Grandeur et débordement : un mysticisme laïque ?

En 1931, Roger Bastide, proposa de mener une réflexion sur le « sacré sauvage » en considérant les mécanismes d’une « tendance à l’extase » qui se retrouverait de façon modulée dans la religion, dans la science et la philosophie, ainsi que dans l’expérience artistique :

‘Il me semble que l’on pourrait trouver une esquisse déjà assez poussée de l’expérience mystique dans l’intuition esthétique, dans la contemplation panthéiste de la nature, dans l’extase philosophique.
Kant avait montré le caractère désintéressé de la contemplation esthétique. C’est de là que part Schopenhauer. Il analyse avec beaucoup de force l’état d’âme de ces artistes qui ne réagissent pas devant la beauté, mais qui s’y livrent et s’y abandonnent : « Lorsqu’on ne considère plus le lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l’à quoi bon des choses, mais purement et simplement leur nature…, lorsqu’on s’y engloutit tout entier et que l’on remplit toute sa conscience de la contemplation paisible d’un objet naturel actuellement présent, paysages, arbres, rochers, édifice ou tout autre, du moment qu’on se perd dans cet objet, comme disent avec profondeur les Allemands, c’est-à-dire du moment qu’on oublie son individu, sa volonté et qu’on ne subsiste plus que… comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passe comme si l’objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu’il soit impossible de distinguer le sujet de l’intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être », alors on a bien affaire à un état mystique, si du moins notre définition du mysticisme est exacte. (Bastide : 1997 ; 16).’

Pour Bastide, il est donc possible de parler d’un « mysticisme sans dieux », a-religieux. Relisant Rousseau, Maine de Briand et Amiel, l’anthropologue s’intéresse à l’affectivité en jeu dans la contemplation esthétique de la nature. Il propose d’ouvrir le champ de la religiosité afin de comprendre des transports qui relèveraient d’une « extase laïque », certes moins puissante et plus insatisfaisante que celle des mystiques, mais qui présenteraient certaines de ses caractéristiques. Parmi celles-ci, retenons : « l’impression de n’être pas l’auteur de son émotion exaltante » ; un état de rêverie éveillée qui abolit le temps et l’espace ; une ambivalence entre un sentiment de vide et un sentiment de plénitude ; l’impression d’une régénération, d’une énergisation ; le sentiment d’un cheminement vers une fin de la pensée et de l’affectivité, vers une dissolution (océanique). Ce mysticisme, que Bastide qualifie de « naturaliste », relève de « l’intuition mystique », car il ne peut être confondu avec le mysticisme religieux, plus travaillé, qui s’inscrit dans une tradition et des techniques du corps qui lui donnent une richesse et une puissance encore supérieures.

Mais ce registre de l’expérience humaine (Bastide considère que le tempérament mystique est un fait universel) serait aussi congruent avec un « mysticisme philosophique ». Ainsi, l’extase naturaliste, chez Rousseau par exemple, s’inscrit dans l’attente d’accéder aux « plus hautes connaissances et surtout [aux] plus unitives ». Mais ce sentiment de révélation, atteint par la contemplation et la rêverie, reste ineffable, car sa puissance est éphémère et seule subsiste l’impression d’un événement extraordinaire, qui fera certainement date. Ainsi, pour Bastide :

‘Enfin, nous retrouvons dans notre extase a-religieuse les deux mouvements de l’extase religieuse, celui, négateur, qui nous vide, dissipe notre personnalité, fait évanouir notre moi, en particulier chez Amiel ; celui, constructif, qui nous enrichit, qui nous emplit d’une chose ou d’une personnalité étrangère, qui met à la place du vieux moi un moi nouveau, en particulier chez les artistes qui, dans leur communion avec la Beauté, deviennent la Beauté même. (p. 23).’

Acteur agi, le sujet qui se place face à un paysage et le contemple s’abyme au cœur de l’énigme qui l’emboîte au corps, au monde, à la vie, et à la culture. Ainsi, dans un texte de 1913, Simmel (1988) affirme lui aussi une parenté entre le sentiment de paysage et la religiosité. Pour cet auteur, le paysage est le fruit d’une autonomisation de fragments sélectionnés dans l’effervescence de la nature. Une partie est arrachée au tout et cette partie devient à son tour une totalité qui peut s’ouvrir sur le flux du vivant.

‘Mais pour que naisse le paysage, il faut indéniablement que la pulsation de la vie, dans la perception et le sentiment, se soit arrachée à l’homogénéité de la nature, et que le produit spécial ainsi créé, après transfert dans une couche entièrement nouvelle, s’ouvre encore de soi, pour ainsi dire, à la vie universelle, et accueille l’illimité dans ses limites sans failles. (Simmel : 1988 ; 234).’

Or, pour Simmel, ce rapport entre la partie et le tout, ce mouvement par lequel le paysage est extrait de la nature, est proprement moderne. Il faudrait donc considérer que le paysage est une mise en forme moderne du sentiment de nature, qui est, pour Simmel, un sentiment universel. Le goût post-médiéval pour le paysage serait à appréhender en considérant un mouvement que j’ai décrit à plusieurs reprises en mobilisant Élias, Lefebvre, Lenoble, Foucault ou Appadurai : celui de l’autonomisation de formes sociales au cours de la modernité (division du travail, corps, disciplines, loisir, scapes). L’esprit qui paysage139 un espace de nature crée donc une forme individualisée. Il s’agit d’un paysage, personnalisé par un caractère (ambiance, stimmung 140 ), une heure, un jour et un lieu de naissance. Ainsi, de la même manière que chaque individu éprouve la sensation d’être unique au sein de la foule quotidienne, les randonneurs extirpent du tumulte naturel une forme indivisible qu’ils rendent indépendante, singulière, différenciée. La logique à l’œuvre dans la fabrique même de chaque paysage prend alors une importance toute particulière lorsque l’on se propose d’étudier le rituel excursif comme un rituel urbain, articulé à une mythologie individualiste, plutôt autonomiste et techniciste en France, ou à une mythologie individualiste plutôt cordiale et raciale au Brésil. Ainsi, la fabrique du paysage semble faire écho à la fabrique de soi, et, le temps d’un instant, le sujet se sent créateur de l’un comme de l’autre.

Au cœur de l’événement paysager les randonneurs peuvent donc renouer avec le sentiment océanique. La fabrique du paysage semble recouper la fabrique d’une image de soi pris dans une image du monde. Mais, comme nous allons le voir, si les modalités françaises et brésiliennes de pratiquer la randonnée débouchent toutes deux sur un débordement, sur une « petite extase », cette épreuve ne renvoie pas aux mêmes conceptions de la sociabilité et de l’individualité. Pour clore cette analyse comparative, considérons l’expérience de la marche dans « le beau » ainsi que l’usage de la photographie.

Panneau informatif, mobilisant le désir de fabrique d’une image de soi pris dans une image du monde. Lyon 2005 : avant la construction des Berges du Rhône.
Panneau informatif, mobilisant le désir de fabrique d’une image de soi pris dans une image du monde. Lyon 2005 : avant la construction des Berges du Rhône.

Notes
139.

À la suite de Lenclud, j’utiliserai « paysage » comme une forme verbale.

140.

Terme utilisé par Simmel pour désigner à la fois l’ambiance du paysage, son unité formelle, et l’état d’âme du spectateur.