Rêveries de quotidien

Lorsque les randonneurs marchent en silence, ils peuvent vivre un dialogue intérieur qui les replonge dans le quotidien. La sociabilité ordinaire, avec ses amitiés et inimitiés, est revisitée en une rêverie qui flâne au gré des associations d’idées. Ainsi, H14 me confia : « Je reviens sur des événements plus anciens, douloureux ou joyeux, des projets à faire, des sujets un peu plus profonds ». Parfois, au cœur du rituel excursif, les marcheurs se font surprendre par un souvenir enfoui : « C’est fou comme il y a des choses profondes qui remontent. Quand on marche, on rentre très profond en soi, on retrouve des souvenirs très anciens » affirmait H5, qui était manifestement pris par une profonde saudade, alors que nous arrivions au campement.

Certains disent trouver des idées pour le travail, le bricolage, ou l’organisation de l’année à venir, durant la marche : « Il m’arrive de trouver des solutions, ou avoir des idées sur des sujets délicats, simplement en marchant... et le plus souvent sans le vouloir et sans y penser à l'avance » disait un homme croisé lors d’une pause. Pour lui, la réflexion s’engageait sans prévenir et il pouvait « rêvasser » sur un sujet pendant « des heures ». Parfois, sans prévenir, une idée arrivait et répondait brutalement à une question irrésolue. « C’est bizarre ces moments, disait-il, parce que tu es dans un état où tu penses à quelque chose, et puis tu regardes le paysage, un oisea, ensuite tu as une autre idée, un souvenir, je sais pas, des fois tu penses à rien du tout, juste au prochain pas, et encore, t’as les yeux qui regardent devant toi, mais t’es dans une sorte de méditation, un truc en apesanteur. Et alors d’un coup t’as une idée de génie ».

Une tension entre s’extraire du quotidien et y penser est en jeu dans la randonnée. Lors des entretiens, de nombreux marcheurs affirment simultanément deux positions. D’un côté, ils disent aimer la marche parce qu’elle leur permet de « tout oublier », d’« oublier les problèmes », de « ne plus penser à rien » et de « faire le vide ». Ils affirment être heureux, car ici il n’y a personne pour « m’embêter », « m’emmerder », « me faire chier », « me encher o saco » ou « me prendre la tête ». Mais d’un autre côté, la même personne pourra dire qu’elle a besoin de « faire le point », de « prendre une décision », de « recharger les batteries avant de faire un choix important », ou de « prendre un peu de distance par rapport à certaines choses ». Le lien entre récréation et recréation est souvent frappant : la randonnée distrait et régénère. La distance prise par rapport au quotidien semble donc permettre de mieux l’appréhender. Par la réflexion à distance, les marcheurs s’assurent une meilleure prise sur la vie ordinaire. Ils font le point sur leur position au sein de leurs relations sociales, sur les enjeux dont ils sont dépendants, sur leurs envies et leurs aspirations. Par cette activité réflexive, il me semble que le quotidien est remis en désir par la rêverie. Ainsi, F11 me disait avoir passé la journée à penser à un collègue qui lui « mettait des bâtons dans les roues » : « J’ai eu une super idée pour qu’il arrête ! Il va voir ! ». Elle jubilait à l’idée de prendre sa revanche, une fois retournée dans la vie ordinaire. De même, F1 et F2 disaient que leur séjour dans la Chapada Diamantina leur permettait de se relâcher pour prendre sereinement des décisions importantes concernant leur futur professionnel.

La solitude, le silence et l’engagement dans l’activité corporelle, semblent donc permettre une rêverie qui arpente le passé des sujets. Au cœur du rituel, entre vide, souvenirs et avenir, se déroule une flânerie réflexive qui revisite le quotidien et l’envisage sous un jour renouvelé. Si d’une certaine manière le quotidien est très présent dans l’esprit des marcheurs, il l’est probablement parce que des temps d’oubli, de dépense et de méditation sans objet peuvent se déployer à loisir. Ainsi, par delà une mort symbolique, comme cela peut être le cas pour les pratiques balnéaires (Corbin : 1988, Urbain : 2002 b), les vacanciers vivent ici un temps perforé par l’abandon dans l’effort physique présent. Pris dans la dépense de la marche, ils vivent une expérience corporelle qui favorise les associations d’idées et la créativité imaginative. En entrant en eux-mêmes, en expérimentant avec minutie leur corps et le matériel dont ils le parent, il semble que les excursionnistes s’ouvrent à nouveau au monde dont ils se sont extraits. Rituel d’oubli, la randonnée permet de jouer avec des idées, des souvenirs, des sensations et des devenirs en désaturant l’exigence ordinaire de ne rien oublier pour être performant. En effet, de nombreux marcheurs disent qu’« il était temps de prendre des vacances », qu’ils « n’en pouvaient plus », qu’ils avaient besoin de « se détendre ».

Un marcheur brésilien pensif près d’une cascade
Un marcheur brésilien pensif près d’une cascade

Sur le GR20, lors d’une pause, une dame me dit rapidement, sans accepter d’en dire d’avantage : « Au boulot j’en avais trop marre, un jour de plus et j’explosais. Y’a un moment on peut plus penser à tout à la fois, ça bug. / Maintenant que j’y suis, je profite./J’ai pas envie de parler, je suis en vacances ». Lors du rituel excursif, la tension quotidienne peut donc s’éclipser, le « nœud dans le ventre » que certains ressentent lorsqu’ils vont au travail peut ici se défaire. Les tensions peuvent se dédramatiser, se dés-intensifier et s’étaler pour ne refaire surface que de manière relativement transparente et délayée par des phases d’oubli. La saturation quotidienne, principalement associée au « stress » du travail et à la pression d’avoir à gérer, selon F11, « des dizaines de choses à la fois » est enfin atténuée, relativisée, mise à distance et simplifiée. « Ici, on a qu’une seule chose à faire : marcher » disait encore F11. Lorsque la culture matérielle et les techniques du corps sont acquises, lorsque « ça marche » sans avoir besoin de dépenser de l’énergie pour ajuster ses gestes au terrain parcouru, l’esprit semble alors se diriger vers des objets qui n’ont pas de liens forts les uns avec les autres : « Je vagabonde dans ma tête » disait un marcheur.

Les randonneurs renouent donc avec une expérience peu valorisée dans le quotidien : la rêverie. S’ils peuvent dire dans un même mouvement qu’ils oublient « tout » et qu’ils font le point, il me semble qu’il faut comprendre qu’oubli et réflexion s’entremêlent de façon imprévisible, il vivent ces temps de souvenance comme des résurgences aléatoires. La réflexion et l’oisiveté, le sérieux et le futile, le physique et l’onirique ne sont plus cloisonnés dans cette expérience où le rêveur travaille le passé et appréhende l’avenir. Si nous avons déjà vu que le rituel excursif conduisait à des expériences primaires et intimes, il faut enfin considérer qu’il laisse libre cours à la rêverie et à l’activité onirique. Sortir physiquement du quotidien permet d’en revisiter certains aspects en rêve, et, ainsi, de le (re)mettre en désir. Il faut alors souligner que cet état affectif, tout comme la nuit et les rêves, recèle une fonction régénératrice.