Pour Anne Cauquelin (2002), le social peut être conçu comme un tissu qui se plie et se déplie135. Les surfaces pliées sont invisibles, elles sont cachées dans les replis, mais le tissu garde une unité, et il n’est pas nécessaire de l’amidonner pour en faire usage ou pour le percevoir comme un ensemble continu. Le paysage relèverait de cette logique. Car, bien que la reconnaissance d’un paysage naturel semble aller de soi, cette opération, pourtant si évidente, relève d’une construction sociale. Elle a une histoire, une logique et des fonctions qui sont inconnues de l’amateur, car pliées à l’intérieur de son expérience singulière. Pour Cauquelin, l’évidence implique qu’une série de dimensions implicites se cachent dans les plis de l’expérience vécue. Filant la métaphore du tissu, l’auteure avance que l’amateur de paysage qui se déplace sur la toile culturelle ne perçoit pas qu’il franchit de longs enchaînements de propositions, pliées à l’intérieur de la culture, car les deux berges du pli sont mises bord à bord. L’amateur fait ainsi l’économie d’une implication dans les méandres du phénomène qu’il éprouve, il prend un raccourci en franchissant le pli qui se cache sous le raccord entre deux berges. « Toutes les propositions qui parlent du paysage composent un vaste tissu dont les références sont implicites (pliées dedans) » (p. 91). Il revient alors à l’analyste de déplier ces implicites pour comprendre ce qui rend possible la contemplation du paysage. Nous retiendrons trois strates analysées par Cauquelin. L’une est historique et passe par l’invention de la perspective, la seconde est langagière et relève d’une opération rhétorique, la dernière, que je proposerai d’approfondir, concerne la subjectivité et le politique.
Sur un plan historique, si la nature a toujours été contemplée, Cauquelin note que chez les Grecs, la notion de paysage était absente. Comme nous l’avons vu (ci-dessus p. 116), la nature socratique et platonicienne ne pouvait être connue de façon sensible : « sa présentation est alors purement rhétorique, elle est orientée vers la persuasion, sert à convaincre, ou encore, prétexte à des développements, elle est scène pour un drame ou pour l’évocation d’un mythe » (p. 40). La nature antique, dans laquelle Socrate s’ennuie, n’est pas un spectacle visuel, mais une construction discursive. Sa totalité indivisible doit être dite dans et par le logos, pour satisfaire des réflexions morales. Cauquelin fait aussi remarquer que « les Grecs n’avaient pas d’échantillon de bleu. Les quatre couleurs disponibles étaient le blanc, le noir, le jaune, l’ocre et le rouge. La mer était pour eux vert-brun ou lie-de-vin […] » (p. 44). Les couleurs grecques auraient été construites à partir de l’opposition noir/blanc, mais au détriment du bleu. Celui-ci, venu d’Orient, portait le risque de fragmenter le dessin, d’en défaire l’unité qui était aussi l’unité du monde grec. En renonçant au paysage et à l’éclat du bleu, les grecs auraient préservé de l’envahissante sensibilité subjective leur pensée logique et leur vision de la nature comme système d’essences. Car, comme nous l’avons vu, seul l’art de la parole pouvait permettre de saisir le monde ; la vue, étant porteuse d’erreur comme les autres sens, aurait risqué de faire de l’ego et de ses expériences sensibles des conditions de production de la vérité. Une telle conception aurait été impossible dans une configuration sociale et culturelle basée sur l’usage de la raison dans l’agora.
Pour retracer la genèse du paysage, Cauquelin étudie ensuite le jardin romain, qui serait proche de la notion de paysage, car il consiste en un élan vers la nature, en une fuite hors de la ville. Mais il est aussi une figure opposée à la nature furieuse, dangereuse, démesurée. En ce sens il est un « au-dehors dedans » (p. 53). Ni citadin ni sauvage, il consiste en un asile où l’on peut jouir de la liberté et s’exercer à devenir sage. Il est « l’image de ce qu’il y a de meilleur chez l’homme » (p. 54) et son rôle est de distinguer la bonne de la mauvaise nature. S’il contient en germe quelques éléments du paysage, « il reste, en deçà du paysage, un modèle de naturalité » (p. 57). Par lui se sont définis des motifs paysagers (arbre, pré, roche…) qui forment un lexique dont nous somme héritiers, mais il ne valait pas encore pour la nature.
