Pour les randonneurs français et brésiliens, les paysages naturels sont la destination du rituel excursif. Depuis le quotidien, ils sont mis en désir et idéalisés par un imaginaire qui les oppose à l’expérience urbaine ordinaire. Ils sont symboliquement identifiés à la nature, et, selon Anne Cauquelin (2002), « valent pour » elle. Nature et paysage sont imaginairement et caricaturalement134 hétérotopes vis-à-vis de l’urbain. Ils sont conçus et vécus comme une extériorité qui s’inscrit dans la logique de l’aventure, de l’extra-ordinaire, voire de l’« autre monde ». Comme le soulignent Odile Cointet-Pinell et Férial Drosso (1983 ; 49), « la nature aimée par le randonneur apparaît rarement comme lieu d’activité agricole, d’élevage, ou même comme espace protégé par la volonté des institutions (forêts, parcs naturels régionaux ou nationaux…). Elle est « nature », c’est-à-dire extraite de façon mythique du système économique et politico-institutionnel, ce qui participe au sentiment d’évasion. ». Omniprésente dans le quotidien sous forme d’images (publicités, posters, décorations, emballages de marchandises…), la figure du paysage naturel est élaborée comme objet de désir. Elle est alors associée à un plaisir radicalement autre, ce qui permet de la séparer mythiquement de son origine urbaine. Pour la recherche, l’étude de l’affection paysagère permet de saisir à la fois un ordre culturel, à la fois un plaisir individuel, mais à la fois aussi, selon la Philosophie de l’aventure proposée par Simmel (2002), un rapport général à la vie.
L’esthétique paysagère travaille deux pans de l’expérience. Le premier, plutôt subjectif, donne au sujet une sensation de bien-être et de satisfaction. Le second, plutôt culturel et politique, en pliant un héritage social à l’intérieur d’une expérience esthétique, tend à reconduire un ordre social. Le « sentiment de paysage » (Sansot, in Dagognet : 1982) recèlerait donc, d’une part, une fonction régénératrice pour le sujet, et d’autre part, une fonction mythologique qui, en occultant ses propres assises sociales et culturelles, tendrait à reproduire un ordre, à inscrire une tendance culturelle dans la durée. S’il est essentiel que la dimension culturellement construite du rapport au paysage soit occultée pour que les individus soient émus, il me semble que la position sociale des randonneurs dans l’ordre socioéconomique ordinaire est occultée (ou enchantée) avec elle. Or, si au cours de l’expérience esthétique du paysage, la conscience de cette position est évacuée, il faut alors poser la question de la fonction politique – ou de l’intérêt – d’une telle liquidation. Plus précisément, comme nous allons le questionner à la fin de ce chapitre, la valorisation esthétique de la « nature-paysage », ne scotomiserait-elle pas un rapport politique à la « nature-matière première » ?
Ces espaces sont caricaturaux car l’un est défini par un excès de soi (la ville stressante, grouillante, polluée) et l’autre par un excès d’absence de soi (les espaces vides, vierges, atemporels).