (qui conditionnait notre arrivée au bivouac et notre accès aux meilleurs emplacements). Si ces scènes ont quelque chose de violent pour la personne en difficulté, elles le sont aussi pour celles qui aimeraient marcher plus vite et qui n’arrivent pas à contrôler cette envie. Car, la lenteur peut générer une forte frustration : « Il a besoin de se défouler, alors c’est pas facile de toujours attendre ! », rapportait F10.

Par ailleurs, certains marcheurs sont aux prises avec la crainte d’une perte de condition physique due au vieillissement. F11, qui approchait de l’âge de la retraite, était contente de ses capacités : « Je n’aime pas foncer, les autres, ils ne prennent pas assez le temps de regarder le paysage. Mais enfin, je les comprends, c’est agréable d’être dans l’effort. / Je suis contente, je suis leur rythme sans difficulté », me dit-elle avec une pointe de fierté.

Ainsi, dans ce rapport à la limite, les individus vivent une expérience d’eux-mêmes qui leur donne accès à un panel d’émotions positives : fierté, sentiment de courage, de force ou de puissance. Dans ces cas, le mythe de l’individu, qui tend à faire de chacun un héros de sa vie, est renforcé. Mais il faut noter que ces dépassements de soi sont des occasions d’apprentissage et de socialisation. Après avoir franchi un passage difficile, certains gagnent de la confiance et abordent la suite du parcours avec un enthousiasme croissant. Sur le GR20, un père, parlant de son fils qui, malgré une forte appréhension, avait réussi à passer « sans problème » le Cercle de la Solitude (particulièrement vertical), disait : « il est fier comme un coq / on a vu le changement./ Maintenant il n’a plus peur, il s’est rendu compte qu’il pouvait le faire ! ».

Souvent, le dépassement de soi va de pair avec un bon usage du matériel. Ainsi, le remplissage du sac, son réglage, mais aussi le choix des habits et des chaussures, comme la confiance que l’on peut mettre en eux, sont fondamentaux. L’attention portée au matériel permet de bien le connaître et de l’utiliser de façon pertinente. Un sac bien équilibré et bien réglé permettra de gravir un passage où il faut se servir de ses mains avec beaucoup moins de difficulté et d’appréhension. Si le sac ne fait pas corps avec le marcheur, les risques de déséquilibre sont plus importants. Un marcheur qui a bien réglé son sac maîtrisera mieux la synthèse corporelle corps-objet, il aura observé les caractéristiques du corps propre et les caractéristiques de l’objet pour construire un savoir-faire qui affine l’articulation corps-objet en fonction d’un désir de fonctionnalité, de performance et de confort. Ainsi, concernant les chaussures, F11 disait avoir mis du temps à accepter qu’elles adhèrent aussi bien aux rochers : « Au début je me mettais sur les fesses, j’avais peur de glisser, maintenant, je marche normalement, ça accroche bien ». Dans cette opération, elle avait réussi à rejoindre, dans la pratique, son envie de marcher dans des terrains escarpés sans trop de difficulté ou d’effort. La maîtrise du matériel lui a permis d’accéder à des gestes qu’elle désirait mais qu’elle ne savait pas encore effectuer. De même, lorsque les marcheurs parlent du fait qu’ils règlent le serrage de leurs lacets en fonction de la pente et du terrain, ils indiquent qu’ils modulent l’usage du matériel de façon à toujours se tenir dans une certaine intensité physique, mais aussi dans un certain confort et dans une certaine image de soi maîtrisant l’action désirée. Se dépasser n’est donc pas toujours un effort brutal. Le dépassement consiste aussi en une dépense qui passe par des techniques du corps et par une culture matérielle. En cela, il s’inscrit dans la durée.