Selon Anne Cauquelin, le passage décisif pour que naisse la notion de paysage se produit à Byzance, lors du débat sur l’icône. C’est en effet le statut de l’image qui va alors être abordé, sa capacité à rendre compte du divin de façon sensible et visible. D’un côté, les chrétiens craignent que l’image ne soit prise pour la chose, ce qui pourrait conduire à l’idolâtrie, qui usurpe l’essence divine. Mais, de l’autre, pour les iconophiles, l’image n’est pas identique à Dieu, elle établit une homonymie, mais n’a pas prétention à égaler ou à se substituer au modèle. Au contraire, cette image créerait une « relation d’hétérogénéité qui ne supprime pas la relation, mais l’assure en disjoignant les termes. Pour qu’il y ait relation en effet il faut la schize, la séparation de ce qui est ensuite réuni – toute l’affaire du symbole tient de cette constatation. » (p. 61). L’icône servirait à la persuasion, elle viserait un effet pratique. Enfin, dans cette genèse, l’auteure note un héritage alchimiste dans notre façon de composer le paysage. Les quatre éléments seraient des motifs qui permettent d’élaborer une grammaire. Le paysage émergerait d’un jeu d’opposition et d’enchaînement entre ces figures historiques.
Mais, pour Cauquelin, c’est au XVe siècle que naît véritablement le paysage, lorsque fut inventée une technique picturale nouvelle : la perspective. Cette technique a permis de poser une équivalence entre l’artifice et la nature. En trompant les sens, elle s’est adressée directement à eux afin de leur parler de la nature réelle. Avec elle, « le paysage n’est pas une métaphore de la nature, une manière de l’évoquer, mais il est réellement la nature » (p. 30). Par l’artifice, la perspective a introduit le sensible dans la connaissance du monde. Le paysage aurait donc tendance à venir se replier sur la nature, à la recouvrir, en s’affirmant comme sa juste apparition. Se crée alors une zone de flou, car l’opération de construction du paysage se déploie en deux directions. D’un côté, la reconnaissance de l’usage d’une technique suppose que le paysage est construit. Il entrerait donc dans le registre de l’artificiel. Mais, en prétendant « valoir pour » la nature, l’artifice est balayé, car il place la nature – censée exister en dehors de l’humain – sur le devant de la scène. D’un côté, donc, le paysage est replié sur la nature, car il la construit, la donne à voir par le biais d’une technique. Mais d’un autre côté, il déplie la nature, lui permet d’envahir la sphère humaine en tant qu’« image-réalité ». En ce sens, le paysage naturalise une perception, il transforme un artifice en réel. « Nature naturante ou paysage symbole », l’amateur mêle un fond phénoménologique, un « degré zéro de l’image », avec une infinité de plis et de replis symboliques qui renferment de la mémoire, de l’enfance, des rêves, des techniques, une élaboration du désir. Dans le cadre de l’expérience excursive, tout concourt donc à faire du paysage un « allant de soi », une vérité. « C’est beau » disent inlassablement les randonneurs, sans jamais être contredits. Que la perception rende compte justement d’une réalité ou que le réel s’adresse justement à la perception, les dimensions culturelle et sociale de l’expérience esthétique sont pliées au profit d’un sentiment plaisant de justesse et d’évidence. « Mais, il est vrai, la plupart du temps, c’est le caractère implicite du paysage qui en appelle au sentiment de sa perfection. La rose est sans pourquoi. Et c’est pourquoi elle est dans la perfection » (p. 110). Comme nous le verrons, les randonneurs ont en effet peu de ressources linguistiques pour parler de (déplier) cette beauté qui les touche et les envahit.
L’affection paysagère plonge donc ses racines dans l’histoire de la peinture. Or, cette histoire se parachève avec la peinture de paysage, qui aurait joué une « fonction publicitaire » (p. 83) dans la mise en désir (touristique) de la nature. Cet art récent aurait opéré une distinction entre, d’une part, la nature savante et la nature enchantée, et, d’autre part, la belle nature. Il aurait fait subir au concept de nature une ultime disjonction en autonomisant sa dimension esthétique et en lui attribuant des usages sociaux spécifiques (art, tourisme, loisir). Les anciennes formes du rapport à la nature ont éclaté pour offrir une liberté nouvelle « à une organisation visuelle, tactile, émotionnelle : la nature devient belle, quelquefois sublime, toujours recommencée en d’autres figures. Et ce sont les peintres, principalement, qui prennent en charge ces figures de la nature, nommées « paysages. » (p. 88).
Les auteurs qui étudient la notion de paysage insistent sur le fait que sa perception relève d’une esthétique de clôture. Ainsi, pour Pierre Sansot (in Dagognet : 1982 ; 69) : « on délimite, on cadre un paysage, c’est-à-dire qu’on le soustrait au tumulte du reste du monde ». Le paysage relève donc d’un acte de perception-élaboration qui élit un fragment de nature et lui donne une cohérence esthétique. Anne Cauquelin (2002) remarque aussi que chaque sujet contemplant (fabriquant par sélection) un paysage accomplit une opération rhétorique136 car il réalise une composition stylistique qui est une source de satisfaction. À la manière d’un locuteur qui prend plaisir à dire un discours en composant avec des formes communes données par le lexique et la grammaire, le spectateur de paysage opère une actualisation et une personnification de formes culturelles esthétiques héritées. Le spectateur est le lieu d’un avènement, il est une scène où se déploie une énonciation et où s’expérimentent des formes esthétiques. Le paysage ne peut donc advenir que dans la mesure où une forme idéale est attendue, désirée, espérée. Il s’élabore dans une esthétique de réception qui accueille des motifs perçus dans des formes préalablement construites (Simmel parle d’anticipation antérieure). En ce sens, « être ému » par un paysage, consiste à faire advenir – et par surprise ! – un événement désiré. Tel un cadeau, il est une surprise attendue. Ressort de cette mécanique une impression de communion avec la nature : quelque chose semble passer par la vue pour relier un objet à un sujet. Et ce dernier s’en trouve totalement affecté, sensoriellement ébranlé.
On peut en effet considérer le paysage comme un « donné tel qu’il est perçu » (Lenclud, in, Voisenat : 1995 ; 5). Car « le paysage n’est ni « en dehors de l’individu qui le regarde ni à « l’extérieur » du même : il est le produit aléatoire d’une structure d’interaction, pouvant ou non s’établir, ou d’un couplage structurel, nécessitant un branchement » (p. 5). En ce sens, le paysage est une médiance (Berque : 2000), c’est à dire une collection d’objets non-humains portés à l’existence par une activité langagière qui transforme une somme d’éléments identifiables en une forme, en un tout. Un paysage est donc le produit d’une fabrique, qui met en forme et rend présents des fragments de nature. Si cette fabrique est effectivement réalisée par le sujet, elle n’en demeure pas moins historique et culturelle. Ainsi, comme nous l’avons vu avec Butler, le désir, en partie imposé de l’extérieur, trouve chez le sujet le lieu d’une satisfaction. Les formes esthétiques culturelles opèrent donc, à travers le sujet observant la nature, une auto-reconnaissance. Le sujet ému face au paysage opère une boucle culturelle : il est atteint par « le produit de sa perception » (Lenclud, in Voisenat : 1995 ; 9). Et cette opération peut être infiniment troublante car elle interpelle des structures internes. Ainsi, face au paysage, certains rient, se sentent joyeux, anxieux, saudosos,137 tristes ou mélancoliques, d’autres pleurent ou ont peur, sont impressionnés, ressentent du vertige ou de la puissance. Dresser un inventaire des émotions ressenties face au paysage n’est pas du ressort de cette étude, on retiendra simplement que le paysage déclenche des saillances affectives, qu’il stimule et fait ressortir – souvent de façon inattendue – des états d’âme qui sont aussi des sensations de soi et des sensations de soi dans le monde. En un sens, ici, le sujet ressent intimement la trame culturelle dans laquelle il est pris, il éprouve une appartenance au monde, une résonance entre son intimité et un flot qui l’embrasse et s’embrase en lui, mais qui embrasse et embrase aussi d’autres que lui. Devant le paysage, dans l’acte de voir, une forme culturelle qui le dépasse devient en lui vivante. Dans cette actualisation de formes culturelles, le sujet éprouve sa propre force de créateur. Il reprend à son compte des forces impersonnelles, les fait siennes et en éprouve une jouissance naïve mais revigorante. Un plaisir intense, comparable à l’amour, le déborde et l’unit au monde138. Et cette expérience, qui dissout le sujet dans une aiguë sensation d’un soi débordant, pose la question d’une religiosité, ou d’un mysticisme, lorsque survient l’événement paysager.
La notion de pli semble être empruntée à Gilles Deleuze, mais Cauquelin ne cite pas le philosophe.
Pour Cauquelin, la rhétorique : « couvre l’ensemble des opérations qui rendent les objets de la perception adéquats à la forme symbolique : le passage de la réalité à l’image, d’une part, et d’autre part, les opérations faites sur le sens des termes. Passage d’un terme à l’autre par association littérale, par addition ou soustraction, par contiguïté ou fragmentation » (p. 105)
Pris de saudade
Pour Simmel (2002 ;80), l’amour réunit deux éléments qui sont aussi constitutifs de l’aventure : « d’une part la force conquérante, de l’autre une grâce qu’on ne peut forcer ».