Il faut considérer que l’expérience de la limite n’est pas définie de façon stricte. La limite est une intensité sensori-motrice dans laquelle on se projette et que l’on désire vivre. Le terrain, mais aussi la fatigue, la douleur, la lassitude ou l’excitation sont des facteurs qui font varier la position d’une limite. En ce sens les marcheurs se positionnent toujours entre une activité « trop difficile » et une activité « trop facile ». Ils sont toujours dans l’évaluation d’une dépense, qu’ils opèrent en combinant un désir et une estimation (ou une gestion) de leurs forces. Se dépasser peut donc consister à garder un certain rythme dans des passages faciles, puis à « s’arracher » dans les montées et à « assurer » dans les descentes. D’autres préfèreront avancer vite sur le plat, voire même courir, et avancer plus lentement dans les pentes. D’autres considèreront que le fait de marcher plusieurs jours est, en soi, un dépassement. D’autres encore placeront la limite dans un effort intense et permanent consistant, sur le GR20, à effectuer trois étapes en une seule journée.

Si le dépassement de soi ou la recherche de la limite (et de l’épuisement mesuré) sont particulièrement reconnus et valorisés, et s’il faut reconnaître la variabilité de cette valeur, il faut aussi considérer que cette valeur opère des élections et des exclusions. C’est souvent de leur propre chef, comme nous l’avons vu avec H1, que les marcheurs abandonnent le sentier. Ainsi, F1, fatiguée par une longue journée de marche, déclina la proposition d’aller se baigner dans une cascade située à trois quarts d’heure de notre campement. Il est donc important de considérer qu’il y a une limite inférieure qui dresse une frontière entre les participants au rituel excursif, et ceux qui n’ont « pas le niveau ». « Faire le GR20 » ou faire (fazer) une randonnée dans la Chapada Diamantina, demande un minimum de capacités physiques et un minimum de désir d’effort. Lorsque la dépense maximum que peut fournir un individu n’atteint pas le minimum requis par le rituel, s’opèrent une sélection et une exclusion qui fixent les contours du groupe des élus qui ont réussi l’épreuve. Car, outre l’auto-exclusion, les marcheurs élus peuvent prendre en charge le caractère sélectif du rituel. La frontière entre les derniers élus et les premiers exclus est relativement poreuse, mais elle reste un objet d’attention relativement constant. Ainsi, par moments, F3 s’impatientait des peurs et de la lenteur de F1. Cette dernière a ressenti une certaine violence dans le regard que son amie portait sur sa participation au rituel : « Des fois quant elle me regarde [nous venions de passer un bloc rocheux où F1 avait beaucoup peiné], j’ai l’impression qu’elle me dit : toi ma vieille, t’es vraiment nulle./ Ses yeux me disent « avance ! arrête de nous ralentir, on t’attend tout le temps ! » déjà que j’étais en difficulté… en plus elle m’a stressée ». De même, sur le GR20, une femme, parlant d’une de ses amies, affirmait: « Quand on n'a pas le niveau on ne fait pas le GR20 ! Elle croyait que ça serait facile !/ c’est chiant, on l’attend tout le temps ». L’effort physique que l’on vient rechercher dans la marche est donc ouvert du côté du dépassement, mais une limite inférieure est assignée à la marche à partir d’une définition d’un « niveau » minimum de savoir faire, de désir et de capacité physique. Le dépassement de soi qui serait effectué par une personne désirant atteindre ce minimum est renvoyé à d’autres terrains, plus faciles, moins « techniques ». Le GR20 et les sentiers de la Chapada Diamantina sont donc réservés à des personnes qui ont subi, ailleurs, sur d’autres sentiers ou dans d’autres sports, une initiation relative aux techniques du corps sportif et à la maîtrise de la culture matérielle excursive.

Enfin, si l’on s’intéresse au vocabulaire utilisé pour décrire le dépassement de soi, la connotation violente de la dépense apparaît avec netteté. Les marcheurs français utilisent les expressions suivantes : « se déchirer », « s’éclater », « faire le bourrin », « faire la brute », « tout niquer », « exploser [la montre, le timing, le record] », « être au taquet », « être à bloc », « se défoncer », « s’arracher », « se dépasser », « forcer », « foncer », « se dépenser », « être à fond », « se surpasser »… Quant aux Brésiliens, ils utilisent les expressions : « superar », « ralar », « se quebrar », « detonar », « andei pra caralho », « estar quebrado », « estar exausto », « estar moído », « estar com as pernas doces », « estar lascado ».